Ce petit ouvrage paru tout dernièrement présente l’intérêt d’amener des acteurs plus ou moins importants à faire le bilan de leur jeunesse. Devenus sexagénaires, ces anciens de 68 ne semblent pas, pour ceux qui sont ici présentés avoir perdu de leur causticité.

Jean-Pierre Duteuil a représenté l’aile la plus radicale du mouvement du 22 mars à Nanterre aux côtés de Daniel Cohn-Bendit. Il est resté fidèle semble-t-il à ses aspirations libertaires, refusant le fonctionnement des partis et souhaitant à la fois promouvoir un combat écologique et l’autogestion. Jean-Pierre Duteuil a été très largement investi dans les luttes antinucléiares et reste encore très largement hostile à cette forme d’énergie. Cela est d’autant plus surprenant qu’en ces temps de lutte contre le réchauffement climatique, l’électronucléaire dès lors qu’il est maîtrisé peut constituer une solution. Il n’est pas évident que les centrales thermiques classiques particulièrement avec le charbon soient une meilleure alternative. Parmi les autres remarques de Jean Pierre Duteuil on notera une persistance de ce spontanéisme qui a été largement déterminant dans ce que l’on appelle l’esprit de mai.

Hélène Lee (journaliste spécialiste du reggae) et François Rauline (créateur du Cirque Bidon) ont été des éléments de « la base », leur trajectoire est pour le moins originale. François Rauline a été l’un de ces ouvriers de base, appartenant au syndicat CGT des bronziers d’art, une aristocratie ouvrière, qui ont été séduits par le mouvement étudiant. Leur section a été exclue de la CGT.
C’est cette réflexion sur le rôle du PCF et de la CGT à l’époque qui est sans doute la partie la plus intéressante de ce témoignage. Il est vrai que le PCF était à la fois une contre société, une famille et pouvait aussi offrir aux plus ambitieux de ses membres un tremplin pour l’ascension sociale. François Rauline s’est mis en rupture avec ce système en suivant sans doute des inclinations pour l’aventure. Son témoignage est précieux pour comprendre ce qui s’est passé ensuite au début des années soixante dix. Tandis que certains cherchaient dans des organisations léninistes la solution de substitution à un parti communiste traitre à un mouvement qu’il était incapable de contrôler, d’autres qui ont constaté qu’il était impossible de changer LA vie en général, on fait le choix de changer la leur. François Rauline était de ceux là, tout comme ceux qui cherchaient à constituer des communautés de vie en Ardèche ou ailleurs. L’expérience de Rauline est celle d’un cirque, autogéré, avec toutes les limites de ce type de fonctionnement.

Hélène Lee a été elle aussi dans la mouvance des mouvements de Mai, avec un passage par la fac avant de partir en voyage et de découvrir la langue, la civilisation et la culture japonaise. Issue d’un milieu populaire contrairement à beaucoup des leaders du mouvement, elle a été amenée à chercher, après l’échec du mouvement, des solutions individuelles. A l’époque c’était les voyages lointains, en vivant avec pas grand chose et la découverte du reggae, ce qui est devenu sa spécialité en tant que journaliste. Ce qui ressort de ce témoignage c’est sans doute ce sentiment d’inachevé et une certaine amertume face à ceux qui ceux sont notabilisés après 1968 et qui peuplent les ministères, occupent les plateaux télés et les rédactions aussi. Libération est probablement le symbole de cette reconversion.

Claude Neuschwander, ex-patron de Lip, de la FNAC, numéro 2 de Publicis, raconte lui aussi sa trajectoire pendant ces «évènements». Cadre d’une grande entreprise de publicité, il occupe le siège du CNPF, le MEDEF de l’époque, et certains de ces patrons demandent sa tête à Marcel Bleustein-Blanchet. Ce dernier refuse en disant: «la moitié de ma famille a été exterminée par les effets du nazisme, ma maison ne tolèrera jamais ce racisme à caractère politique. Continuez à faire votre travail.»
Claude Neuschwander a été l’un des artisans de l’aventure de Lip, cherchant à peine cinq ans après Mais 1968, à réaliser l’autogestion dans cette entreprise horlogère qu’un patronat d’un autre âge avait laissée péricliter. Confrontée aux exigences contradictoires des différents mouvements d’extrême gauche et des réalités économiques, l’aventure a été un échec. Toutefois, elle a permis de montrer que les «idées de Mai» restaient toujours porteuses de sens.
La vraie question posée par Claude Neuschwander est celle du rapport entre le réformisme et la révolution. Comment passer d’un puissant désir d’absolu en passant par le réel ? Le compromis devient alors nécessaire.
L’autre dimension de son témoignage doit beaucoup aussi à son expérience de cadre qui analyse avec beaucoup de lucidité les évolutions du capitalisme qui est passé du mode entrepreuneurial, associant les cadres, au mode financier.

Raoul Vaneigem est l’auteur du livre culte de mai 68, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Il a publié dernièrement le journal imaginaire. Son texte est probablement le plus décevant du lot. Raoul Vaneigem fait du Raoul Vaneigem ! Il reprend les vieilles recettes des situationnistes: Langage un peu abscons, évocation de la vie et de la survie et du désespoir assimilé à l’oppression marchande, analyse des évolutions d’un capitalisme redynamisé par l’environnementalisme, le tout sur fond de théorie du complot et de refus de l’action qui condamne à l’impuissance. Il y a au moins des choses qui ne changent pas !

Dans ce recueil, on peut savoir gré à Philippe Godard des annotations de cette collation de textes. Pour les vieux ex-militants qui ont été aspirés dans la nébuleuse post soixante huitarde, il peut être surprenant de lire en note de bas de page, une définition de l’adjectif stalinien, mais pour beaucoup de lecteurs de la génération actuelle, y compris pour des jeunes professeurs, ce ne sera pas du luxe ! On appréciera aussi quelques photos pas forcément les plus connues et une excellente chronologie parfaitement utilisable pour remettre les évènements de Mai dans un contexte plus global.

Bruno Modica © Clionautes