En ce début de XXIe siècle, l’humanité semble se trouver à la croisée des chemins.
C’est en tous les cas le constat dont part le célèbre paléoanthropologue Pascal Picq qu’on ne présente plus, disciple et successeur de l’éminent Coppens. En effet, l’histoire d’Homo Sapiens s’est écrite dans une évolution permanente de notre biologie et de notre culture[1] nous permettant de dominer les autres espèces humaines ainsi que notre environnement. La formidable adaptabilité de notre espèce a pu nous faire croire à l’affranchissement des contraintes biologiques et environnementales. Mais il n’en est rien. Urbanisation massive, effondrement des écosystèmes, dérèglement climatique, mal-évolution d’une partie de la population mondiale[2] et révolution numérique sont autant de signaux d’alarme mais surtout de symptômes qui nous montrent que toute évolution est un compromis[3] et que l’Homme, loin d’avoir dominé les éléments, doit aujourd’hui faire face et s’adapter aux conséquences de ces conséquences de son évolution.
L’incroyable histoire de Sapiens tournerait-elle au tragique ?
Pascal Picq ne cède en rien ici aux sirènes du fatalisme et retrace pour nous l’histoire de Sapiens en tentant de démonter les mécanismes multiples de l’évolution qu’ils nomment les deux coévolutions en nous montrant que si l’humanité reste dépendante de la biologie mais aussi des choix techniques et culturels de ses lointains ancêtres, elle conserve une marge de manœuvre évolutionniste afin de dessiner les contours d’un nouveau projet humaniste universel[4].
A la recherche des premiers hommes, entre australopithèques et Homo Erectus
Malgré la multiplication des recherches et les découvertes de fossiles, les paléoanthropologues restent dans l’incertitude quant aux origines des premiers hommes. Ainsi, entre les premiers hominidés entre 7 et 5 millions d’années et l’apparition de Sapiens entre 500 000 ans et 300 000 ans, le flou demeure sur l’émergence des vrais hommes.
Ainsi, les premiers hominidés connus par les célèbres fossiles d’Orrorin, de Toumaï ou Ardipithecus sont tous originaires d’Afrique et âgés de 7 à 5 millions d’années. A partir d’eux, se développe, à l’abri de la riche forêt tropicale africaine, la branche maîtresse des australopithèques entre 4 et 2 millions d’années représentée par la célèbre Lucy. De petite taille, entre 1m et 1,30m, de petite corpulence, entre 30kg et 60kg, ils étaient à la fois bipèdes et grimpeurs, végétariens et carnivores et maniaient des outils de pierre pour traiter les végétaux leur assurant un certain avantage écologique sur leurs concurrents, babouins et autre phacochères[5].
Par tous ces aspects (outils, chasse, viande, capacités cognitives et sociales), ces australopithèques se révèlent finalement beaucoup plus humains rendant plus floue encore la frontière avec les premiers hommes…
A partir de 2,5 millions d’années, une divergence écologique apparaît au sein de ce groupe australopithèque avec l’expansion de la savane arborée liée à un réchauffement climatique, deux lignées émergent alors : les paranthropes ou australopithèque robustes s’orientant vers un régime alimentaire davantage basé sur les végétaux et une autre famille qui donnera les premiers hommes davantage portée sur la viande, homo habilis ou rudolfensis.
Mais pour Pascal Picq, ces premiers homo ne sont pas vraiment humains même s’ils témoignent des trois tendances qui sont propres à l’évolution du genre homo à savoir une bipédie de plus en plus exclusive, la diminution de l’appareil masticateur et l’augmentation de la taille relative et absolue du cerveau[6]. En effet, selon l’auteur ce qui caractérise vraiment les hommes c’est ce qu’il définit par le terme de coévolution : une évolution associant biologie et culture aux effets irréversibles.
C’est donc avec Homo Erectus que le genre homo émerge véritablement selon Picq, la première espèce à posséder les capacités de façonner sa propre niche écologique et à s’adapter à tous les écosystèmes terrestres, c’est cela qui caractérise le plus l’humain.
Les « vrais » hommes, entre évolution biologique et évolution culturelle
« L’homme, c’est l’outil ». Cet aphorisme révélant un schéma linéaire et progressiste est aujourd’hui daté mais Pascal Picq le reprend en le nuançant dans la perspective de la coévolution. En effet, l’outil n’est pas uniquement l’apanage de Sapiens, les grands singes en font aussi usage. La différence est que l’usage d’outils et plus globalement les pratiques technico-culturelles ont enclenché des évolutions morphologiques et physiologiques : la plus marquante, constituant la première grande rupture adaptative de Sapiens est la réduction de la taille des dents et de la face.
Cette combinaison d’une évolution biologique et culturelle, d’une évolution darwinienne et lamarckienne est ce que nomme Pascal Picq la coévolution. Elle constitue pour lui la véritable humanité, seule espèce a avoir été capable d’inventer ses propres processus de sélection bio-culturels sans pour autant s’affranchir des processus dits darwiniens.
Les vrais hommes selon Picq apparaissent donc avec Homo Erectus (ou Ergaster) vers 1,9-1,8 million d’années en Afrique orientale[7] alors même que les premiers hommes existent toujours. Mais ils ouvrent une nouvelle phase de l’évolution de la lignée humaine : plus grands (1,20 à 1,60m), plus lourds (40 à 65kg), dotés d’un cerveau plus important, une face et des dents moins robustes, un corps plus élancé avec des membres plus longs, ils sont exclusivement bipèdes et surtout jouissent d’une exceptionnelle endurance.
Cette endurance, la plus importante du règne animal, est une des clés, selon Picq, de la domination du genre Homo sur Terre. En effet, cette endurance associée à une plus grande taille permet à Erectus de devenir un chasseur redoutable. La chasse par épuisement[8] combinée à plusieurs innovations techniques et culturelles dites de l’acheuléen avec notamment l’apparition du biface et la maitrise du feu[9] constitue une rupture adaptative décisive face aux premiers hommes qui disparaissent autour de 1,5 millions d’années. Ainsi, la consommation de viande cuite a eu des répercussions biologique et physiologique considérables sur Erectus : Réduction de la taille du gros intestin et refaçonnement de la cage thoracique en forme de tonneau, réduction des molaires et de la face, augmentation de la taille corporelle et du cerveau, très consommateur de protéines[10]. Le changement alimentaire opéré par le nouveau traitement des aliments via des moyens physiques (outils et leurs usages) et chimiques (la cuisson) constitue le premier saut évolutif selon Picq entre les « premiers » et les « vrais » hommes : c’est le premier exemple de coévolution, les outils et leurs techniques associées transforment sa biologie, sa cognition mais aussi son organisation sociétale…
De la biologie au social, les rapports hommes-femmes chez Erectus
Pour Pascal Picq, ces transformations biologiques d’Erectus, et en particulier l’augmentation de la taille du cerveau, inaugurent l’émergence de nouvelles formes sociales.
Ainsi, l’augmentation de la taille du cerveau, fruit de facteurs biologiques et culturels, ainsi que la bipédie en rétrécissant le bassin vont avoir de grandes conséquences sur la gestation, l’accouchement, l’allaitement, le sevrage et, in fine, sur l’organisation sociale entre les hommes et les femmes. De plus, la durée de gestation n’est plus corrélée chez Erectus, à la taille du cerveau qui continue de se développer extra-utero jusqu’à 18-20 mois, ce qu’on nomme l’altricalité secondaire[11].
Et c’est cette altricalité secondaire qui va occasionner de profonds changements sociétaux : le dimorphisme sexuel s’accentue (tout en restant modéré chez Sapiens) par le stockage de graisse chez les femmes, dans les hanches et la poitrine afin d’assurer l’allaitement dont la durée diminue avec le sevrage. Les femmes peuvent ainsi se reproduire plus précocement que chez les grands singes par exemple, favorisant alors l’essor démographique d’Erectus et plus tard de Sapiens[12]. De plus, cette altricalité secondaire influe considérablement sur la sexualité et donc l’organisation sociale : l’allaitement en parallèle de « l’élevage » d’un autre enfant en bas âge (rendu possible par l’augmentation de la fréquence de la reproduction) n’est possible que sans des « soins dits « allo-parentaux[13] », en d’autres termes, une organisation sociétale fondée sur l’altrusime et la coopération et la solidarité[14]. Et ce sont ces types de sociétés qui résistent mieux aux périodes de crise. Non sans malice, Pascal Picq questionne ici les évolutions de nos sociétés en remettant à leur place le rôle des femmes dans la sociétés et les valeurs qui doivent sous-tendre une organisation sociétale pérenne, tel est un des enseignements qu’il tire de la paléoanthropologie.
Enfin, ce type de société ne peut fonctionner sans le développement du langage pour énoncer des situations ou formuler des obligations, pour la collaboration ou les échanges de nourriture, outils, techniques…
Ces transformations biologiques et sociétales offrent alors à Erectus une grande adaptabilité lui permettant de se forger une puissance écologique comme jamais observée dans l’histoire de la vie terrestre. Armé de ce solide bagage, Erectus part donc à la conquête de l’espace terrestre.
Une humanité à plusieurs visages, l’apport de paléogénétique
A partir d’Erectus, trois grands foyers de peuplement et d’évolution se développent entre 780 000 et 126 000 ans (Pléistocène moyen) : Sapiens en Afrique et Proche-Orient, Néandertaliens en Europe et Dénisoviens en Asie occidentale[15]. Mais malgré cette expansion et cette diversité, les trois espèces connaissent des tendances évolutives similaires : augmentation de la taille corporelle, de la robustesse physique et accroissement du cerveau. C’est là que la paléogénétique vient au secours des paléoanthropologues.
Les plus anciennes traces d’occupation humaine en Europe sont datées entre 1,6 et 1,2 million d’années, les Néandertaliens sont avérés de 120 000 à 30 000 ans. La période glacière a façonné la morphologie de ces hommes : plus trapus, membres plus courts, gros cerveau, peau claire, cheveux roux[16]. Ils sont avant tout de grands chasseurs, confirmés par leurs ossement témoignant d’un régime très carné, normal dans les milieux froids ; ils domestiquaient les chiens et possédaient des aptitudes au langage vérifiées par la génétique et l’anatomie. Les Néandertaliens n’ont jamais été isolés des autres espèces d’hommes, on les retrouve aux confins de la Chine et de la Sibérie, ils ont côtoyé les Sapiens et échangé des gènes. Cependant, leur dynamique géographique ne s’est pas accompagnée d’une forte dynamique démographique validée par la paléogénétique qui décrit une faible diversité génétique[17]. Les Dénisoviens en Asie ont un ancêtre commun avec les Néandertaliens d’Europe selon la génétique et ont échangé des gènes avec eux, au gré des migrations de Néandertal.
Deux théories fondées sur les analyses phylogénétiques existent , les Erectus se seraient divisés en deux branches à deux époques différentes donnant vers 800 000 ans, les Sapiens puis vers 400 000 ans, les Néandertaliens et Dénisoviens.
Les plus anciennes traces de Sapiens remontent à 500 000 ans, en Afrique du Nord et de l’Est. Une première sortie est attestée au Proche-Orient vers 200 000 ans puis vers 100 000 ans où des traces d’hybridations avec Neandertal sont relevées permettant la captation de gènes pour une peau claire par ex. Une troisième vague de Sapiens déferle sur le Proche-Orient vers 40 000 ans mais sans hybridation avec Neandertal car les espèces ont déjà trop divergé. Si aujourd’hui on parle de 1,5 à 2,1% de gènes s néandertaliens chez les populations sapiennes d’Europe et d’Asie, c’est en fait très peu car depuis les premières rencontres, des processus de purification génétique ont eu lieu. Ainsi, un fossile retrouvé en Roumanie contenait 6 à 8% de gènes néandertalien : il a donc existé une diversité de population de Sapiens plus ou moins hybridées avec un héritage néandertalien plus ou moins affirmé[18]. Il n’y a donc pas eu de « raz de marée » de Sapiens supplantant les peuples archaïques. Enfin, les Sapiens se sont également hybridés avec les Dénisoviens en Asie lorsqu’ils ont migré vers l’Est via les côtes ; c’est ainsi qu’on retrouve une proportion importante de gènes de Denisova dans les populations actuelle de Sapiens en Asie du sud-est et pourquoi chez les Sapiens d’Amérique si on envisage un peuplement du continent américain via l’Océanie[19] ?
A partir de ce constat d’une pluralité d’espèces, comment expliquer aujourd’hui qu’une seule ait survécu ? Ici Pascal Picq invoque un faisceau de facteurs biologique, génétique, cognitif, technique et culturel qu’il rassemble sous l’expression de « nouvelle synthèse coévolutive[20] ». Cette synthèse leur assure des économies de subsistances plus efficaces se traduisant par des groupes sociaux plus nombreux capables de se sédentariser, d’occuper des territoires et d’en exploiter en profondeur les ressources, ce qu’attestent les recherches archéologiques avec l’émergence de villages constitués de plusieurs cabanes ou tentes autour d’une place centrale[21]. Au contraire, chez les Néandertaliens ou Dénisoviens, les groupes se composent de peu d’individus avec des taux de consanguinité importants, ils sont généralement nomades et se déplacent souvent selon les disponibilités des ressources et des saisons.
Ainsi, le scénario que retient Pascal Picq est celui d’un remplacement progressif, sur plusieurs millénaires, de Neandertal par Sapiens : des groupes de Sapiens débarquent en Europe, côtoient des groupes de néandertaliens, on échange, on s’hybride puis Néandertal migre comme à l’accoutumée et en son absence Sapiens s’installe ; et lorsqu’il revient, Sapiens domine les plaines, Neandertal se réfugie sur les hauteurs, sa nourriture est moins variée, sa biologie se dégrade (visible dans la détérioration de l’émail dentaire, perte de la fertilité, augmentation de la consanguinité avec isolation des différents groupes de Neandertal…)[22].
Les Sapiens modernes issus de la dernière migration n’illustrent donc pas une nouvelle espèce par rapport aux Sapiens anciens mais une nouvelle coévolution fondée sur une nouvelle synthèse biologique, cognitive et culturelle.
La conquête du monde par Sapiens, une révolution technique, sociale et cognitive
Très proches anatomiquement de Neandertal, Denisova et Sapiens archaïque, Sapiens moderne a réussi à supplanter ces espèces anciennement installées. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a poussé Sapiens à parcourir le monde ?
Picq rejette d’emblée la thèse environnementale, âges glaciaires et autres catastrophes volcaniques. La réponse est à rechercher avant tout au cœur de ce Sapiens moderne qui émerge en Afrique orientale, après Sapiens archaïque, entre 190 000 et 160 000 ans.
Si on ne connaît pas précisément les itinéraires parcourus par Sapiens moderne depuis sa sortie d’Afrique vers 190 000 ans, on peut suivre, par les différents squelettes, les traces de son expansion terrestre : vers 110 000 ans au Proche-Orient et en Afrique du Sud et du Nord puis vers 45 000 ans en Europe et vers 70 000 ans en Asie orientale et depuis 50 000 ans en Australie.
Ce qui intéresse ici Pascal Picq dans ces migrations multiples de Sapiens, ce sont les itinéraires maritimes. Deux grands itinéraires se révèlent par l’archéologie, un vers le Nord depuis la vallée du Nil et un second vers la péninsule arabique et l’Australie via les côtes asiatiques à pieds ou par cabotage. Si Sapiens semble avoir préféré les littoraux pour se déplacer, l’archéologie peine à le suivre en raison de la montée des eaux ayant recouverts une bonne partie de ces plaines littorales qu’il a pu parcourir[23]. En effet, pour Picq, les traversées maritimes comme celles entre le Sunda et le Sahul (Indonésie et Australie) engagées il y a plus de 50 000 ans au-delà de l’horizon interrogent et témoignent de la nature profonde de ce Sapiens moderne.
Mais les traces archéologiques sont rares, la taphonomie[24] des îles se révélant défavorable ; reste l’archéologie expérimentale consistant à reproduire les gestes et techniques du passés avec les moyens avérés par l’archéologie. Les projets Nale Tasih 1 et 2 en 1998 cherchant à rallier par un radeau de bambou le Timor et l’Australie (voyage de 1 000 km) ou Nale Tasih 3 pour le passage du détroit de Lombock nous montrent la possibilité de ces traversés non sans difficultés témoignant de la réalité de la ligne de Walace[25].
Enfin, concernant les Amériques, l’hypothèse la plus connue évoque le passage vers le détroit de Béring pendant des périodes glaciaires entre 60 000 et 13 000 ans. Mais Pascal Picq reste dubitatif quant à cette possibilité qui, si elle offre un couloir de circulation, présente un faible espoir de terre promise. En effet, d’immenses glaciers barrent alors l’Amérique du Nord, faisant de ces terres des contrées inhospitalières[26]. D’ailleurs, pourquoi d’autres espèces, beaucoup mieux adaptées au froid, telles le tigre à dents de sabre ou le mammouth ne s’y sont pas risqués interroge l’auteur ?
De plus, l’archéologie des sites d’Amérique du Sud ne correspond pas très bien avec la chronologie des possibilités de passage : on trouve ainsi des sites et des squelettes en Amérique du Sud datés de près de 30 000 ans. Fait troublant également, des bateaux ont été retrouvés dans l’art rupestre en Australie mais aussi en plein Mato Grosso au Brésil ! Picq avance ainsi l’hypothèse de l’existence de peuples de navigateurs partis des îles de la Sonde et du Sahul[27] et rejette l’idée d’un peuplement unique des Amérique, du Nord au Sud, venu de Béring il y a 13 000 ans. Et si l’Amérique du Sud avait été peuplée avant l’Amérique du Nord vers 40 000 ans ?
Une chose est certaine pour Picq, Sapiens moderne est un navigateur aguerri depuis au moins 50 000 ans et ces navigations côtières ou hauturières constituent un apport considérable à l’évolution humaine par l’acquisition de techniques, de compétences mais aussi par l’audace dont il a fallu faire preuve pour dépasser l’horizon.
Et derrière la révolution technique nécessaire à cette expansion, c’est la révolution culturelle et plus encore cognitive qui interpelle Pascal Picq : à jamais perdues, les représentations du monde qu’a forgé Sapiens ont été si puissantes qu’elles l’ont porté au-delà des mers et océans.
La transition néolithique, entre choix culturels et sélection naturelle
Après l’expansion de Sapiens au cours de ce que l’on a appelé la « révolution du Paléolithique supérieur », vient la « révolution néolithique » à partir de 8 000 ans avec l’invention de l’agriculture et la sédentarisation.
Mais Picq rejette cette expression de « révolution néolithique » qui traduit une vision uniquement techniciste du changement sociétal de Sapiens. Or, les changements au cours de l’évolution humaine procèdent de synthèses complexes entre représentations du monde et moyens d’agir sur le monde. Et de prendre l’exemple de la céramique, invention dont l’existence n’est pas uniquement commandée par la conservation des aliments mais aussi par des raisons artistiques. Les plus anciennes céramiques connues apparaissent sur l’île d’Hokkaido, des millénaires avant l’invention de l’agriculture[28]…
Ainsi, l’histoire de l’humanité s’est le plus souvent racontée sur le mode solutionniste d’inspiration lamarckienne, surtout en France selon Picq[29], c’est-à-dire que les innovations répondent à un besoin. Or, selon une conception darwinienne, les inventions précèdent les innovations et attendent d’être sélectionnées, par la biologie ou la culture, afin de répondre à un problème.
Dans cette perspective d’archéologie darwinienne ou évolutionniste, l’agriculture, la sédentarisation et la domestication apparues au Proche-Orient doté d’un climat chaud favorisant les plantes à graines consommable et à production annuelle[30] ont eu des répercussions sur la biologie et la génétique de Sapiens. En effet, au fil de l’affirmation d’une économie agricole, la diversité des nourritures se réduit, la cuisson prend de plus en plus d’importance et affectent la génétique : Sapiens se gracilise, sa stature, robustesse des os et de la musculature, taille du cerveau régressent en comparaison des Sapiens restés chasseurs-cueilleurs ou éleveurs nomades. C’est la coévolution. Autre exemple, la domestication des canards et des porcs par les agriculteurs chinois a favorisé l’adaptation des virus de la grippe, d’abord aviaire, aux porcs puis aux humains[31], maladies qu’on ne retrouve guère chez les Amérindiens qui ont domestiqué peu d’animaux et les ont maintenus hors des maisons. Il en va de même pour la consommation de lactose dont la digestion nécessite des enzymes et des gènes particuliers que les éleveurs ont favorisé par une sélection drastique sur les enfants en bas âges.
Pour Pascal Picq, le plus important, à l’image de l’exemple du peuplement de l’Europe entre 10 000 et 3 000 av. J.-C, est l’évolution en mosaïque : Trois types de populations associés à trois types d’économies se côtoient, les chasseurs-cueilleurs du Mésolithique rejoints par les agriculteurs venus du Proche-Orient puis les éleveurs venus de l’Est du Caucase ; ils échangent des gènes, des artefacts et des croyances et se font aussi la guerre.
De ces trois populations, ce sont les agriculteurs sédentaires qui s’imposent peu à peu du Sud au Nord de l’Europe au gré des évènements climatiques et géologiques entre 8 000 et 6 000 ans[32]. Néanmoins, des migrations perdurent autour de la Méditerranée et des populations maintiennent une économie de chasseurs-cueilleurs.
Ainsi, ce mouvement de néolithisation de l’Europe s’est diffusée sur les franges méridionales de l’Europe, de la Turquie à l’Espagne et est progressivement remontée vers le Nord jusqu’à s’imposer en Scandinavie vers 3 000 av J. C.
Si l’agriculture n’a pas été inventée mais importée en Europe, il n’en va pas de même d’autres zones géographiques qui ont constitué, en parallèle, des foyers indépendants de néolithisation, pourquoi ?
Au-delà des conditions climatiques favorables après le dernier âge glaciaire, Pascal Picq se évoque ici avec recul le concept du philosophe Karl Jaspers de « pensée axiale[33] » pour tenter d’expliquer l’émergence simultanée et indépendante dans différentes civilisations, entre 800 et 300 av. J.-C. telles les Grecs, Romains, Perses ou Chinois, de systèmes de pensée philosophique et religieuse avec l’écriture et la constitution de vastes empires organisés. Mais cette pensée axiale ne prend pas en compte les facteurs culturels or, comme le souligne Picq, intrigué, des représentations du monde similaires circulent entre les populations et entre les âges : ainsi, il nous montre que les peuples agriculteurs au Sud entretenaient une organisation sociétale fondée sur une division sexiste des tâches alors que les peuples éleveurs du Nord favorisaient des statuts plus équitables entre les hommes et les femmes. Ces représentations se sont perpétuées au fil de l’histoire, le droit romain est plus machiste que le droit germanique et les sociétés du Nord ont compté plus de femmes au pouvoir que celles du Sud de l’Europe…. Bien évidemment que les gènes n’ont rien à voir ici dans la culture et les organisations socio-politiques mais celles-ci ont contribué à les sélectionner[34]…
La pensée axiale au défi de l’évolutionnisme
Avec l’apparition de « l’histoire », les transformations s’accélèrent et les transitions se réduisent : il s’est écoulé plusieurs millions d’années entre Erectus et les premières espèces de Sapiens alors qu’il n’y a eu que quelques millénaires entre les premières agricultures et les premiers empires. Comment expliquer ces changements ?
Pour penser ces changements, Pascal Picq récuse tout principe idéologique basé sur l’idée de progrès ou de hiérarchie hérité d’une pensée occidentale datée. Selon lui, il faut repenser l’âge axial dans une perspective évolutionniste et non historique en prenant en compte les évolutions précédentes. Ainsi, Pascal Picq nous propose une chronologie de l’évolution humaine avant et après cet « âge axial » :
- Erectus transforme le monde de 2 millions d’années à 500 000 ans[35]: chasseur-cueilleur, il construit des abris, diversifie ses techniques d’outillage, utilise la cuisson et développe le langage et colonise peu à peu presque toutes les niches écologiques.
- Le temps des hommes robustes de 500 000 à 100 000 ans[36]: Sapiens, Neandertal et Denisova sont des chasseurs-cueilleurs également, ils maitrisent le feu et possèdent une organisation sociétale complexe avec une spécialisation des tâches, des formes de solidarités (empathie, sympathie) qui favorisent avec leur grande mobilité une forte expansion démographique et géographique dans différents milieux affectant la morphologie.
- La révolution symbolique d’Homo sapiens entre 100 000 et 12 000 ans[37]: L’homme anatomiquement moderne apparaît en Afrique entre 150 000 et 10 000 ans se déploie sur l’Ancien et les Nouveaux Mondes en rencontrant les autres espèces qui disparaissent entre 32 000 et 12 000 ans. Il est toujours chasseur-cueilleur mais en exploitant davantage en profondeur de toutes les ressources, notamment aquatiques. Des villages avec des habitats plus structurés se font jour, la taille de la pierre devient très technique et les formes d’art se diversifient. Sapiens modifie plus en profondeur les écosystèmes et connaît une expansion démographique importante liée à la conquête de nouveaux territoires et à l’essor de l’altricalité secondaire ; c’est la première fois qu’une espèce vivante, sur Terre, s’installe dans une telle diversité de milieux.
- L’âge des agricultures entre 10 000 et 3 000 ans[38]: il n’existe désormais plus qu’une seule espèce d’hommes mais plusieurs types d’économies coexistent même si la tendance est à l’évolution vers l’économie agricole, une transition sur 5 000 ans. Les croyances se diversifient et se complexifient avec une tendance à l’anthropisation des divinités. L’organisation sociétale est aussi très diverse mais avec une tendance à l’accentuation de la division des tâches entre homme et femme. Les affrontements entre économies pour les territoires et les ressources s’intensifient.
Reste en suspend l’émergence concomitante des agricultures et des organisations sociales dans la partie tempérée de l’hémisphère Nord, ici Pascal Picq ne propose aucune explication.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité des choix culturels créent des facteurs de sélection naturelle (choix alimentaires). On retrouve également cette coévolution entre le génome humain et les agents pathogènes des animaux domestiqués avec l’apparition de nouvelles pathologies diffusées par les voies commerciales et les concentrations d’habitats et qui, en retour, sélectionnent des parties de génomes[39].
- Les premiers empires, l’âge axial[40]: La naissance de ces empires constitue d’un point de vue évolutionniste l’une des transitions les plus importantes de l’histoire de l’humanité avec le développement de la capacité des sociétés à fixer sur des supports matériels, informations et connaissances. Mais Pascal Picq insiste ici sur le fait cette capacité n’est pas née avec ces empires au Ier millénaire av. J.-C., mais est présente bien avant. En effet, depuis Erectus, des « raisons graphiques » sont attestées : le langage, les chaînes opératoires pour tailler les outils, des schémas striés sur les pierres, les formes de cosmétiques (maquillage, tatouage, scarification). L’autre caractéristique de cet âge est la verticalisation des sociétés, tant géographiques (collines, monuments de pouvoir) que sociales (classes selon les métiers). Caractéristique aussi de ce moment est l’imposition, par des élites de conceptions officielles du monde comme les dualismes homme/animal ou nature/culture contre lesquels luttent encore aujourd’hui les anthropologues[41]. Enfin dernière grande caractéristique, non pas le simple commerce qui existait auparavant mais la monnaie, grande rupture anthropologique, qui décharge les parties de tout autre obligation[42].
Pascal Picq conclut sa chronologie en soulignant que du point de vue anthropologique et évolutionniste, si cet âge des empires constitue une nouveauté importante, les différents éléments qui les caractérisent viennent de loin, d’une évolution en mosaïque. Et de prendre l’exemple des monothéismes qui constituent l’aboutissement d’en longue tendance à l’humanisation des divinités[43]… Mais la « révolution axiale » n’a en rien supprimé les polythéismes…
Ainsi, la prétendue période axiale du monde eurasiatique ne se comprend que comme le fruit d’un héritage mosaïque.
Conclusion, Sapiens face aux conséquences de son évolution, le procès du progressisme et du solutionnisme
En retraçant la surprenante épopée de Sapiens, Pascal Picq avait en tête plusieurs objectifs qui se rejoignent, souligner le poids de l’évolution naturelle puis celle de la culture qui se sont combinées dans un phénomène complexe de coévolution afin de balayer toute vision progressiste et téléologique de l’histoire de l’humanité. Sapiens n’a pas triomphé des « lois » de la nature et reste, encore aujourd’hui, dépendant de l’évolution darwinienne qui l’a, aux côtés de la culture, des techniques et des connaissances, façonné.
De même, si l’histoire de Sapiens a débuté en Afrique, puis a vu l’Occident dominer une partie du monde entre le XVème et XXème siècle, celui-ci n’a pas le monopole du progrès et de l’aboutissement de l’humanité comme nous le rappelle le fulgurant développement de l’Asie.
Aujourd’hui, et surtout depuis 2007[44] selon Pascal Picq, l’humanité a pris un tournant. Les grands foyers de peuplement, les grandes civilisations qui avaient pu connaître un développement autonome sont aujourd’hui connectées et connaissent des évolutions similaires : le numérique, l’urbanisation et l’intelligence artificielle.
Pascal Picq se pose alors, en conclusion, la question de l’impact de tous ces changements sur notre biologie et de notre capacité d’adaptation qui a fait le Sapiens d’aujourd’hui. Son constat est sans appel. Une partie de la population est mal adaptée économiquement, socialement, sanitairement à l’écologie urbaine[45] et Pascal Picq de parler même de « mal-évolution »[46]. Ainsi, tout ce qui a fait le succès de la lignée humaine à savoir sa sexualité, sa mobilité et sa curiosité, est aujourd’hui menacé par la ville et le numérique.
En effet, la fertilité masculine s’est effondrée depuis 60 ans car les spermatozoïdes sont très sensibles aux facteurs environnementaux[47] d’où la question de la PMA. La fertilité féminine, quant à elle, est moins sensible à ces changements mais subit au contraire les pressions sociales pour repousser au plus tard la maternité[48] et ainsi privilégier la carrière bousculant alors toute l’altricalité secondaire, déterminant dans la construction biologique, cognitive et sociale des jeunes Sapiens…. Au-delà de la reproduction, c’est également la transmission culturelle de traditions et de savoir-faire reposant en grande partie sur les femmes qui est menacée par la place que les sociétés leur accordent : soit privées d’école et asservis à des tâches domestiques, soit accaparées par leur carrière et responsabilités, les femmes perdent ce rôle de transmission et conduisent leur fille à reproduire le modèle…
De même, le besoin ou la contrainte de migrer a toujours fait partie de « l’ADN » de Sapiens et les tentatives actuelles de contenir ces flux, notamment du Sud vers le Nord, sont dérisoires et sources de futurs problèmes.
Enfin, le numérique ou l’intelligence artificielle à venir s’ils ont pu permettre des facilités de communication, ont des effets délétères sur ce qui a fait le succès de Sapiens : la liberté individuelle est menacée, la facilité et le confort dans lequel on peut glisser, la baisse d’activité physique ou sexuelle, les modifications dans les relations sociales, les facultés cognitives telles la créativité, la mémorisation, la recherche sont aussi touchées…
Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, Sapiens est menacé par sa propre évolution. Victime en quelque sorte de son succès, Sapiens doit aujourd’hui faire face aux conséquences de son évolution : effondrement des écosystèmes, urbanisation, dérèglement climatique, superbactéries ou supervirus…. Mais plus encore, les menaces les plus pressantes pesantes sur l’humanité sont d’origine… Humaine.
Et Pour Pascal Picq, au-delà de la résilience de chaque société et de l’espèce humaine en général, c’est la capacité à remettre en cause l’idéologie du progrès et du solutionnisme qui demeurera la clé pour inventer changer de paradigme et inventer une nouvelle humanité…
[1] Que Pascal Picq nomme « coévolution » que nous définissons par la suite.
[2] PICQ Pascal, Sapiens face à Sapiens, Flammarion, Paris, 2019, 310 pages. P. 13.
[3] Ibid., p. 13.
[4] Ibid., p. 14.15.
[5] Ibid., p. 26.
[6] Ibid., p. 32-33.
[7] Ibid., p. 50.
[8] Ibid., p. 67. La chasse par épuisement est la principale forme de chasse pratiquée. Après plusieurs heures de poursuite, la proie, éreintée, se retrouve paralysée par l’accumulation des toxines ne peut plus évacuer la chaleur et réguler en même temps leur rythme respiratoire.
[9] Premières traces de feu vers 1,8-1,7 million d’années en Afrique de l’Est et du Sud.
[10] La dégradation des nourritures par la cuisson permet d’augmenter le rendement énergétique de 30% des aliments.
[11] Ibid., p. 77.
[12] Ibid., p. 78-79.
[13] Ibid., p. 90.
[14] Ibid., p. 90.
[15] Ibid., p. 120-123.
[16] La peau claire et les cheveux roux sont des adaptations permettant une meilleure pénétration des rayons ultraviolets et ainsi une meilleure synthèse de la vitamine D.
[17] Ibid., p. 136.
[18] Ibid., p. 153-154.
[19] Ibid., p. 157.
[20] Ibid., p. 162.
[21] Ibid., p. 163.
[22] Ibid., p. 165.
[23] Ibid., p. 186-187.
[24] Ibid., p. 188. La taphonomie est la science étudiant les conditions de conservation de vestiges organiques et culturels.
[25] La ligne de Walace, du nom du naturaliste Alfred Walace, est une frontière biogéographique marquant une discontinuité entre les écosystèmes indomalais et australien. Il existe donc des espèces animales, telles les marsupiaux qu’on ne retrouve qu’en Australie.
[26] Ibid., p. 195-196.
[27] Ibid., p. 197-199.
[28] Ibid., p. 218.
[29] Ibid., p. 218-219.
[30] Ibid., p. 222.
[31] Ibid., p. 226.
[32] Picq évoque deux évènements qui auraient permis le retour des peuples nomades, un refroidissement vers 8 200 ans et un gigantesque tsunami recouvrant un espace terrestre entre les îles britaniiques et la Hollande. Ibid., p. 231-232.
[33] Ibid., p. 242-243.
[34] Ibid., p. 243-245.
[35] Ibid., p. 264-266.
[36] Ibid., p. 266-270.
[37] Ibid., p. 270-273.
[38] Ibid., p. 273-277.
[39] Ibid., p. 277. Les agriculteurs deviennent plus graciles et une partie de nos systèmes immunologiques sont issus de cette période.
[40] Ibid., p. 277-285.
[41] Ibid., p. 280.
[42] Ibid., p. 281.
[43] Ibid., p. 283. Pascal Picq commet ici une petite erreur lorsqu’il évoque la tentative de monothéisme en Egypte avec … Toutankhamon au lieu d’Akhenaton/Aménophis IV.
[44] Ibid., p. 294-295. 2007 correspond à la naissance du smartphone avec le iPhone d’Apple.
[45] Ibid., p. 309.
[46] Op. Cit., p. 309.
[47] On estime une perte de fertilité des spermatozoïdes de 60% mais aussi en qualité comme ce fut le cas chez les Néandertaliens… Ibid., p.295.
[48] Ibid., p. 296. Une firme du numérique a récemment proposé à ses employées la possibilité de congeler leurs ovules. Les jeunes enfants se construiraient alors auprès de parents seniors…. Au Japon, les jeunes mères se sentent même coupables vis-à-vis de leur employeur de faire un enfant.