L’ouvrage de Maya Goubina, Russes et Français (1812-1818). Une histoire des perceptions mutuelles, version abrégée et remaniée de sa thèse de doctorat soutenue en 2007, participe de la riche historiographie des relations franco-russes, particulièrement féconde depuis le début des années 2000. Docteure en histoire moderne et contemporaine, Maya Goubina a mené des recherches en France (ENS de Lyon, Paris IV, Paris I) et en Russie (Université d’Etat Lomonossov, Académie des Sciences). Elle a régulièrement participé à des rencontres scientifiques, tant en France qu’en en Russie.
Alexandre Orlov l’ancien ambassadeur de Russie en France, écrivait dans la préface d’un livre de 2011 regroupant les actes d’un colloque sur la présence française en Russie : « on oublie parfois que les histoires des nations ne sont en fait qu’une somme des histoires des gens. Les pierres qui font le bâtiment de notre patrimoine commun sont faites des destins de plusieurs générations de nos compatriotes »Annie Charon, Bruno Delmas, Armelle Le Goff (dir.), La France et les Français en Russie. Nouvelles sources et approches (1815-1917), Paris : Ecole nationale des chartes, 2011, p. 7. C’est à travers un ouvrage comme celui de Maya Goubina que l’on peut retrouver la trace de ces destins. Car une grande partie des matériaux utilisés comme base de travail sont des égo-documents (correspondances, journaux, carnets de routes), sources par excellence de tout travail sur la perception réciproque. Son bilinguisme, lui permettant d’avoir accès tant à des sources tant françaises que russes, apporte par ailleurs à l’ouvrage une qualité certaine.Le début du XIXe siècle est, comme l’indique l’auteure dans son introduction, « une époque particulièrement intéressante pour une recherche sur les perceptions réciproques des nations (…) en redessinant sans cesse les frontières des Etats, la politique européenne tourmentée actualise la réflexion identitaire des peuples. L’activité colossale de Napoléon Bonaparte sur la scène internationale met en mouvement des grandes masses de populations européennes et favorise leur mise en relation »Maya Goubina, op. cit., p. 11.. Les bornes chronologiques (1812-1818) de son étude se justifient, dans le cadre des relations franco-russes, par le fait que cette perception de l’Autre subit deux épreuves : celle des contacts intenses, peut-être comme jamais, entre les deux nations, et celle de la propagande acharnée menée au sein des deux pays.Son analyse est organisée de manière chronologique, selon quatre chapitres. Elle suit les différentes étapes des tumultueuses relations franco-russes de ces six années, alternant les points de vue : d’abord la campagne de Russie vécue par les Français, ensuite la même campagne du point de vue russe. C’est après au tour des Russes en France selon les « vainqueurs » et enfin cette occupation russe vue par les Français.
Ce découpage a l’avantage de mettre en avant des évolutions qui s’opèrent dans les perceptions que chacun a, de l’Autre, mais aussi de soi, nous y reviendrons.

1812 : une campagne « pas comme les autres »

A côté des égo-documents, l’auteure utilise de nombreuses autres sources : correspondance administrative, rapports de surveillance de la police, documents de propagande, travaux analytiques des publicistes français, iconographie, pièces de circonstances, chansons ou encore poésies. Une des sources précieuses est le fameux Bulletin de la Grande Armée, créé par Napoléon Ier, véritable outil de propagande et puissant moyen de communication. Il est fondamental car il est représentatif de l’imaginaire français de l’époque : diffusé à un large public et pas seulement à l’élite instruite.
S’agissant des écrits de soldats, de juin à décembre 1812, au contact de la réalité russe, les récits se construisent. Car une des dimensions importantes dans le travail de Maya Goubina est de reconsidérer les écrits des soldats de la Grande Armée, longtemps négligés en tant que sources sur la perception française de la Russie au début du XIXème siècle.
Ainsi, c’est dans la confrontation des deux types de corpus, sources « officiels » et sources personnels », que l’analyse de l’auteure se développe.
Avant la campagne de 1812, l’image de la Russie donnée par le Bulletin de la Grande Armée est marquée par des stéréotypes classiques utilisées selon les circonstances. Ainsi, « l’éloignement de la Russie et sa position géographique sont tantôt exagérés quand les rédacteurs sont animés d’une mauvaise intention, tantôt considérés plutôt positivement quand les rédacteurs veulent l’interpréter comme une circonstance qui diminue la concurrence »Ibid., p. 20.. L’image du tsar Alexandre Ier est par ailleurs très ménagée, même dans les moments de tension. Régulièrement pendant la campagne, des renseignements approfondis en matière de géographie et d’urbanisme sont donnés : le peu de connaissances des Français demandait à être comblé.
C’est tout l’état d’esprit des conquérants qui est présentée. La confrontation des corpus « officiels » et « personnels » donnent à voir des évolutions différentes. Bien que de nombreux parallèles textuels entre les textes des deux corpus apparaissent, « les divergences s’accroissent progressivement et deviennent surtout visibles dans les textes datant du séjour à Moscou. C’est à partir de ce moment que les scribes de la propagande se trouvent notoirement obligés d’habiller, de draper de plus en plus la réalité »Ibid., p. 52., ce séjour moscovite marquant une étape décisive du point de vue de l’évolution de l’état d’esprit français. Cette réalité, c’est dans les récits de soldats qu’il faut la chercher : conditions météorologiques défavorables, difficultés d’approvisionnement, etc.
Ces Français découvrent aussi et surtout la Russie et les Russes : la géographie, le climat, la population, l’armée (quand elle ne se dérobe pas). Le séjour moscovite et l’incendie de la ville marque un tournant : l’importance du sacrifice russe conforta les Français dans l’idée d’une différence viscérale entre leur mentalité et celle de l’adversaire. C’est au fond ce décalage que fait ressortir l’étude de ces nombreuses sources.
En somme, en 1812, ce sont de nombreux Français qui ont visité la Russie. La tactique russe a contribué à les transformer en voyageurs, allant toujours plus loin dans les terres russes. Les conditions et la durée du séjour les amène, selon l’auteure, à faire une véritable « découverte culturelle », ce qui a joué un rôle capital dans leur perception de l’Autre.
Les analyses du Bulletin de la Grande Armée, amène quant à eux à réfléchir sur la propagande impériale : malgré les objectifs évidents de ses auteurs ainsi que l’utilisation d’anciens stéréotypes, ces derniers ont participé à l’enrichissement de l’image de la Russie.

Les Russes face à Napoléon Ier et à la Grande Armée

Dans ce deuxième chapitre, le point de vue se retourne et c’est du côté russe que l’on se place désormais. C’est là tout l’intérêt d’avoir affaire à des sources russes, qui seraient inaccessibles, ou au moins difficilement exploitables pour un chercheur français.
Maya Goubina accorde ici une place importante à la réflexion sur, citant Claude Lévi-Strauss, « la question de l’Autre (…) comme constitutive de l’identité »Ibid., p. 59.. Quand un danger extrême se profile, la définition de l’Autre se précise, « menaçant l’existence du Nous »Ibid., p. 59.. Ainsi, dans la Russie de juin 1812, la guerre contre l’adversaire provoque la recherche d’un Autre intérieur (traîtres, compatissants, etc.). Comme le montre les passionnantes pages de ce chapitre, les textes russes de 1812 nous indiquent que la réflexion sur l’identité de l’Autre intérieur occupe davantage les esprits que celle sur l’adversaire politique ou militaire ou l’Autre extérieur. Et c’est tout le système des représentations et de l’identité qui est remis en question. L’auteure développe l’affaire Speranski, les réactions de l’aristocratie russe ou encore la vieille rivalité Moscou entre Saint-Pétersbourg pour formuler ces nouvelles interrogations qui naissent.
La retraite offre par ailleurs aux soldats russes l’occasion de faire une (re)découverte culturelle de leur pays. Tout comme leurs homologues français, les militaires russes se retrouvent être des « voyageurs malgré eux »Ibid., p. 65. qui consignent par écrit leurs aventures, se plaignant parfois des même choses que leurs ennemis, décrivant les contrées qu’ils traversent.
Il est également intéressant de noter que malgré toutes ces interrogations et cette guerre contre la France, l’aristocratie russe ne se défait pas de sa francophonie.
Le travail de Maya Goubina apporte ici une « illustration supplémentaire au postulat connu de l’impact que la Guerre patriotique de 1812 a eu sur l’émergence d’un sentiment national »Ibid., p. 72-73..
L’Autre extérieur, l’agresseur français, est bien évidemment présent dans ces réflexions. Mais il n’est pas facile de le trouver : de manière surprenante, dans l’écrasante majorité des cas, le terme général et dépersonnalisé d’« ennemi » est utilisé, traduisant probablement la négligence et le désir de dévaloriser l’Autre.
La prise de Moscou puis son incendie (attribué à l’époque, par la propagande russe, aux Français) marque un moment clé de l’évolution de l’attitude russe envers les Français. L’agression français avait semé le doute, l’incendie de la ville fait pencher la balance : le « peuple des Lumières » se distingue par des « barbaries commises ». La retraite des « Gaulois » devient alors l’objet de moqueries. Tout comme pour les Français, l’occupation de Moscou joue le rôle de point culminant dans l’évolution de la perception russe de l’ennemi.

A la poursuite des agresseurs : les Russes en France

Suivant le cours des évènements, le troisième chapitre de l’ouvrage nous emmène dans les pas des Russes lorsque, poursuivant les hostilités, les troupes alliées se retrouvent en France.
Maya Goubina insiste sur le rôle du tsar Alexandre Ier, qui, soucieux de l’image de la Russie, proclame à de nombreuses reprises la nécessité de s’en tenir à une attitude de « défenseurs du bien de tous » plutôt qu’en conquérants. Une modération relative si l’on tient compte des témoins français faisant état de nombreux abus.
Au fond, ce qui marque l’analyse du séjour des Russes en France, c’est l’étape supplémentaire dans l’évolution de l’auto-perception des Russes. Pour la première fois de l’histoire, en 1813-1815, ils traversent à double reprise la France jusqu’à Paris. Des éléments de la société russe dans son ensemble ont cette occasion de « visiter » la France tout en suivant les traditions littéraires de mise par écrit de leurs voyages. C’est une vision plus réaliste de la France qui s’en dégage. Une France considérée tantôt comme un modèle à imiter, tantôt comme un contre-modèle à combattre, même si les francophobes doivent finalement admettre les progrès acquis de la société française. Tout cela amène à une des idées centrales de l’ouvrage : au contact de la France et des Français, la période 1812-1818 fut essentielle pour les Russes dans le renforcement du courant libéral qui progressivement s’était développé et qui trouva une première expression moins de dix années plus tard avec les Décembristes. L’analyse des écrits des militaires russes pendant leur séjour français permet justement d’entrevoir quelques aspects de l’évolution de cette pensée sociopolitique russe.

Les Français « accueillent » les Russes

Le quatrième et dernier chapitre s’attarde sur le « revers de la fortune », à savoir l’occupation russe à travers la perception française. On y apprend sur la cohabitation entre vaincus et vainqueurs. Toujours très documentée et sourcée, l’analyse alterne entre éléments concrets (piété des Russes qui attire l’attention des Français, exotisme des costumes, etc.) et perspectives plus globalisantes sur ces trois années d’occupation. La perception française des Russes en 1814 est inévitablement fondée sur le stéréotype le plus ancré faisant des Russes les « barbares septentrionaux ». Avec les circonstances de la guerre et de l’occupation militaire, cette image ne manqua pas de preuves. Mais, là encore, la rencontre personnelle avec les représentants de « l’Empire du Nord » permet d’enrichir cette image. Cela n’empêche donc pas, quand l’attitude ou le comportement des Russes correspondent au goût des Français, de mettre en doute cette « barbarie ». Cette pensée globale s’inscrit dans un modèle de la perception des nations « arriérées » (Russie) par les nations « civilisées « (France) : les Français admettaient très difficilement leur soumission à la merci des puissances européennes. Politiquement, ils n’étaient vaincus que temporairement. Culturellement, ils se percevaient comme toujours vainqueurs.
Dans la dernière partie du chapitre, Maya Goubina dresse un portrait analytique de ce qui paraît sur la Russie, en France, durant la période. Et l’éventail des opinions est large, dépassant le simple clivage « pro-russes » royalistes et libéraux hostiles. On s’interroge sur les conséquences réelles et potentielles de la puissance russe et de sa très tangible présence dans l’Europe poste-napoléonienne. La persistance des stéréotypes négatifs ne rend pas cet exercice difficile : si la Russie est puissante, on insiste sur l’état arriéré de son développement sociale, économique et politique. On réfléchit par ailleurs sur les intérêts que la France pourrait tirer de ces nouvelles relations pacifiées.

Les relations franco-russes ont bel et bien une histoire très riche. Comme le rappelait l’ancien ambassadeur Alexandre Orlov, « parfois tourmentée, mais toujours extrêmement féconde ». Ces mots pourraient s’appliquer tant à 1818 qu’à 2018. Nos perceptions des Russes ont été forgées au fil des siècles et la période 1812-1818 fut un moment essentiel. Ce livre de Maya Goubina est donc un bel outil pour mieux nous comprendre. Et la force de cette ouvrage, c’est de poser les bases d’une réflexion tout à fait actuelle. « Chaque peuple se regarde également dans le regard de l’autre (…) chacun joue pour l’autre le rôle d’un miroir »Ibid., p. 156.. C’est, en somme, une invitation tout à fait bienvenue à la réflexion sur l’identité et l’altérité.