Avec cet ouvrage d’abord publié aux Etats-Unis en 2005 et aujourd’hui traduit par Guillaume Villeneuve pour les éditions Tallandier, J.E. Lendon, diplômé de Yale University, professeur d’histoire ancienne à l’université de Virginie après avoir enseigné au prestigieux Massachussetts Institute of Technology (MIT), s’inscrit dans un courant historiographique récent. Celui-ci, illustré en particulier par le Battle : A history of combat and culture de John Lynn, s’attache à une étude « culturelle » de la guerre, arguant que ses réalités résultent avant tout de l’influence des mœurs et des idéaux des combattants. L’auteur ouvre d’ailleurs son exposé par un exemple frappant, qu’il illustre par le récit d’un épisode sanglant de la Guerre du Vietnam : la volonté des Marines américains de récupérer le corps des leurs laissés sur le champ de bataille, et ce quel qu’en puisse être le prix. L’ambitieux propos de son ouvrage est donc de s’attacher, à la lumière de cette interprétation, à une relecture du phénomène guerrier en Grèce et à Rome, des mystérieux temps homériques jusqu’au crépuscule de l’Empire des Césars, dans la deuxième partie du IVè s. ap.J.-C. La thèse de fond de l’auteur, présentée dans une introduction intitulée « le changement militaire dans l’Antiquité », part du constat que les historiens ont eu tendance à n’interpréter les évolutions que connut l’art de la guerre pendant cette époque qu’en termes de progrès technologiques débouchant sur l’adoption de tactiques plus efficaces. Or, bien que les Grecs et les Romains soient capables de conceptualiser et de reconnaître la valeur du changement, les évolutions dans ces deux domaines furent plutôt rares, et pas toujours évidentes en terme de progrès. Pour J.E.Lendon, c’est que ces peuples étaient avant tout tournés vers le passé ; c’est donc le recours à ce passé qui a conditionné leur évolution militaire, avec des effets divers.
Hantés par leurs fantômes
L’auteur s’attache alors à développer son propos dans deux parties presqu’égales, l’une consacrée aux Grecs et l’autre aux Romains. Dans chacune, vu l’ampleur chronologique de son étude, il s’intéresse à un certain nombre d’épisodes significatifs, ceux en fait sur lesquels nous sommes les mieux documentés, à partir desquels, en s’appuyant sur nombre d’autres sources, il élargit peu à peu sa perspective. Pour les Grecs, sont ainsi successivement abordés les combats décrits dans l’Iliade, l’exploit d’Othryadès lors du combat de champions de Thyréa, ceux d’autres Spartiates aux Thermopyles et à Platées, la bataille de Délion, la situation au début du IVè s., la victoire d’Alexandre à Issos, et enfin les batailles de Parétacène et Gabiène. J.E. Lendon distingue deux valeurs fondamentales pour les Grecs : l’importance de la notion de compétition (agôn), et leur profonde révérence pour l’épopée homérique, et particulièrement l’Iliade. Toutes deux ont joué, à des degrés divers, leur rôle dans l’évolution de l’art militaire grec, l’ont transcendé et parfois conditionné. La même méthode de lecture est ensuite appliquée à l’histoire militaire romaine, à travers le récit de l’exploit de Marcus Valerius « Le corbeau » , la victoire de Paul-Emile à Pydna, les semi-échecs essuyés par César à Gergovie et Ilerda, le siège de Jérusalem par Titus, la victoire de Julien à Strasbourg, puis sa malheureuse campagne contre la Perse. Analysant les causes des succès romains, J.E.Lendon relativise la nature ou l’impact de facteurs souvent mis en avant : une discipline censément inflexible, un entraînement poussé, l’émulation née d’une supposée cohésion des unités… Il leur préfère quatre valeurs culturelles fondamentales, dont il étudie la permanence et l’articulation évolutive à travers les siècles : le binôme virtus, courage agressif exprimé dans le combat singulier – disciplina, qui, avant d’être d’essence coercitive, est une éthique intégrée par les combattants plaçant sur un mode compétitif l’excellence dans les domaines de l’obéissance, de l’entraînement et de la discipline ; l’influence des méthodes militaires grecques ; et enfin un amour profond du passé. A la différence des Grecs, restés pragmatiques, Rome ne sut, selon l’auteur, éviter de finalement se perdre dans le retour à un archaïsme militaire qui contribua à sa chute.
Un exposé brillant
Avec Soldats & fantômes, J.E.Lendon livre donc une étonnante plongée dans les mentalités collectives des guerriers de Grèce et de Rome. Indiscutablement, sa rhétorique est très au point. Son propos est bien construit, clairement organisé. Chaque épisode est développé dans un chapitre distinct, éclairé par des sous-titres ; des transitions, introductions et conclusions partielles permettent de bien saisir le fil de la pensée de l’auteur. Le texte est d’une lecture très agréable, illustré par de nombreux exemples, complété par de nombreux dessins et photos, quelques cartes, une chronologie détaillée et un court glossaire. Il s’avère donc accessible au profane ; ce qui ne l’empêche pas d’être d’une érudition remarquable. J.E. Lendon fait en effet le choix de rejeter ses notes à la fin de l’ouvrage ; et surtout, il les introduit par un impressionnant complément bibliographique (p.363-410) qui ne se contente pas de montrer par la multitude de sources et de travaux historiques cités combien sérieux a été son travail de documentation, mais fait aussi l’effort de replacer chacune des références utilisées dans un contexte ou au sein d’une éventuelle controverse.
Est-il pour autant définitif ? L’impression (introduite ou renforcée par un résumé de 4ème de couverture assez réducteur) que peut au premier abord laisser l’ouvrage d’une analyse plus ou moins univoque (aussi brillante soit-elle) des fondements de l’évolution de l’art de la guerre dans l’Antiquité gréco-romaine peut évidemment engendrer une certaine réserve. L’auteur se contente d’ailleurs de parler de « conviction » (p.25) : nombre d’éléments avancés ne sont en effet que des hypothèses étayées non par des témoignages irréfutables mais par des faisceaux d’indices, reposant en particulier sur des sources littéraires et artistiques, toujours susceptibles de transfigurer un réel ou de n’en être qu’un relief partial. Il n’en reste pas moins que ses thèses, fouillées, subtiles et nuancées, sont fascinantes, et peuvent apparaître comme réellement pertinentes ; l’exemple le plus troublant sans doute est celui de la Rome de la seconde moitié du IVè s. ap.J.-C., marquée par un étonnant retour à la disposition en phalange compacte et à un style de commandement héroïque directement hérités d’un passé admiré. Elles témoignent de plus d’une grande cohérence de pensée, J.E.Lendon ne rechignant pas à s’attaquer à des périodes où on pourrait supposer son interprétation moins appropriée, comme l’époque hellénistique, qui vit la « technicisation » croissante des troupes, les développements de la poliorcétique, et même la romanisation progressive des dernières armées hellénistiques au Ier s. av.J.-C. (voire, s’il faut en croire les travaux de Nick Sekunda, dès les années 160-150 av.J.-C.). De fait, même s’il ne les évoque guère, J.E. Lendon ne commet pas l’erreur de nier toute influence aux facteurs politiques, sociaux et technologiques ; il la minore simplement au bénéfice d’une approche culturelle avant tout tournée vers le passé.
Dans cette optique, il laisse un champ immense ouvert à la discussion. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage original, brillant et passionnant, qui ouvre donc de nouvelles et vastes perspectives sur la compréhension du phénomène guerrier en Grèce et à Rome.
Stéphane Moronval © Clionautes.