A la fin de l’été 1942, l’échec de la « Relève » devenant de plus en plus évident, les pressions allemandes pour obtenir de la main d’œuvre s’accentuant, et l’engagement de Vichy dans la politique de collaboration étant de plus en plus fort, le gouvernement de Pierre Laval adopte, le 4 septembre 1942, une loi relative à « l’utilisation et l’orientation de la main d’œuvre ». Elle stipule que tous les hommes de 18 à 50 ans et toutes les femmes célibataires entre 21 et 35 ans « pourront être assujettis à effectuer les travaux que le gouvernement jugera utiles dans l’intérêt supérieur de la nation ». Les entreprises françaises sont sommées d’établir parmi leur personnel la liste de leurs employés désignés pour aller travailler en Allemagne.

Le témoignage d’un travailleur contraint

Gilbert Barbier, né en avril 1920, était alors ouvrier dans une usine de Poissy qui fabriquait des transmissions. Il occupait le poste de magasinier d’outillage, fonction nécessitant sérieux et compétence. Par son âge et par ses fonctions, il tombait sous le coup de la loi de septembre 1942. Convoqué au bureau de l’usine en novembre 1942, il fut reçu par un Allemand en présence d’un inspecteur du travail français. Il refusa de signer le contrat qui lui était proposé, mais il fut néanmoins contraint de partir travailler en Allemagne. Craignant des représailles envers sa mère et ses deux jeunes demi-frères, il obéit à la convocation. Il fut travailleur contraint en Allemagne du 27 novembre 1942 au 20 avril 1945. Durant ce long séjour il tint un cahier manuscrit sur lequel il porta chaque jour le récit des événements. Ce texte, qu’il avait intitulé « Souvenirs d’Allemagne », fut recueilli à sa mort, en 2006, par ses deux fils, qui le font aujourd’hui éditer, afin qu’il soit reçu « comme un simple témoignage historique ».

Gilbert Barbier travaille comme magasinier outilleur et comme fraiseur dans les usines Krupp de la région d’Essen. La lecture de ce journal permet d’appréhender précisément et concrètement les réalités de la vie quotidienne d’un travailleur contraint, ouvrier d’usine logeant dans une banlieue urbaine ; mais elle est assez fastidieuse, tant sont monotones et répétitives les occupations de ce travailleur.

Travailler, manger, s’ennuyer

Gilbert Barbier à de longues journées (ou nuits) de travail. Ses chefs et ses contremaîtres sont des Allemands ; lorsqu’il est malade (ou qu’il feint de l’être), il a accès à une infirmerie et à quelques soins. Il loge dans des baraquements à quelque distance des usines où il travaille, il doit faire sa lessive et à plusieurs reprises lutter contre les punaises et les poux. Il côtoie des travailleurs italiens, russes et juifs (qui sont beaucoup plus mal traités que ne le sont les autres travailleurs). Il a le droit de sortir, d’aller se promener en ville, et il lui arrive de faire de longues randonnées pédestres dans la campagne. Il attend avec impatience courrier et colis (de sa famille ou de son entreprise en France), sa dextérité et ses compétences lui permettent de fabriquer quelques objets (une bague par exemple) afin de s’occuper. Les nouvelles parviennent par la radio anglaise que ces travailleurs réussissent à écouter, ainsi que par la presse locale. Ces informations sont assez précises et arrivent rapidement, n’empêchant pas néanmoins de nombreuses rumeurs de circuler.

L’une des préoccupations constantes est celle de la nourriture. Ces travailleurs sont mal et peu nourris et subissent gravement les conséquences de cette sous-alimentation. Le maigre salaire auquel ils ont droit, permet d’y suppléer partiellement. Il permet aussi d’envoyer un peu d’argent à la famille en France et d’acheter quelques légumes dans la campagne environnante. Bien sûr, le cafard est trop souvent présent, d’autant plus que ce travailleur étant célibataire, il n’aura droit à aucune permission pendant toute la durée de son séjour (il compte 875 jours !).

La guerre de plus en plus présente

On est frappé par la fréquence des alertes aériennes, que notre travailleur compte avec la plus grande précision, parvenant à un chiffre supérieur à 700. Si la plupart de ces alertes sont sans conséquences, les bombardements sont néanmoins fréquents, à plusieurs reprises terriblement destructeurs pour la ville et ses environs, pour le camp et ses baraquements ; plusieurs ouvriers français y trouvent la mort.

On assiste d’ailleurs, parallèlement à ces bombardements, aux effets progressifs des offensives soviétiques et alliées. Au printemps 1945, Gilbert Barbier nous décrit l’exode des civils allemands qui fuient l’avancée des troupes soviétiques (le canon tonne dès le début de février). Dans les dernières semaines, les usines détruites ne produisent plus et les travailleurs sont envoyés dans les environs pour creuser des tranchées antichars ou faire du déblaiement. Les Américains arrivent au camp où logent les travailleurs, le 4 avril 1945, dans l’après-midi du 860e jour de séjour en Allemagne.

© Joël Drogland