Cette petite maison d’édition, qui a tout d’une grande, présente un catalogue intéressant.

http://editions-heloisedormesson.com/

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Né en 1978 au Canada, installé à Berlin, le jeune musicologue, scénographe et historien Misha Aster a eu accès aux archives du ministère de l’Instruction populaire et de la propagande de Goebbels, au peu qu’il subsiste des archives de l’Orchestre philharmonique, et à des archives privées venant d’anciens membres de l’Orchestre pour écrire cette étude d’ensemble, la première jamais écrite sur les rapports entre le Philharmonique de Berlin et l’État national-socialiste. L’orchestre fut couvert de lauriers et protégé par les nazis, et son chef, Wilhelm Furtwängler, fut accusé de l’avoir dirigé lors de manifestations nazies comme les anniversaires d’Hitler. Misha Aster s’interroge sur la transformation de l’orchestre en instrument de propagande « sous la baguette du Reich » ou sur ses éventuelles marges d’autonomie de l’orchestre en se plaçant, dans le débat entre les interprétations « intentionalistes » et « fonctionnalistes » des activités de l’État nazi, plutôt du côté des « fonctionnalistes ». L’ouvrage est organisé en six chapitres. Misha Aster retrace d’abord l’histoire administrative de l’Orchestre. Les cinq autres chapitres sont thématiques, qui traitent de ses membres, des aléas de sa situation financière, de ses concerts et des publics qui les fréquentèrent, de sa programmation musicale et de ses tournées internationales.

Le Philharmonique de Berlin fut fondé en 1882 comme communauté autonome puis à partir de 1903 comme société à responsabilité limitée, une GmbH dont chaque musicien en activité était actionnaire, dirigée par un comité élu de trois membres, le Vorstand (titre du président de ce comité). Les difficultés financières croissantes de l’Orchestre après 1918, malgré sa réputation internationale, le poussèrent à accepter en 1929, en échange d’un financement régulier eu égard à « son importance pour toute l’Allemagne », le principe d’une participation majoritaire de la Ville de Berlin, du Land et du Reich.

Le jeu du nationalisme

La crise de 1929 fit échouer cet accord et aggrava la situation financière de l’Orchestre. En 1933, l’Orchestre joua une nouvelle fois la carte du nationalisme, faisant ainsi le jeu du nouveau ministre de l’Instruction populaire et de la Propagande, Joseph Goebbels, dans sa lutte contre le ministère de l’Intérieur. En janvier 1934, le Reich obtint le monopole au sein de la GmbH, rachetant les parts des musiciens qui devinrent des fonctionnaires, l’Orchestre devenant un Reichsorchester protégé par Goebbels (y compris contre les formations concurrentes protégées par Göring). Ainsi, par exemple, les efforts financiers (salaires, primes, retraites) et matériels (logements) furent faits pour engager et garder les meilleurs musiciens allemands, pour fournir à l’Orchestre les meilleurs instruments (beaucoup de pièces historiques venant de pillages), et surtout les musiciens obtinrent un statut les rendant non disponibles pour les obligations militaires, qui fut respecté jusqu’à la fin de la guerre. Le Reich versa des sommes colossales pour soutenir l’Orchestre ou au moins minimiser ses pertes, et l’Orchestre joua constamment la défense de son statut exceptionnel.
En échange, le Philharmonique joua régulièrement devant la quasi-totalité de l’élite nazie, y compris Hitler, Goebbels et Göring, ainsi que lors du congrès du NSDAP à Nuremberg en 1936, 1938 et 1939 et pour d’autres cérémonies officielles (J.O. de Berlin en 1936, anniversaires d’Hitler à partir de 1937, Journées de l’art allemand, concerts pour la Hitlerjugend, concerts prônant « l’amitié entre les nations » avec des partenaires étrangers pour montrer en fait la supériorité des musiciens allemands), et enfin collaboration avec Kraft durch Freude (qui élargit le succès croissant de l’Orchestre, lui offrant, au-delà de son traditionnel public bourgeois, un public plus populaire) ou concerts dans des usines, pour la Wehrmacht, pour la Croix-Rouge allemande et des organisations de charité (Wintershilfewerk par exemple), ainsi que des concerts radiodiffusés (émissions régulières contribuant à l’effort de guerre) à partir de 1939.

Des choix de compositeurs sur critères raciaux

Les derniers concerts furent donnés en mars-avril 1945 pour des soldats puis de façon privée pour le ministre de l’Armement Albert Speer. Dans ses tournées internationales, l’Orchestre fut utilisé comme un instrument de propagande, jouant pour les publics locaux mais aussi pendant la guerre pour la Wehrmacht. Les concerts à l’étranger donnèrent parfois lieu à des protestations antifascistes qui n’assimilaient pas l’orchestre au nazisme avant guerre, mais avec la guerre l’orchestre (transporté par des moyens militaires souvent) fut surnommé « l’avant-garde des parachutistes » et ses concerts donnèrent lieu à des manifestations qui restaient cependant minoritaires. Quant au répertoire interprété, l’influence nazie fut réduite (même si d’emblée certains compositeurs étaient exclus d’office pour des raisons raciales ou politiques, comme Mahler, Schönberg ou Korngold, mais Mendelssohn fut joué jusqu’en 1936 et Stravinsky jusqu’en 1939), selon Misha Aster : «… le « canon » des musiciens allemands resta la source principale du répertoire. Même après que l’État eut pris le contrôle de l’orchestre, le ministère n’eut donc guère besoin de se mêler de la programmation : les choix musicaux des nazis et le noyau du répertoire de l’Orchestre philharmonique s’harmonisaient dès le départ… » (p. 225), soit par goût du public, soit par goût des chefs d’orchestre, et ce dès avant l’arrivée des nazis au pouvoir. Plus de 70% de toute la musique interprétée par l’Orchestre sous le IIIe Reich étaient constitués d’œuvres de Beethoven, Brahms, Bruckner, Haydn, Mozart, Richard Strauss, puis d’œuvres de Bach, Schubert, Schumann et Weber, les étrangers les plus joués étant Tchaïkovski et Berlioz.

Sur la centaine de membres de l’Orchestre, Misha Aster estime à une vingtaine le nombre d’inscrits au NSDAP et à moins le nombre de nazis convaincus, dont les tentatives pour réorganiser l’Orchestre selon les principes idéologiques nazis furent diversement couronnés de succès. Ainsi la fusion avec le Berliner Sinfonie-Orchester fut-elle annulée en 1933, sous la pression de Furtwängler, aboutissant au départ de membres du NSDAP et de vétérans de la guerre, alors que, selon un exclu « des étrangers et des Juifs restent dans l’orchestre … ». Furtwängler fit tout pour garder les quatre membres juifs de l’orchestre, qui partirent après que la formation devint un orchestre d’État, et pour protéger les épouses juives de musiciens. La communauté des musiciens resta très silencieuse sur ces sujets. Entre 1933 et 1935, la direction annula les abonnements des mélomanes juifs. À partir de 1938, le Philharmonique fut représenté par un Vorstand (Lorenz Höber) non nazi, principal responsable des activités de l’orchestre, mais aussi par un conseil élu composé de musiciens membres du NSDAP. Pour Misha Aster, « dès sa création, la culture de l’Orchestre philharmonique avait privilégié la recherche d’un consensus réaliste. En un sens, c’est là l’essence même d’une communauté démocratique – y compris quand elle cède à des extrémistes. L’essentiel restait de pouvoir faire de la musique à un niveau exceptionnel et dans un environnement à la fois protégé et créatif. Comme quelques années plus tôt face au destin de leurs collègues juifs, en 1937-1938 les musiciens de l’orchestre avaient encore une certaine liberté de choix, même limitée. En se pliant extérieurement aux exigences du nazisme, ils pouvaient espérer s’attirer les bonnes grâces du régime et conserver leurs privilèges tout en sauvegardant ce qui subsistait des valeurs du Gemeinschaftsgeist. » (p. 98-99). À partir de la fin 1938, les musiciens durent prêter serment au Führer, et en 1939 sortit un nouveau règlement de service très autoritaire, conçu par l’orchestre.

Il est enfin un dernier domaine où l’exigence idéologique et politique d’une exaltation de certaines valeurs musicales joua : le choix des chefs d’orchestre et des solistes. En mars 1933, avant la transformation en Reichsorchester, les nazis n’interdirent pas un concert de Bruno Walter mais mirent en gardent contre de possibles perturbations et l’impossibilité pour l’État d’assurer le service d’ordre, et proposèrent de remplacer Walter par un chef moins « controversé ». Walter annula lui-même le concert et fut remplacé par Richard Strauss paré dès lors de l’image du « sauveur ».

Wilhelm Furtwängler, la star de l’Orchestre

La même méthode fut utilisée contre Otto Klemperer (autre chef d’orchestre juif), remplacé par Carl Schuricht, l’un des représentants de cette génération de brillants chefs d’orchestre qui se firent un nom durant la période nazie : Eugen Jochum, Hermann Abendroth, Karl Böhm, Clemens Krauss, Hans Knappertsbusch, Herbet von Karajan. Très peu de chefs mineurs dirigèrent l’Orchestre à la suite d’un « lobbying » personnel acharné ou d’intrigues politiques.

Reste le cas Wilhelm Furtwängler, la véritable « star » de l’Orchestre, dont la figure domine le livre de Misha Aster. Il n’y apparaît pas comme quelqu’un qui était idéologiquement proche des nazis mais comme un homme « qui croyait vraiment au pouvoir transcendant de la musique et estimait que « la véritable mission de l’art » était « d’élever l’humanité au-dessus d’une réalité morcelée ». Néanmoins il sous estimait gravement la portée de la rupture instaurée par Hitler. (…) Confronté aux empiètements de l’idéologie, Furtwängler réagit en luttant pour préserver les acquis, pour défendre sa liberté artistique et donc l’autonomie de son orchestre. Cependant les nazis ne lui concédaient ces avantages qu’en échange de la légitimation de leurs conceptions pernicieuses… » (p. 258-259). Dans cette partie d’échecs avec les nazis, Furtwängler joua habilement de son prestige. En 1934, il devait diriger la création de Mathis le peintre, opéra de Hindemith, à l’Opéra d’État de Berlin. Considéré comme une œuvre dissidente, l’opéra fut interdit. Furtwängler démissionna de ses fonctions. Il ne fut plus jamais le chef principal officiel du Philharmonique de Berlin, mais il s’était rendu indispensable, de nombreux mélomanes ayant exigé le remboursement de leurs abonnements aux séries de concerts philharmoniques qu’il dirigeait. Les nazis lui demandèrent de revenir, mais il dirigea dorénavant de l’extérieur, avec les honoraires d’un chef invité. Ce geste facilita sa posture visant à s’abstenir autant que possible de diriger des concerts liés de trop près au NSDAP, même s’il y eut des exceptions. Furtwängler utilisa souvent ses relations personnelles avec Goebbels au profit de l’Orchestre (en défendant des artistes juifs par exemple, ou en négociant des contrats) et à son profit, dans un contexte de favoritisme généralisé et de rivalités entre Goebbels et Göering.

Que devint l’Orchestre à la fin de la guerre ? Les musiciens firent une fois de plus preuve de leur sens politique. Le Vorstand Lorenz Höber (suspendu par les autorités américaines en 1946, bien que non nazi, pour avoir été le Vorstand de l’ère nazie, et réhabilité longuement par Misha Aster) négocia les autorisations de réunion puis la garantie financière de la Ville de Berlin (jusqu’en 2002). Les musiciens demandèrent à Gerhart von Westerman, leur administrateur membre du NSDAP nommé par Goebbels, de négocier avec les Russes dans leur propre langue (il devint intendant officiellement en 1952). Ils choisirent comme chef d’orchestre un autre russophone, Leo Borchard, qui était entré dans la résistance allemande après avoir été mis à l’index par les nazis en 1943, puis, Borchard ayant été tué par un G.I., un jeune chef roumain, Sergiu Celibidache (avant le retour de Furtwängler en 1947, et, après sa mort en 1954, le choix de Karajan). Certains musiciens trop liés aux nazis partirent, d’autres furent suspendus lors de la dénazification. Le dernier concert de l’ère nazie, en avril 1945, s’était terminé par Mort et transfiguration de Richard Strauss. Le premier concert de l’ère nouvelle, le 26 mai 1945, donna à entendre des œuvres de Mendelssohn et Tchaïkovski…

On l’aura compris, c’est un livre passionnant, qui offre un angle d’approche original du nazisme et de sa politique culturelle. Peut-on l’utiliser en cours ? Oui d’autant qu’un documentaire a été tourné à partir de cet essai et est sorti en dvd :

http://classiqueinfo-disque.com/spip/spip.php?article423

Par ailleurs un certain nombre de lettres sont reproduites en extraits par Misha Aster, et permettent de tenter une approche originale de la notion complexe de totalitarisme
– soit en centrant la séance sur le cas de l’Allemagne nazie : on pourra sans doute enrichir cette séance en combinant ce livre avec celui d’Esteban Buch, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999

http://chrhc.revues.org/index1843.html

– soit en tentant une comparaison avec les cas italien et soviétique, avec l’exemple de Chostakovitch :

http://pedagogie.ac-amiens.fr/histoire_geo_ic/spip.php?article672

Laurent Gayme