Une enquête de terrain dans les Alpes françaises et suisses d’Emmanuelle Petit, géographe chargée de cours à l’université de Bordeaux pour une découverte des relations entre identité, espace et mémoire des territoires de montagne.
Partant des traces : cimetières, monuments, plaques, lieux de souvenir des morts en montagne elle interroge l’identité des professionnels de la montagne, en relation avec la notion de place définie par Michel Lussault.

Généalogie des manières de mettre en scène la montagne pour se souvenir

Cette première partie traite dans le contexte général des Alpes occidentales de l’émergence d’une identité montagnarde à partir des espaces de la mort, marqueur d’identité personnelle et sociale. Cette construction s’opère en trois temps chronologiques.

Des pierres brutes pour se souvenir. L’invention d’une manière de faire

L’enquête débute en 1741 avec la gravure de la Pierre aux Anglais (Mer de glace – Chamonix) par deux Britanniques venus découvrir les « glacières de Savoye » mais c’est en Suisse qu’on retrouve les premières manières de faire dans les cimetières: des pierres dressées en matériau local pour rappeler la mort d’un soldat, d’un guide alors que les montagnards enterrent leurs morts sous une croix de bois ou de fer forgé.
Au XIXe siècle se développe la commémoration publique : stèles, statues d’événement comme la première ascension du Mont Blanc. Avec le développement de l’alpinisme on assiste à une multiplication des artefacts rendant visible l’épopée de la conquête des sommets. Avec la première moitié du XXe siècle se multiplient ces marques et notamment l’usage de pierres brutes en forme de montagne dans les cimetières pour les morts en montagne comme la tombe de Whymper à Chamonix ou celle du guide Pierre Gaspard à St Christophe en Oisans. Ces traces se retrouvent dans les monuments collectifs en l’honneur des guides (Chamonix, Zermatt en Suisse, Cogne en Italie).

Depuis 1980 la mise en scène des souvenirs liés à l’histoire de l’alpinisme s’échappe des cimetières (Grundelwald) souvent à l’initiative des communes et non des familles pour la construction d’une mémoire collective (Zermatt, Chamonix, Breuil-Cervina).

Le troisième temps est celui des monuments funéraires de plus en plus travaillés, explicites (page 54) comme en Haute Maurienne ou a contrario comme à Chamonix l’installation d’une grande dalle de granite où les familles peuvent inscrire les noms des défunts morts en montagne et incinérés.
Dans la période récente l’évocation de la montagne ne renvoie pas nécessairement à la mort dans un accident de montagne mais à des montagnards, habitants de la montagne. Cette troisième phase correspond à un élargissement du champ spatial de la référence à l’idée de montagne.

Variations

La légitimité des emplacements du souvenir discutée

L’auteur interroge ici les guides de la compagnie des guides de Chamonix.
Où peut-on se recueillir, de qui, de quoi? Se pose la question de la localisation topographique des artefacts et de la position sociale du personnage ainsi reconnu. Il s’agit de reconnaître la visibilité des souvenirs du monde chamoniard.
Le cimetière est la place ordinaire des mortels qui est donc opposé à la plaque apposée en montagne. A Chamonix, contrairement à l’Italie ou la Suisse, vers 1950 les plaques apposées dans la nature sont interdites, pour éviter la surcharge sur certaines portions de l’espace, les itinéraires les plus dangereux comme le couloir du Goûter. On installe alors un grand mur dans le cimetière même; comme une séparation entre espace de vie et espace de mort.
De la même manière la question des corps restés en montagne pose à l’évidence un problème pour la famille en deuil et aussi pour les pratiquants habituels de la montagne : image du danger. La situation est différente en cas d’accident collectif mais la trace commémorative n’est pas nécessairement sur le lieu Accident de l’aiguille Verte en 1964 plaque dans l’enceinte de l’ENSA (Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme).
L’auteure montre que sur cette question les professionnels, les guides ont de la montagne l’image d’un espace de vie qui exclut corps et artefacts contrairement aux familles des accidentés.
Pourtant dans certains cas des histoires de vie unique l’artefact se trouve légitimé dans la ville même par une mémoire collective évoquant moins la mort que la vie du personnage : Balmat, Paccard, de Saussure à Chamonix, véritables figures tutélaires. L’auteure analyse l’emplacement choisi, voire le déplacement du monument, mais aussi d’autres formes mémorielles comme des plaques portant récits d’ascension, des biographies.

Cimetières, avoir et être à sa place

Il s’agit ici de comprendre les motivations, les règles légales ou tacites qui désignent une place à un défunt mort en montagne à Chamonix dans un conteste qui exacerbe les enjeux identitaires entre villageois, guides, résidents secondaires amoureux de la vallée, touristes. L’auteure fait une étude très détaillée des places dans le cimetière du Biollay : l’emplacement au cimetière comme un miroir de la société des vivants, une affirmation identitaire. Le cimetière est alors le produit d’une histoire du lieu, de la vallée.
L’exemple de Whymper permet de montrer comment la légitimation « être à sa place » permet d’avoir une place au cimetière. Il existe quatre formes de légitimation qui déterminent le lieu dans le cimetière: être Chamoniard de souche – un ancrage généalogique, l’appartenance à la compagnie des guides, la reconnaissance de qualités exceptionnelles pour des alpinistes ni Chamoniards ni guides (Lachenal, Terray, y compris des étrangers Frendo) – emblèmes de l’histoire de l’alpinisme, avoir été victime d’un accident en montagne – situation qui permet soit une inscription au mur des disparus soit une place au fond du cimetière dans un espace dédié. La mise à distance de ces derniers rompt avec l’idée énoncée d’une égalité devant la mort tout en attribuant une place à ces « étrangers » qui concourent à la réputation de la vallée.
En parallèle l’auteure évoque le cimetière d’Argentière, cimentière d’une communauté montagnarde en opposition à l’anonymat de Chamonix et celui de Zermatt où s’inscrit l’histoire d’un métier, un lieu mémoriel.
le cimetière apparaît comme un opérateur identitaire, fédérateur et en même temps un lieu touristique comme à Zermatt.

Les mises en scènes et le jeu des places

L’auteure a interrogé guides, touristes et habitants à Bessans (Maurienne) et Chamonix à propos des tombes qui mettent en scène l’idée de montagne (pierres dressées, pierres gravées d’images très figuratives). Elle en déduit ce qui contribue à la construction identitaire.
Le recours à une représentation de la montagne semble a priori une évidence pour les touristes comme pour les habitants et participe de l’identité spatiale du lieu. Toutefois dans un second temps se pose la question de la référence à la personne dont on veut garder le souvenir qui donne sens ou non à l’artefact. Si le lieu du décès légitime le recours à l’image de la montagne la situation de la tombe dans un cimetière urbain comme à Grenoble peut, pour certains, poser problème en cela que cela interroge l’idée de montagne, ses limites et la construction identitaire.