Bruno Modica est chargé de cours à l’IEP de Lille dans le cadre de la Prépa-ENA et chargé de formation à l’institut de Lille du CNED.
Les éditions Technip avec lesquelles le service de presse des Clionautes grâce aux contacts entretenus par Cyril Froidure, en charge avec Catherine Didier-Fevre de la section géographie du service de presse des clionautes a noué des liens particulièrement chaleureux et qui viennent de publier un remarquable atlas géopolitique des espaces maritimes, http://www.clionautes.org/?p=1851ont repris la charge éditoriale de la Revue Géopolitique publiée depuis de nombreuses années par l’institut international présidé par Marie-France Garaud.
Cette maison d’éditions vient combler depuis longtemps un vide dans ce domaine à savoir fournir à des auteurs, qui ne sont pas forcément issus du sérail universitaire l’occasion de publier des travaux d’analyse géopolitique directement opérationnels pour servir la décision. En effet, les auteurs publiés par cette maison d’édition sont des diplomates, des hauts fonctionnaires agissant dans des institutions internationales, des ingénieurs, souvent issus du monde de l’énergie. Cette maison d’édition, fondée en 1956, date de naissance de l’auteur de ces lignes, a été créée par l’Institut français du pétrole.

Ce numéro 101 de la revue est largement consacré à la Russie. Il complète le numéro de Questions internationales, (Éditions de la Documentation française) http://www.clionautes.org/?p=1615
publié dernièrement, et objet dans ces colonnes de deux comptes-rendus de lecture
http://www.clionautes.org/?p=1633, traduisant des appréhensions différentes mais complémentaires de la question.

Avant de traiter de la Russie, objet principal de ce numéro de la revue géopolitique, notons aussi la présence d’un article du Général Pierre-Marie Gallois, le père de la doctrine française de la dissuasion, traitant de la Méditerranée et de l’atome en référence aux propositions du Président de la République visant à transformer le partenariat Euroméditerranéen esquissé à Barcelone en une entité aux projets plus ambitieux, quoique pas forcément bien définis. Dans ce partenariat, sans doute pour apporter une solution de règlement à la crise du nucléaire iranien, il est envisagé une coopération avec les pays du Sud méditerranéen en matière de nucléaire civil. dans cet article, le Général Pierre-Marie Gallois, que j’ai eu l’honneur d’interviewer avec le Premier ministre Pierre Messmer lors du colloque de la Sorbonne sur les vecteurs de la dissuasion en 1992 , revient sur les termes de cette coopération et se livre à un plaidoyer en faveur du développement d’une filière nucléaire maîtrisée dans laquelle la France, malgré les réticences allemandes et espagnoles serait largement avantagée.

Pour la partie consacrée à la Russie, 13 articles tous passionnants apportent un éclairage original à cette question fondamentale. Quelle place pour la Russie, héritière de l’URSS, en Europe et dans le monde ?

Georges Sokoloff, conseiller au CEPII, revient ici sur l’histoire de la Russie au moment de la formation des États modernes. De la fin du XVIe siècle, au début du XVIIIe la Russie a failli disparaître, en raison des querelles successorales, ( le Temps des Troubles dont l’opéral Boris Godounov traite indirectement), et sous la pression d’États voisins, comme la Pologne, qui se constituaient alors. C’est Pierre le Grand, développant un modèle de développement militaro industriel qui met un terme à cette menace.
Au début du XXe siècle, l’historien Vassili Klioutchevski s’interroge toujours. La Russie est elle destinée à devenir la lumière de l’Orient ou à ne rester que l’ombre de l’Occident ?
Actuellement la Russie semble avoir, depuis Boris Eltsine et Primakov comme ministre des affaires étrangères, découvert la realpolitik. Certes le modèle européen reste une référence en matière de développement mais pour le reste, la Russie est confrontée à une puissance de l’Asie, avec les géants indien et chinois qu’elle ne peut ignorer. Ancrer la Russie à l’Europe n’est pas l’option retenue par Poutine et en fait, le pays entend jouer sur les deux tableaux. Maintenir des liens avec l’Occident en jouant sur ses atouts et ménager des partnaires asiatiques qui lorgnent sur ses matières premières voire ses grands espaces.

Dans un entretien recueilli par Sophie Lannes, Youri Roubinski, ancien diplomate évoque les défis de la relève au Kremlin en termes de poupées gigognes. On sait que parmi les souvenirs de Russie que l’on peut ramener, on trouvera des matriochkas avec l’emboîtage de représentations des dirigeants Russes, soviétiques puis Russes jusqu’à Medvedev qui a bien dû faire son apparition dans quelque atelier artisanal.
Pour Youri Roubinski le défi est double.
Maintenir l’axe vertical du pouvoir, au sein du conseil de sécurité qui réunit Président et Premier ministre, représentants des deux chambres, ministre de la justice et ce que l’on appelle en Russie les représentants des structures de la force. (Intérieur, renseignements, défense).
Le second défi est celui de la réorganisation administrative et industrielle du pays permettant d’échapper aux doubles écueils, celui de la corruption et de la dépendance à l’égard de la rente pétrolière et gazière.
En matière de politique étrangère, la dimension idéologique a disparu et l’on sent bien que les instruments de pression sont économiques avec la diplomatie des gazoducs et des ventes de technologies sensibles. (Nucléaire et armement).
La Russie n’entend pas se trouver en position d’infériorité dans ce domaine et souhaite au contraire se trouver dans une situation ou son entregent diplomatique, économique et même militaire la rendrait incontournable. Il est évident que c’est ce qui s’est passé tout dernièrement avec le refus de la candidature à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie malgré les pressions étasuniennes. ( Les européens ont été amenés à comprendre le point de vue de la Russie).

Dans son article sur la Russie et les mémoires révolutionnaires Alain Joxe livre une analyse stimulante de l’évolution de ce pays depuis l’époque soviétique en établissant un parallèle entre les échecs révolutionnaires de la France et de la Russie. Depuis 1794 en France, depuis 1917 en Russie, l’État a essayé de mettre en place, en vain, une démocratie sociale. Il s’est heurté aux dérives de systèmes autoritaires et l’échec a laissé place, sous Eltsine comme à la fin de la période Mitterrand à un capitalisme Louis Philippard, teinté de populisme et de corruption.
Délocalisée, sarkosysée, délocalisante, triomphante, l’élite économique et financière globale, inspirée d’outre-atlantique, produit des nouveaux riches, qui mime les identités patriotiques pour mieux tromper les peuples.
La géopolitique des mémoires révolutionnaires c’est cette aspiration à un État régulateur, capable de protéger et d’organiser, ce que le capitalisme libéral en ces temps de crise financière est incapable de faire « naturellement » ou par un effet de la « main invisible ». On est étonné par contre des conclusions qu’il en tire à propos du rôle « globalement positif » de la présidence poutinienne qui aurait mis un terme à la dérive eltisnienne qui a vendu le pays à l’encan.
On peut par contre souscrire à cette vision d’une Russie qui serait redevenue une démocratie sociale et qui, solidement ancrée à une Europe autonome serait le seul contrepoids possible, entre une Asie orientale lieu de l’excellence marchande et une hyperpuissance américaine. pourquoi ne pas pousser plus loin alors et revenir à des constitutions d’Empires économiques, qui seraient suivant les options, conflictuels à termes, ou condamnés à coopérer ?

Jacques Sapir, revient sur le retour de l’économie russe, s’interroge sur les perspectives de développement de cette économie de rente qui revient de loin. Hyperinflation et corruption ont été les fléaux de l’économie russe jusqu’en 1997. Si la première s’est faite oublier, la première est encore à combattre. Cependant, Jacques Sapir ne se prive pas de rappeler que sont les idéologues du fond monétaire international qui ont mené le pays à la faillite et le peuple russe à une misère de masse, tandis que les mesures anti­ libérales de Primakov ont marqué le début de la renaissance. L’économie russe est toujours basée sur la rente énergétique mais les entreprises publiques disposent d’un potentiel financier qui devrait leur permettre de développer un secteur industriel moderne et innovant. Le capital humain, notamment la formation de la population, héritière de la période soviétique, pourrait devenir un atout. La Russie peut devenir un pôle de croissance en Europe, pour toute l’Europe, ce que les allemandes semblent avoir compris, contrairement à la présidence française actuelle qui a choisi un suivisme étonnant à l’égard des États Unis.
De ce point de vue l’entretien de Hubert Védrine qui ouvre ce numéro rappelle que la Russie qui voit d’un très mauvais œil le retour de la France dans l’OTAN, a sur le fond peu de raison de s’inquiéter. Par contre, il y a fort à parier que la recherche d’avantages mutuels avec l’Allemagne ne l’amène à favoriser des investissements d’outre Oder, et donc à participer à un pôle de développement en Mittel Europa qui laisserait la France bien isolée à l’Ouest dans son improbable dialogue avec une présidence étasunienne en fin de course.

Les autres articles apportent aussi des éclairages saisissants et surtout très actuels sur les évolutions dans les relations euro russes, d’où la France semble singulièrement absente ou hors jeu. La religion en Russie a fait son retour en force d’après Anatoly Krasikov et peut être amenée à jouer un rôle stabilisant à la fois conservant l’âme russe mais également en cautionnant un pouvoir politique équilibré. On reviendra également avec Mickaïl Nossov sur l’organisation de coopération de Shanghai, associant la Chine et la Russie mais également les pays d’Asie centrale et cherchant à s’ouvrir à des pays comme l’Inde, le Pakistan ou la Russie. Certes les objectifs sont encore flous, mais le pla Russie peut jouer un jeu asiatique dans le cadre d’accords qui lui permettraient de faire comprendre aux occidentaux que son statut de puissance asiatique lui permet de disposer de son autonomie. Para ailleurs Chine et Russie ont des intérêts communs, éviter que les États Unis ne marquent trop leur influence dans cette zone qui reste dans leur vision du monde leur espace naturel d’expansion et de développement.

Le rôle de Gazprom dans le marché gazier européen, les relations entre la Russie et l’Otan, sont également évoqués dans deux articles qui méritent aussi le détour.
Concernant le second, on comprendra que les enjeux de l’élargissement de l’alliance atlantique à des pays comme l’Ukraine et la Géorgie sont énormes. De plus, les États Unis ont largement poussé la Russie à une attitude plus intransigeante en cherchant à déployer en République tchèque comme en Pologne, sous couvert de défense contre des missiles iraniens ou nord coréens qui n’existent pas encore, des moyens de défense clairement dirigés contre les moyens militaires russe. De ce fait, la Russie a suspendu l’application du traité sur les forces conventionnelles en Europe et de ce fait un nouvel état de tension règne en Europe orientale, la Russie ne souhaitant pas voir un renforcement de la présence occidentale dans la mer noire si dans le Caucase.

Pour conclure la recension de ce numéro on citera l’étude de Alexandre Avdeev sur les problèmes démographiques de la Russie. On appréciera d’y trouver des graphiques et une pyramide des âges très récents, qui pourraient être utilisés avec profit dans des classes de lycée pour les Terminales L et ES, ainsi qu’une analyse de la prise de conscience du déclin démographique de la Russie par Poutine et son successeur.

On ne peut que conseiller la lecture de ce numéro. Il permet de découvrir les travaux de spécialistes moins connus par les lecteurs francophones que ceux qui ont participé au numéro de Questions internationales. Les analyses sont plus discutables sans doute mais intellectuellement stimulantes et méritent d’être intégrées dans une réflexion globale sur la géopolitique des temps présents.

Bruno Modica © Clionautes