Loin, très loin de ces camps du Loiret de la région parisienne, de Drancy ou de Beaune la Rolande, là où des juifs français et étrangers ont été regroupés avant la déportation vers les camps de la mort, dans ce Roussillon proche de l’Espagne, il y a le camp de Rivesaltes. Ce camp a été crée en 1938 pour accueillir les républicains espagnols. Ce sont ensuite des cohortes de victimes de l’histoire et de la folie des hommes qui y sont passés. Tziganes et juifs, prisonniers allemands et harkis. Ils ont occupé ces baraquements construits selon les standards de qualité d’avant guerre mais jamais terminés. Ils ont espéré en sortir ou ont cru y trouver refuge.

Comme certains habitants des villages de Pologne qui affirmaient ne pas savoir à quelques dizaines de kilomètres d’Auschwitz, certains roussillonnais n’ont jamais entendu parler de ces camps comme de centres de transits et de regroupement pour des familles juives. Une administration se met en place, la même ou presque que celle qui avait servi pour les réfugiés espagnols. Au-delà des mots et des fonctions, ce sont des hommes face à d’autres qui se retrouvent. Les uns représentent un Etat, ils obéissent aux ordres. Membres d’une administration efficace, compétente aussi, ils gèrent le quotidien mais aussi le destin de plusieurs centaines de personnes.

Mais au-delà des fonctionnaires qui administrent ces camps, il y a tous ces gens, des individus, gardiens et employés subalternes comme ce René qui « fait de la gratte » sur les colis reçus. Parfois il trouve dans ces actes des justifications, dans l’idéologie officielle qui dénonce ces prisonniers comme membres de l’anti-France, parfois aussi dans une xénophobie de bon aloi… Après tout, le Roussillon, ou plutôt la Catalogne nord, elle en a déjà vu passer assez de métèques !

Sont-ils responsables ? Sont-ils coupables ces gardiens et gendarmes, exécutants qui en rajoutaient un peu à la misère subie ? Pour Alain Monnier sans doute, et son propos est dur. Il est celui d’un homme qui reçoit dans ce parcours initiatique la souffrance et qui la reprend à son compte. Certes ce n’est pas de l’histoire, et c’est bien l’esprit de la collection, mais quelque part le vrai devoir de mémoire, celui qui ne s’impose pas dans une cérémonie compassionnelle mais qui se dit, qui se pratique.

Et au fil des pages de ce beau texte où l’on entend souffler le vent de là bas, la tramontane, où l’on voit bouger les feuilles des vignes, Alain Monnier raconte. Il raconte, au milieu des bassesses et des mesquineries des uns, le dévouement et le courage des autres. Celui de ces organisations de secours aux réfugiés, présentes là aussi, à Rivesaltes comme ailleurs.

Promenade vers l’îlot K, celui où les juifs, promis à Drancy et au-delà à Auschwitz ont été regroupés en 1942. Ici aussi les décisions de Laval, les ordres terribles, la méticuleuse précision sur « les enfants aussi », se sont appliqués.

L’auteur revient, et erre parmi ces baraques dégradées, pillées parfois pour leurs matériaux de construction, désormais livrées aux « tageurs ». Ces gestes anodins, que d’aucuns considèrent comme une forme d’expression, ne constituent-t-ils pas une atteinte aux souvenirs des disparus ? Les trois stèles, celle des espagnols, des juifs et des harkis, apparaissent alors comme indispensables. Fondamentales même pour rappeler aux hommes le devoir de se battre et de se révolter contre l’ignoble. Il y a la vie et elle est précieuse. Il y a le dépassement de soi, et le risque de sa vie. Heureux les hommes qui ont choisi la lumière même si elle passait par les ténèbres. De ces gestes quotidiens, de ces pas fatigués, de ces haillons remplaçant les chaussures, les fantômes s’avancent le long de la voie ferrée. André Monnier les donne à voir et à entendre. La musique de ces mots qui parlent aux méridionaux bercés par les épopées, trouve son écho dans le cœur des hommes d’aujourd’hui.

Au-delà du professeur d’histoire, il y a ce désir de montrer avec ce livre. Conduire les jeunes générations sur ces lieux de mémoire et leur faire entendre ces mots puissants, leur faire sentir cette colère sourde qui monte peu à peu au fil des pages.
Et puis, pour ceux qui sont loin de Rivesaltes et de ses vignes à muscat, leur faire savoir que le Midi est aussi une terre cruelle, où le vent souffle et où des hommes ont souffert.

© Clionautes. Bruno Modica