Raoul Nordling fut consul de Suède à Paris de 1905 à 1944. Sa notoriété doit beaucoup au cinéma et à l’interprétation de son personnage par Orson Welles dans le film de René Clément Paris brûle-t-il ? Plus récemment, c’est au théâtre qu’André Dussollier prêta son visage au « sauveur de Paris » dans la pièce Diplomatie, créée en 2011 par Cyril Gely. En s’inspirant très librement des événements de l’été 1944, l’auteur imaginait le face-à-face entre le consul de Suède et le général von Choltitz, commandant du Grand Paris, interprété par Niels Arestrup.
Raoul Nordling fut en effet celui qui intervint sans répit, à Paris, durant l’Occupation, pour empêcher la déportation ou l’exécution de nombreux prisonniers politiques détenus par les Allemands et promis à la déportation, pour établir une trêve dans les combats qui débutèrent le 19 août 1944 entre l’armée allemande et les FFI, pour empêcher enfin que ne soit appliqué l’ordre de Hitler de détruire Paris avant de l’évacuer.
Un manuscrit oublié durant cinquante cinq ans
En 1945, Raoul Nordling voulut écrire le récit des événements dont il avait été un des acteurs, et il demanda à l’un de ses amis, le journaliste Victor Vinde, de l’aider dans cette entreprise. Le texte fut écrit en suédois, puis traduit en français, dans l’intention d’être publié. Mais le projet ne fut pas mené à son terme, soit de la propre initiative de Raoul Nordling, soit faute de l’autorisation du ministère des Affaires étrangères, nécessaire à un membre du corps consulaire pour publier ses Mémoires. Les deux textes, suédois et français, sont restés pendant 55 ans dans un coffre de la société Nordling, où ils furent retrouvés par la famille de Victor Vinde. Le texte fut alors confié à Fabrice Virgili, historien français d’origine suédoise, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de La France virile : des femmes tondues à la libération, Paris, Payot, collection « Petite Bibliothèque Payot », 2004.
Le texte publié aujourd’hui dans la « Petite Bibliothèque Payot », est celui rédigé par Raoul Nordling et Victor Vinde en 1945 et paru aux Éditions Complexe en 2002, précédé pour cette édition d’une préface de Fabrice Virgili, et complété par un ensemble de notes infrapaginales indispensables à la compréhension du texte. Il s’agit donc d’une édition critique de grand intérêt, à la fois par le contenu du témoignage de Raoul Nordling, et par les perspectives et l’éclairage que donnent la préface et les notes.
Un manuscrit publié dans un contexte de remise en question historiographique et nationale de la neutralité
Ces Mémoires arrivent à un moment où la Suède réexamine la question de la neutralité. Tant que dura la Guerre froide, la neutralité nationale fit l’objet d’un consensus. Mais depuis 1991, date à laquelle finit de s’effondrer le Bloc soviétique et où le gouvernement suédois sollicita son adhésion à l’Union européenne, la neutralité suédoise fut envisagée différemment et celle de la période de la Seconde Guerre mondiale fut l’objet d’une interrogation rétrospective. Questionnement qui fut renforcé par l’émergence sur la scène politique suédoise de groupes clandestins néonazis au cours des années 1990, ainsi que par la place centrale prise par le génocide des juifs d’Europe dans la mémoire du second conflit mondial.
Une étude commandée par le gouvernement américain à propos de « l’or nazi » en 1997 aboutit à la conclusion que « dans les circonstances uniques de la Seconde Guerre mondiale, la neutralité heurtait la morale ; trop souvent être neutre offrait un prétexte pour écarter des considérations morales. Les neutres ont ignoré les appels répétés des Alliés de cesser leurs affaires avec l’Allemagne nazie. Quelle qu’aient pu être leurs motifs, le fait qu’ils aient poursuivi leur commerce actif avec le troisième Reich a clairement eu pour conséquence de soutenir et prolonger la capacité de l’Allemagne nazie de mener la guerre. »
La neutralité est aujourd’hui un objet historiographique en plein renouvellement et de nouvelles questions sont donc soulevées et débattues en Suède : le règlement des échanges commerciaux avec de l’or provenant des biens de la communauté juive spoliée par les nazis, les exportations de produits indispensables à l’industrie de guerre allemande (fer et roulement à billes), l’engagement, même ultra minoritaire, de Suédois dans la Waffen-SS, les restrictions à l’immigration des juifs allemands avant la guerre.
Le témoignage d’un homme qui vit « la neutralité comme engagement »
Suédois de nationalité et d’origine, Raoul Nordling est né en France en 1881 et y a vécu presque toute sa vie. « Nombreux sont, au cours de son récit, les indices qui montrent (qu’il) ne percevait pas le second conflit mondial différent des autres. Il ne distinguait pas les enjeux idéologiques de cette guerre totale. » « Conscient des possibilités offertes par son statut, il se donnait pour mission d’être le grain de sable qui aurait permis d’enrayer à l’échelle de l’Europe, de son pays ou de sa ville, la guerre. » Un des ressorts de son action était la place accordée aux relations personnelles : il disposait d’un volumineux carnet d’adresses et savait le mettre à profit.
Suédois et neutre, « il offre au public français une vision originale car doublement décalée : celle d’un homme qui se situe, géographiquement, au nord de l’Europe et celle d’un homme imprégné du sentiment de neutralité, lequel est étranger au pays dans lequel il vit ». Le témoignage de Raoul Nordling montre que la neutralité n’est pas seulement le choix politique d’un État mais qu’il peut également être celui des individus. Pour lui, « être neutre n’est ni de l’indifférence, ni de la lâcheté mais bien une conviction, le choix d’un engagement. »
Un témoignage, pas une autobiographie
Le père de Raoul Nordling est arrivé en France à la fin des années 1870 pour travailler dans une société suédoise importation de bois. En 1892, il reprit cette entreprise et la transforma en « Société générale des pâtes à papier Nordling ». En 1896, il devint consul général de Suède, et en 1913 il fonda la Banque de Suède à Paris. Raoul Nordling fut nommé vice-consul en 1905, consul en 1917 et consul général en 1926. Il est devenu directeur en 1916 de la Société générale des pâtes à papier Nordling et il était également un des dirigeants de la filiale française de la société suédoise SKF, principale fournisseuse de roulements à billes à l’industrie de guerre allemande.
Ces renseignements nous sont fournis par les compléments rédigés par Fabrice Virgili. Le récit de Raoul Nordling se limite strictement à celui de son action humanitaire et politique. On ne trouve rien sur sa vie privée, peu de choses sur ses activités professionnelles, et sur ses tâches consulaires ordinaires. Une fois son engagement dans la guerre terminée, sa parole n’a plus de raison d’être, il interrompt brutalement son récit avec la reddition de von Choltitz.
Le récit commence en 1905, quand Raoul Nordling est nommé vice-consul de Suède à Paris. Les premiers chapitres inscrivent les événements de 1944 dans la continuité de son action. Il relate l’indépendance de la Norvège, la Grande guerre, la crise de Munich, puis la Seconde Guerre mondiale. Il nous parle de la France, avec la drôle de guerre puis l’invasion, mais également de la Scandinavie, lors de la guerre russo-finlandaise, ou de la campagne franco-britannique de Norvège en avril 1940.
L’action humanitaire et politique de Raoul Nordling
Il retrace aussi les laborieuses et illusoires tentatives de paix au cours de l’année 1943 dont il fut l’un des acteurs. Il se trouva alors mêlé, d’abord comme observateur, à des contacts informels dont l’objectif était la signature d’un armistice entre l’Allemagne d’un côté, l’Angleterre et les États-Unis de l’autre. Il en devint acteur et prépara un voyage en Suède où il devait rencontrer le roi. L’affaire échoua, ces tractations étant probablement « à mettre au compte des actions d’intoxication et de sondage de l’adversaire mis en oeuvre par les différentes parties. »
Dès le début du mois d’août 1944, il utilisa toutes ses relations pour intervenir en faveur des milliers de femmes et d’hommes arrêtés par les Allemands, détenus à Compiègne, Drancy ou dans les prisons et promis aux convois de déportation. Il rencontra le chef du gouvernement Pierre Laval, l’ambassadeur Abetz, le Cardinal Suhard, le commandant SS Oberg et le commandant von Choltitz. Il réussit à obtenir un accord qui plaçait tous les prisonniers sous sa responsabilité, puis il se rendit dans la plupart des lieux de détention pour s’assurer personnellement de l’application de l’accord et arracher si nécessaire, comme au fort de Romainville, à Drancy, à Compiègne, des hommes et des femmes des mains de leurs geôliers allemands.
Comme intermédiaire entre le général von Choltitz qu’il rencontra à cinq reprises, et la Résistance insurgée, il fut un des artisans de la trêve entre les combattants les 20 et 21 août 1944. Il obtint également des Allemands que les denrées alimentaires sous leur contrôle, soient distribuées aux Parisiens. Il obtint de von Choltitz qu’une délégation à laquelle participa son frère, se rende auprès des Alliés pour les presser de marcher vers Paris. « En contact régulier avec von Choltitz, il usa alors de toute sa persuasion et de ses talents de diplomate pour dissuader le général allemand d’appliquer l’ordre formel d’Hitler de destruction de la ville lumière. » C’est surtout cette action qui lui vaut la célébrité, mais il ne lui consacre qu’une très faible part de son témoignage.
« Ce récit est bien celui d’un des principaux acteurs de la libération de Paris. Mais alors que Raoul Nordling a été l’un des premiers à écrire ses Mémoires, ceux-ci sont probablement parmi les derniers à être publiés. » Nordling ne répond donc pas à d’autres récits et il nous donne sa propre vision des faits. Consul d’un État neutre, il était le seul avec le consul suisse à être en contact permanent avec les deux camps, celui de l’armée d’occupation et celui des FFI. Ces Mémoires, fort agréables à lire et utilement enrichies des notes de Fabrice Virgili, n’apportent pas de révélations fondamentales. Les spécialistes y trouveront néanmoins des nuances et des précisions, en particulier sur les événements qui concernent la trêve entre les deux camps, qui a suscité de nombreuses discussions et polémiques.
© Joël Drogland