L’«histoire-bataille» qui fut en France tant décriée par l’Ecole des Annales fait l’objet depuis quelques années d’une remarquable réhabilitation due au renouvellement de ses problématiques. C’est donc un légitime intérêt que peut faire naître cet ouvrage consacré à un affrontement très peu étudié et fort mal connu en France, alors que surprenant à plus d’un titre. Livrée sur les bords de la rivière Raab, aux confins de l’Autriche et de la Hongrie actuelles, le 1er août 1664, la bataille dite de Saint-Gotthard opposa à une énième offensive ottomane contre les possessions des Habsbourg d’Autriche une coalition alignant, sous leur bannière, des contingents allemands et, pour la première et dernière fois, français ; et elle se solda par la première grande victoire terrestre des Occidentaux sur un Empire jusque là invaincu. Disciple de Jean Bérenger (qui signe d’ailleurs la préface de l’ouvrage), auteur de travaux portant sur l’émigration hongroise en France à l’époque moderne, et surtout intime connaisseur des lieux, où il a passé une partie de son enfance, l’auteur, actuellement Maître de conférence en Histoire Moderne à l’université Karoli Gaspar de Budapest, et professeur à l’Ecole Supérieure D.Berzsenyi de Szombathely, semblait donc particulièrement qualifié pour traiter ce sujet méconnu.

De fait, son ouvrage est classiquement organisé en 6 chapitres (eux-mêmes divisés en sous-parties) qui s’enchaînent logiquement parce qu’essentiellement narratifs. Le premier chapitre brosse ainsi un tableau concis des « relations internationales à la veille de la bataille », ou, tout au moins, de celles qui agitent les futurs protagonistes du conflit dont celle-ci va être le dénouement. Le deuxième chapitre est essentiellement centré sur la figure de celui qui, à partir de 1661, est chargé, du côté Habsbourg, de la conduite des opérations militaires qui débutent sur les confins de la Transylvanie, le Feldmarschallgeneral Raimondo Montecuccoli. Le récit des difficiles combats de l’été 1663, du raid victorieux mené par le ban de Croatie Nicolas Zrinyi sur la Drave en janvier-février 1664, et des premiers succès de l’offensive ottomane du printemps suivant occupe une partie du troisième chapitre ; y sont aussi rappelés les efforts diplomatiques de Léopold 1er de Habsbourg et des Magnats hongrois, pour obtenir des secours financiers et militaires en Europe. Ceux-ci débouchent sur la concentration à l’été 1664, sous le commandement de Montecuccoli, d’une importante armée coalisée où figurent, à côté des troupes soldées par la cour de Vienne, un important contingent levé dans le Saint-Empire Romain Germanique, un autre fourni par la Ligue du Rhin (alliance de princes allemands conclue sous l’égide de la France), auquel se rattache bientôt un corps expéditionnaire de 6 000 Français. Un court quatrième chapitre s’attache alors à détailler les péripéties qui vont amener à l’affrontement final : handicapées par un certain nombre de problèmes, confrontées à une offensive directe vers Vienne de la principale armée ottomane menée par le Grand Vizir, les troupes coalisées prennent position sur la rivière Raab et mettent en échec plusieurs tentatives de franchissement de l’ennemi, qui vient s’établir le 31 juillet face au village de Nagyfalu, en amont de la ville de Szentgotthard. C’est là que va avoir lieu la bataille proprement dite, toute entière relatée dans la cinquième chapitre : dans la nuit et la matinée suivante, les Turcs parviennent à faire traverser leurs troupes d’élite, qui bousculent d’abord les contingents allemands ; une série de contre-attaques débouchent cependant, après des combats acharnés où s’illustrent les Français, sur la déroute des Ottomans, qui sont implacablement massacrés jusque dans la rivière. L’auteur consacre alors un dernier chapitre à une brève étude des conséquences de la bataille : essentiellement militaires et politiques (puisque l’épuisement des deux adversaires et d’autres considérations entraînent, 10 jours plus tard, la conclusion d’un traité de paix qui, apparent paradoxe, se solde par une victoire diplomatique turque), mais aussi culturelles.

F.Toth nous donne ainsi un tableau des événements où il y a peu à redire. Le texte se lit bien, malgré quelques formulations douteuses, dont on ne peut décemment faire grief à l’auteur qui a fait l’effort de rédiger directement en français, et de rares coquilles. Le récit des faits est complet et cohérent, même s’il n’est parfois brossé qu’à grands traits ; il eût pu par exemple être opportun de s’étendre un peu plus sur les deux autres fronts de la guerre à l’été 1664, les remarquables opérations de De Souches en Haute-Hongrie n’étant que brièvement évoquées, l’abstention, discutable et non sans conséquences, au sud, d’un Zrinyi fâché avec Montecuccoli passée sous silence (sauf sur la 4ème de couverture !). Le texte est complété par une vingtaine d’illustrations majoritairement excellentes, à la fois par leur qualité et leur pertinence (même s’il y manque peut-être un portrait des principaux protagonistes…). Il est étayé par une solide bibliographie qui témoigne de recherches approfondies et d’une grande connaissance de ce qui a été écrit sur le sujet, qu’il s’agisse des textes contemporains, pour certains cités dans le texte ou en annexe (lire ainsi, p.106, le témoignage très vivant du Turc Evliyâ Tchélébi, spectateur direct de la déroute turque), ou des travaux les plus récents que l’auteur a parfois lui-même provoqués, puisqu’il fut, en 2004, instigateur d’un colloque sur le sujet tenu à Szentgotthard même. Il présente ainsi clairement certains ressorts sous-jacents aux événements, parfois occultés ou montés en épingle par une historiographie partiale : le caractère intéressé de l’étonnante prise de position française, la réalité des multiples dissensions existant au sein d’une coalition qui, loin de constituer une réelle « défense européenne » (sous-titre de l’ouvrage de G.Wagner Das Türkenjahr 1664 paru en… en pleine Guerre Froide) était déjà perçue par les contemporains comme éphémère… Il livre pareillement, dans ses dernières pages, d’intéressants indices de l’impact culturel de l’événement.

Il n’en demeure pas moins que la concision de l’ouvrage risque d’engendrer une certaine frustration chez le lecteur féru de « nouvelle histoire-bataille » qui s’attend à une analyse poussée, comparable, par exemple, au remarquable travail d’Olivier Chaline sur la bataille de la Montagne-Blanche (Noésis, 1999). L’auteur connaît assurément la notion (dont l’ampleur est débattue, mais la réalité admise par tous) de « Révolution Militaire », forgée pour désigner les changements qui affectent les armées occidentales à l’époque moderne et qui vont assurer leur succès sur l’ensemble du globe jusqu’au XXème siècle, mais n’en fait que très brièvement ressortir les applications dans le conflit traité. Pareillement, il n’est probablement pas sans ignorer les travaux, inaugurés par J.Keegan, visant à retracer les combats « par le bas », dans leur dimension humaine et individuelle, mais cela ne donne lieu dans l’ouvrage qu’à quelques rares aperçus (ainsi ceux sur les problèmes linguistiques et logistiques de l’armée coalisée). Son approche « par le haut » de la bataille, celle des généraux et des bilans, reste elle-même parfois elliptique : ainsi, l’ordre de bataille précis de l’armée coalisée, jamais clairement exposé, ne peut être que déduit des illustrations et des sources d’époque citées ; quant à la description de l’armée ottomane et de ses chefs, elle est pour le moins sommaire…

Reconnaissons cependant à F.Toth d’annoncer clairement les choses dès l’introduction, puisqu’il s’y propose de ne donner qu’« une présentation concise », « une histoire succinte » de la bataille dans ce livre dont, d’après sa préface, l’initiateur ne serait autre que Jean Bérenger. Si l’on se place dans cette optique limitée, l’exercice est réussi ; l’ouvrage offre un récit synthétique, fiable et agréable à lire qui pourra éclairer et orienter avec profit les lecteurs francophones désireux d’en savoir plus sur un événement aujourd’hui largement oublié, mais pourtant riche de multiples enseignements.

Copyright Clionautes.