Les Clionautes savent qu’une partie de ma famille a résidé au Vietnam. J’ai recueilli les souvenirs (1910-1938) de mon grand-père issu d’une famille d’artisans anarchistes du Marais, puis communiste et indépendantiste au Nord Vietnam, tandis qu’une autre branche de ma famille est restée au Cambodge puis à Saigon jusqu’en 1976. En France, j’ai vu beaucoup d’autres témoins vietnamiens de 1954 à aujourd’hui, et ai suivi par les médias l’évolution de ce pays depuis cette date (Dien-Bien-Phu, bien couvert par la presse française).
Les Clionautes savent aussi que je suis allergique à certaines analyses un peu rapides de la question, par exemple celles qui utilisent le mot « libération » pour l’invasion du Sud par le Nord, alors que le mot très neutre de « réunification » pourrait être accepté par tous sans insulter la vérité et ce peuple traumatisé.
J’ai donc choisi de lire le livre de Nguyen Ky, né en 1959 à Saïgon, qui a connu les deux premières années du régime communiste et ses camps. Comme tous les anciens pacifistes (le slogan du Nord était « paix au Vietnam »), il a été particulièrement déçu par le nouveau régime. Il est aujourd’hui universitaire en France.
Ce livre n’est pas un essai, ni même un embryon de récit historique, mais plutôt une série de tableaux traités de façon personnelle et littéraire. Le fonds m’a rappelé les souvenirs de témoins d’autres pays communistes (arrivée de réfugiés hongrois en 1956 dans ma classe, premier voyage en URSS en 1964, puis en Roumanie et en RDA) : quadrillage policier jusque dans les familles, réunions politiques obligatoires, déplacements même minimes soumis à autorisation, contrôle et suspicion (« camarade, tu es en règle mais dis-moi quand même pourquoi tu es là »), et ambiance sombre et résignée partout, sauf dans les réunions organisées où l’on chante la victoire de la révolution. Ça distrait les jeunes et ça permet de les contrôler. Et ça permet une conversion aux cyniques qui n’ont pas quitté le pays à temps. Une fois de plus je suis frappé par l’uniformité mondiale de ces régimes, de leur comportement et de leur vocabulaire.
En 1975, l’auteur est lycéen. Il participe aux séances d’autocritique organisées pour progresser idéologiquement et avoir le droit de poursuivre ses études. Il se sent inadaptable et n’arrive pas à cacher ses connaissances des cultures française et américaine et les interlocuteurs avec qui il sympathise le mettent sans arrêt en garde ou doivent s’éloigner de lui. Son ascendance catholique, caodaïste et bouddhiste n’arrange rien. Il supporte en espérant un départ pour la France, sa mère ayant nationalité française.
Il voit les responsables du Nord ou leurs enfants s’installer dans les villas abandonnées par la bourgeoisie du Sud, et les enseignants, des élèves de terminale et les gens de son quartier disparaître pour les camps. Ce qui, bien entendu, finit par lui arriver … Mais pour une raison imprévue : ses amis communistes ont été brusquement considérés comme des traîtres. Au dossier créé à cette occasion, on rajoute la permanence de ses tendances bourgeoises (à comprendre au sens culturel et politique, précision pour ceux qui n’auraient pas connu cette période).
Au camp, il se retrouve avec des intellectuels, des enseignants, des artistes, des militaires (« L’élite de la société saïgonnaise était entassée sur 100 m² ») qui le sauvent de la dépression qui a failli le tuer à son arrivée Certains avaient déjà été emprisonnés par le régime sud-vietnamien pour pacifisme, et étaient donc, pour le nouveau régime, suspects d’indépendance d’esprit.
L’ancien conseiller militaire général Ky et d’autres acteurs lui racontent la guerre qu’il n’avait pas vécu du fait de son jeune âge. Ces récits confirment ce que l’on pouvait savoir en France en variant ses sources. Beaucoup n’ont toujours pas fait cet effort aujourd’hui et ce livre peut en donner l’occasion, mais il faut avoir un minimum de points de repère pour en saisir les évocations.
Il apprend à écrire clandestinement (« le crayon et le papier sont des armes, donc interdits »), renouant avec ses goûts littéraires de lycéen, et nous donne quelques pages de sa prose d’alors.
S’étant bien conduit, on lui annonce son envoi pour un an en camp de rééducation, une détention probatoire pour avoir éventuellement l’autorisation de retrouver sa mère en France. Rééducation par les travaux agricoles, puis le forestage « pour la construction du train Nord-Sud » (pourtant terminé par les Français en 1936 ??). Après une période difficile et un accident, il est finalement affecté à la cuisine où il bénéficie la débrouillardise et de la culture des Chinois de Cholon (faubourg de Saïgon) internés pour la double faute d’être « étrangers » et capitalistes.
Le leitmotiv du livre est de tâtonner pour s’adapter aux conditions matérielles et politiques du lycée, puis des camps, étant conscient qu’il ne pourra gommer sa culture et ses opinions. Cela passe par l’appui moral des autres détenus, l’apprentissage de la méditation, mais aussi l’indulgence relative et très discrète de certains accusateurs et l’espoir du départ vers la France. Ce dernier finit par se réaliser, mais il est déchu de sa nationalité vietnamienne en tant qu’opposant politique et ne pourra donc pas revenir.
L’intérêt du livre vient aussi des confidences échangées avec les autres prisonniers, Vietnamiens comme Chinois, qui sont autant de petits tableaux de la vie du Sud-Vietnam autour de 1975.
Enfin l’observateur extérieur et informé que j’étais alors ne peut s’empêcher de trouver dramatique l’évocation rêvée par de nombreux prisonniers du départ de leurs parents et amis par mer. Ils ne savaient alors pas qu’une partie s’était noyée, qu’une autre avait pourri pendant des mois sur de petits îlots en attendant d’être recueillis par des pays occidentaux (France, États-Unis, Canada, Australie) et que le reste avait été arraisonné par les garde-côtes thaïlandais, qui jetaient les hommes à la mer, et vendaient les femmes et les filles aux bordels de Bangkok.
À cette époque je continuais à lire les journaux de toutes tendances pour suivre ces événements, et me souviens tout particulièrement des commentaires de L’Humanité disant qu’il ne fallait pas s’apitoyer sur des bourgeois incapables de s’adapter au nouveau régime.
Dans le journal des trotskystes français de la Ligue Communiste Révolutionnaire, on peut lire en 1978 un article intitulé : « les boat-people sont-ils la preuve du goulag ? ». Pas mieux que l’Humanité…..