Sophie Delaporte est maître de conférences à l’université de Picardie, spécialiste des traumatismes de guerre et des pratiques de soins du XIXème siècle à nos jours. Elle est notamment l’auteur des Médecins dans la Grande Guerre Les Médecins dans la Grande Guerre – 1914-1918, Bayard – Centurion 2003, 244 p., et des Carnets de l’aspirant Laby Sophie Delaporte, Les Carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées : 28 juillet 1914 – 14 juillet 1919, Bayard, 2001, 351 p..
Du 20 au 26 août 1914 se déroule la bataille des frontières qui désigne l’une des premières phases de combats de la Première Guerre mondiale sur le front Ouest en août 1914, peu après la mobilisation des différents belligérants. Le 20 août 1914, le général Joffre, commandant en chef des opérations, ignore la position et la direction prises par les troupes allemandes qui viennent de déferler sur la Belgique, pays neutre. Les renseignements fournis par l’aviation, la cavalerie de reconnaissance, les prisonniers et l’espionnage lui permettent d’estimer qu’une armée allemande se dirige vers la frontière française en direction de la Sambre-et-Meuse et une seconde, vers la Lorraine. Le généralissime Français, grand admirateur de Napoléon, estime qu’il faut attaquer le point faible de l’adversaire et le situe entre les deux. Il décide donc d’attaquer au centre, à travers les Ardennes belges. Pour parer au choc, l’état-major français envoie au contact de l’ennemi des soldats de l’infanterie coloniale. Ce sont des militaires professionnels, aguerris et endurant. Le 22 août 1914, sous un soleil de plomb, ces dizaines de milliers de soldats tout juste mobilisés, épuisés par des jours de marche forcée 40 km par jour et deux nuits sans sommeil pénètrent en Belgique. Les premières pertes ne sont pas dues au feu ennemi mais à cause d’insolation et de déshydratation provoquées par de très fortes chaleurs, sans compter le poids du paquetage individuel des soldats Une vingtaine de kg. La tête de la 3ème division, conformément aux ordres reçus, s’avance très en pointe pour chercher le contact avec l’ennemi. Elle s’engouffre par les routes du massif forestier des Ardennes. C’est alors que les soldats connaissent brutalement leur baptême du feu. Foudroyée par la puissance de feu de l’artillerie allemande, l’infanterie française vit alors les heures les plus sanglantes de son histoire.
Au soir du 22 août, après deux journées d’intenses combats, les Allemands eux-mêmes doutent de leur victoire tant leurs pertes sont également élevées. Plus de 10.000 de leurs hommes ont été tués. Leur commandement hésite à pourchasser les troupes françaises. Ce qui permet à ces dernières de battre en retraite jusqu’à la Marne d’où elles repousseront les Allemands début septembre. Les Français sont chassés de la vallée de la Sambre, de la forêt des Ardennes au prix de pertes effroyables. L’armée française déplore la perte de près de 100.000 morts au mois d’août, qui, avec septembre 1914, sera le mois le plus meurtrier de la première guerre mondiale. Cette confrontation n’avait pas été planifiée par les états-majors ennemis. 27.000 soldats Français ont été tués, durant la seule journée du 22 août 1914, soit autant que pendant toute la guerre d’Algérie (1954-1962).
La doctrine de l’offensive à outrance
L’artillerie allemande se révèle supérieure en nombre et plus mobile que celle des Français. Chaque armée allemande dispose d’un corps de cavalerie équipé en mitrailleuses capable de se projeter en avant et de tenir une position. Ce qui n’est pas le cas des Français, qui ont constitué un corps de cavalerie pour plusieurs armées. Durant les premières semaines de la guerre, celui-ci a évolué très loin des armées et s’est fatigué en parcourant de grandes distances.
Ce 22 août 1914, à 7 heures du matin, lorsque les dragons (cavaliers français) pénètrent dans le village de Rossignol, ils tombent nez à nez sur des uhlans (cavaliers allemands). Le combat s’engage. Les dragons repoussent l’ennemi vers la forêt voisine qui s’étend jusqu’à Neufchâteau. Mais ils sont cueillis à l’orée du bois par un feu nourri. L’épais brouillard qui s’était formé à l’aube se lève. La doctrine de l’offensive à outrance, développée depuis la défaite de 1870, constitue la tactique principale de l’armée française et se concrétise par des attaques d’infanterie incessante. Fortement retranchés dans le bois, les Allemands, qui ignoraient jusque-là la position des Français, obtiennent alors une idée assez claire des effectifs, de l’organisation et de la localisation des troupes qui s’avancent. Il s’agit là d’un avantage tactique fondamental que viennent d’acquérir les Allemands. Ils le conserveront toute la journée. Les Français, en revanche, restent convaincus de n’avoir, en face d’eux, qu’un faible rideau de troupes.
Les Allemands mettent alors en place leur artillerie de campagne sur des positions au nord-ouest et au nord-est de Rossignol qu’ils pilonnent toute la journée. Le commandement français ordonne alors de vigoureuses contre-attaques. Les soldats français montent à l’assaut en ligne, parfaitement visibles avec leur pantalon rouge garance et se font massacrer par l’artillerie et l’infanterie ennemie avant même d’avoir eu le temps d’ouvrir le feu ou d’apercevoir leurs ennemis.
Charleroi, Rossignol, Morhange : trois défaites cuisantes pour l’armée française
Le livre de Sophie Delaporte se focalise sur un espace-temps étroitement précis : celui de la seule journée du 22 août 1914, entre les bourgade de Rossignol et Neufchâteau dans les Ardennes belges. Le théâtre d’opérations de la Lorraine n’est pas abordé, bien qu’il fasse partie d’un vaste plan d’attaque des armées françaises. Une seule journée, certes, mais la plus sanglante de l’histoire militaire française. Or, selon l’historienne, aucun médecin militaire français n’a laissé de témoignage direct sur ce choc entre les deux armées, encore moins de cette terrible journée. Certains historiens ont ainsi recensé une quinzaine d’affrontements du 20 au 26 août 1914 où l’armée française eut, malgré des contra-attaques incessantes, le dessous face à la puissance de feu des armées allemandes. Et pourtant, c’est ici que réside l’originalité du livre présenté par Sophie Delaporte, spécialiste de la médecine de guerre. Le principal personnage est incarné par un jeune médecin militaire de la 3ème division d’infanterie coloniale Environ 10.000 militaires professionnels, dont les deux tiers des effectifs furent taillés en pièce par l’armée allemande entre Rossignol et Neufchâteau ce 22 août 1914. Si ce personnage a réellement existé, il ne restait plus, alors, qu’à lui rendre vie et chair et d’en retracer, de manière tragique, cette dramatique journée. Sophie Delaporte a donc réinventé pour notre plus grand plaisir la figure de ce jeune militaire plongé au cœur de cette fournaise. Elle l’a même affublé d’un prénom – Narcisse – celui de son grand-père, ancien combattant de l’année 1914 et fait prisonnier avant de regagner la France en 1919.
Attention toutefois. Ce livre n’est pas un roman même si la lecture, fluide et agréable, nous emporte au cœur de l’action. Cette étude reste un livre d’histoire à par entière car elle ne s’émancipe pas de la véracité qui est au cœur de toute démarche historienne. Cependant, ce récit a été composé à partir d’une base archivistique existante et multiple, mais éparpillée et diversifiée. En parallèle à cette reconstitution, comme le serait la scène macabre d’un meurtre, Sophie Delaporte s’appuie sur les sources écrites du médecin Lucien Laby dont le carnet personnel et les dessins servent de ligne rouge à cette histoire recomposée. Enfin, l’auteur nous plonge au cœur de cet affrontement militaire ; les premiers morts dont les cadavres gonflent sous le soleil ; la puanteur, la peur ; l’odeur du sang des membres et des corps déchiquetés par les obus de l’artillerie ; les terribles blessures causées par les munitions des mitrailleuses auxquels le corps médical n’était pas préparé. Outre la fureur des combats, le service médical reste bien organisé et parvient néanmoins, au plus fort de la bataille, à prodiguer soins et ravitaillement à des troupes assoiffées et affamées. Un livre qui place le récit à hauteur d’homme où se mêlent courage, horreur des combats et impuissance de ces soldats submergés par le nombre et la puissance de l’artillerie des assaillants. La France est entrée, ce jour là, de plein-pied dans la guerre industrielle et avec elle, son corollaire, que le feu tue.
Bertrand Lamon, pour les Clionautes