Choiseul Editions.
Dépôt légal : Décembre 2010. ISBN 978-2-36159-008-6 – 176 pages – 17 euros.

Les éditions Choiseul, de naissance plutôt récente (2002), sont connues pour leurs parutions de qualité, ciblées sur les questions internationales, économiques, géopolitiques. Elles publient plusieurs revues périodiques de haut niveau, parmi lesquelles on peut citer Monde chinois (dont le domaine d’étude s’étend en fait à l’Asie orientale), Géoéconomie (consacrée aux stratégies économiques, à la mondialisation, et dont les derniers numéros – tels celui sur la francophonie ou le football – ne manqueraient pas d’intéresser nos collègues qui préparent les nouveaux programmes), les fameux Problèmes d’Amérique latine, chers à tous ceux qui enseignent le Brésil (voir le n°78 sur le Brésil au sortir des années Lula), bien d’autres encore. Depuis 2006, les éditions Choiseul se sont également lancées dans la publication d’ouvrages géopolitiques, économiques, stratégiques, souvent originaux, toujours intéressants dans l’importance de leurs sujets, tels La Russie menace-t-elle l’Occident ? ou Chine, la grande séduction. C’est dans cette série que s’insère l’ouvrage de Jean-Bernard Pinatel : Russie, alliance vitale.

Jean-Bernard Pinatel fait partie de ces militaires surdiplômés : général de brigade, docteur en études politiques, diplômé en physique nucléaire, École Supérieure de Guerre et IHEDN, dirigeant d’entreprise, spécialiste des questions stratégiques et d’intelligence économique… Brisons là ! On pourrait continuer.

C’est avec un appétit tout particulier que nous avons abordé cet ouvrage au titre sans équivoque : Russie, alliance vitale . Tout particulier, car il s’agit là d’une de nos idées fétiches : l’alliance russe au XXIe siècle est vitale pour l’Europe – et réciproquement. Pour éviter une marginalisation complète de l’Europe – disons donc de l’Union européenne – en même temps qu’une marginalisation plus complète encore de la Russie, il parait sinon évident (justement pas !), du moins intéressant d’initier un rapprochement stratégique, fondé sur des complémentarités qui sont, elles, manifestes. Alors, qu’est-ce qu’un esprit brillant peut bien avoir à nous dire à ce propos ?

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Structuré en huit chapitres, l’ouvrage se propose de décrypter les grandes inflexions dans le système international sans a priori idéologique. À travers cette ambition sans doute un peu exagérée (mais n’entamons pas un débat philosophique sur les a priori et leur inévitabilité), l’auteur s’éloigne de la pensée dominante actuelle, qu’il estime « d’inspiration essentiellement américaine » (là encore, tout dépend des cercles que l’on fréquente, mais c’est certainement assez vrai dans les milieux de pouvoir européens en général, français en particulier).

L’idée de départ du livre est que le système international est (ou sera bientôt) dominé par les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine, lesquelles « interagissent dans une relation d’adversaire-partenaire : adversaires quand il s’agit d’enjeux ou d’intérêts vitaux à protéger, partenaires (…) pour empêcher de nouveaux acteurs d’acquérir une autonomie qui pourrait remettre en cause leur sphère d’influence et le partage du monde qu’ils préconisent (…) ». Bon, disons les choses plus rapidement : le condominium sino-américain en formation !

L’auteur soutient que les intérêts permanents de l’Europe et de la Russie sont sinon identiques, du moins parallèles, et que l’insécurité présente à nos périphéries (Moyen-Orient, Caspienne, notamment, autrement dit le célèbre « arc des crises ») sert essentiellement les intérêts du complexe militaro-industriel américain, qui cherche à contrecarrer l’émergence, de l’Atlantique à l’Oural (enfin, plus exactement, de l’Atlantique au Pacifique), d’une alliance stratégique capable de constituer un troisième acteur majeur du système international.

Le premier chapitre analyse la montée en puissance de l’impérialisme chinois. Est-il besoin de rappeler que la Chine, si elle n’a pas cessé d’être « l’usine du monde », n’est plus cet immense terrain de jeu pour multinationales en mal de réduction des coûts ? Pourtant, les attributs de la puissance sont encore loin derrière ceux des États-Unis, notamment sur le plan militaire, l’auteur n’hésitant pas à qualifier la Chine de « nain militaire ». Il n’en demeure pas moins que devenir la superpuissance rivale de l’Amérique est bien l’objectif des dirigeants chinois. Son rythme de croissance économique, qui lui permet d’envisager la première place mondiale d’ici 15 à 20 ans lui donne les meilleurs atouts en ce sens. D’autant que l’impérialisme chinois s’exerce déjà, à l’échelle régionale. La coopération avec l’Inde et la Russie permet de neutraliser les seules puissances régionales capables de lui contester la suprématie en Asie. La Chine est bien une puissance stratégique montante, que confirment sa politique d’achats de matières premières et ses investissements à travers le monde. Partout, la Chine s’infiltre, fait progresser ses intérêts, au détriment des positions acquises, notamment par les Européens et même, plus récemment, par les Américains, entre autres dans leur « pré carré » d’Amérique latine.

Les relations économiques sino-américaines sont marquées d’une profonde interdépendance. Les États-Unis absorbent une part importante des exportations chinoises, lesquels en retour achètent de la dette américaine, la Banque centrale chinoise détenant la bagatelle de 700 Mds $ de bons du Trésor émis par Washington… Ce qui est moins connu est la politique de lobbying mise en place par la Chine au sein même du pouvoir américain, destinée à s’assurer le maintien de l’ouverture du marché intérieur, mais aussi à appuyer les sanctions envers les régimes dictatoriaux au nom des droits de l’Homme, tel le régime birman, ce qui fait la fortune des ambitions chinoises dans ce pays !

L’auteur développe ensuite, dans un troisième chapitre, la stratégie américaine « d’adversaire-partenaire », qui est nécessaire aux États-Unis pour dominer le système international, ceux-ci préférant largement s’appuyer sur un système bipolaire plutôt que de jouer seuls le rôle de gendarme du monde. Ces propos de Jean-Bernard Pinatel trouvent évidemment un écho très large dans la théorie du condominium américano-soviétique qui fit les beaux jours de la Guerre froide. Dans le cas qui nous occupe ici, malgré l’évidente et écrasante supériorité militaire américaine, l’essentiel est que chacun s’abstienne de nuire aux intérêts vitaux de l’adversaire-partenaire. Ce qui éclaire, soit dit en passant, la tendance récurrente des autorités chinoises à classer comme « intérêts vitaux » un certain nombre de revendications territoriales, notamment en mer de Chine méridionale…

La politique américaine vis-à-vis de la Russie s’éclaire alors d’un jour nouveau. Marquée au coin de l’intransigeance, elle permet d’enfoncer un coin entre l’Europe et la Russie – c’est-à-dire d’éviter la formation d’un 3e acteur de niveau mondial – et donc d’éviter la formation d’un Heartland, cœur continental, dont l’unité stratégique mettrait à mal la puissance du Rimland, la ceinture maritime, cela conformément aux théories géostratégiques de Mackinder revisitées par Spykman. Ajoutons que cette vision sert manifestement les intérêts du complexe militaro-industriel américain, dont les lobbies sont chez eux à Washington.

La politique américaine comporte donc des pièges fondamentaux pour l’Europe. Il en est ainsi de la candidature turque à l’entrée dans l’Union européenne, soutenue par les États-Unis – un soutien relayé par les conservateurs britanniques, d’ailleurs : tout change, mais rien ne change ! Non seulement, la Turquie est un allié historique des États-Unis, mais c’est surtout un adversaire historique de la Russie, dont l’auteur rappelle qu’ils se sont fait douze fois la guerre en quatre siècles ! Sans même parler des atouts que la Turquie offre à la diplomatie américaine au Moyen-Orient, notamment dans le soutien à Israël. De même, la surestimation de la menace nucléaire iranienne sert les intérêts militaro-industriels américains et permet de freiner la prolifération nucléaire en direction d’autres États.

Dès lors, l’auteur milite pour un partenariat stratégique entre l’Europe et la Russie, dont il démontre la convergence des intérêts géopolitiques, diplomatiques, économiques et surtout sécuritaires, notamment face à l’islamisme. Moscou est-il alors, comme l’énonçait déjà l’amiral Castex en 1955, le « rempart de l’Occident » ? Les complémentarités sautent aux yeux, qu’il s’agisse des matières premières russes dont a besoin l’Europe, de la technologie européenne dont a besoin la Russie, de la menace chinoise, territoriale dans l’Extrême-Orient russe, économique en Europe. Une alliance stratégique de long terme entre Europe et Russie serait la seule chance d’un monde réellement multipolaire, le seul acteur capable de concurrencer efficacement le condominium sino-américain naissant, notamment en constituant pour les autres centres régionaux un pôle autrement plus attractif. Cette « Grande Alliance » (l’expression est de votre serviteur) est-elle possible ? Encore y faut-il une prise de conscience, que le livre de Jean-Bernard Pinatel s’efforce de favoriser.

Europe et Russie ont toutes deux intérêt à ramener la paix au Moyen-Orient, chacun ayant des cartes à jouer que l’autre ne possède pas, telle la Russie, qui a une autre influence que celle de l’Europe sur la Syrie, l’Iran ou même Israël. L’auteur conclut sur la nécessité d’une implication accrue de l’Europe et de la Russie dans les dossiers irakien et afghan, qui sont notamment des régions d’influence historique de la Russie, voire de la France. Il suggère même une relève des Américains par une force russo-européenne en Afghanistan… une piste solidement étayée, mais qui peine à convaincre tant l’intérêt géostratégique et économique de l’Afghanistan semble hypnotiser les firmes et gouvernements américain et chinois.

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Au volet des critiques, on n’arrive pas à se défaire de quelques doutes, qui ont le mérite de rappeler à quel point ce livre suscite la réflexion.

Ainsi, la politique américaine envers la Russie n’est pas toujours marquée par l’intransigeance dénoncée par l’auteur. On se souvient, par exemple, du reset inauguré par Hillary Clinton avec la Russie, ou l’abandon par le Président Obama du bouclier antimissile en Europe. Les accords de désarmement se sont poursuivis récemment, avec la renégociation des accords START en 2010, que l’auteur cite plus loin sans l’interpréter complètement.

De même, le soutien turc à Israël parait s’effriter récemment et cela bat en brèche l’utilité de la Turquie dans le cadre de la stratégie américaine au Moyen-Orient : l’auteur mentionne tout cela, mais sa conclusion semble un peu rapidement optimiste.

De même encore, les raisons avancées par Jean-Bernard Pinatel pour relativiser la menace nucléaire iranienne n’emportent pas une franche adhésion : c’est bien raisonné, mais que se passe-t-il si le raisonnement s’avère inexact ? C’est prendre un bien grand risque avec des armes de destruction massive.

Au chapitre des anecdotes, révélons quelques erreurs de détail plutôt amusantes : les black doors informatiques (les back doors, en fait) ou les années Clinton qui commencent curieusement en 2004 sur un graphique dont on doute alors de l’exactitude.

Mais au total, l’ouvrage de Jean-Bernard Pinatel a l’immense mérite de nager à contre-courant et de proposer des idées originales, qu’on ne peut rejeter sans examen. A l’heure où la diplomatie européenne en général et française en particulier semble errer sans véritable but dans un monde dont les ressorts nous échappent, l’alliance vitale avec la Russie ouvre des champs d’action quasi vierges, aux possibilités immenses.

Il est dommage que l’auteur n’ait pas davantage développé les conditions, les étapes, les bénéfices attendus de cette alliance vitale entre l’Europe – dont on assumera qu’il s’agit de l’UE – et la Russie. Mais cet ouvrage reste aux dimensions d’un essai. On ne peut donc lui en former reproche.

La lecture et la méditation de Russie, alliance vitale est donc à recommander sans réserve. Chacun pourra confronter ses idées et être d’accord, ou pas. Mais personne ne peut faire l’économie de cette vision géostratégique étrangère aux sentiers battus.

Christophe CLAVEL

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