Les Presses universitaires du Septentrion mènent depuis plusieurs années une politique éditoriale très tournée vers l’Allemagne. Elles ont notamment publié une très intéressante histoire de ce pays de 1945 à 1990 en trois volumes : Allemagne, 1961-1974, De la construction du Mur à l’Ostpolitik Allemagne 1974-1990. De l’Ostpolitik à l’unification et L’Allemagne unifiée 20 ans après la chute du Mur. Elles et s’attaquent ici à une entreprise plus impressionnante encore, à savoir la version française d’une histoire franco-allemande en 11 volumes, déjà presque intégralement parue en Allemagne (certains volumes dès 2005).

Quand l’Allemagne n’était pas l’ennemi héréditaire

L’objectif est ambitieux : dépasser le cadre national et l’histoire politique au profit d’une analyse des différents rapports existant entre ces deux espaces. On peut dès lors s’étonner que le premier volume publié en français (en même temps toutefois que celui sur la période contemporaine, depuis 1963) porte sur une des périodes durant lesquelles ces rapports furent les moins intenses. En effet, vers 1200, c’est bien l’Angleterre qui est au cœur des préoccupations diplomatiques françaises : la victoire de Bouvines s’inscrit dans une alliance entre les Capétiens et les Staufen (Frédéric II) contre les Plantagenêt et leurs alliés Welf (Othon IV). Lorsqu’à la fin du XIIIe siècle, les rapports avec l’Angleterre se dégradent de nouveau, la crainte justifiée d’une nouvelle alliance entre l’Angleterre et l’Empire pousse les rois de France à chercher des accords avec les Habsbourg et différents princes d’Empire. Au cours du XVe siècle, c’est contre le duc de Bourgogne, bien implanté dans l’Empire, que la France tente de mener une politique diplomatique active en Allemagne. Il s’agit donc plus de « neutraliser » l’Allemagne, d’éviter qu’elle ne fournisse un atout décisif à l’adversaire, que de la placer au centre du jeu. L’Empire est en effet en période de guerres un réservoir presque inépuisable de mercenaires et d’alliés fort convoités (et stipendiés).

Car l’Empire et la France n’étaient pas en conflit, ni même en opposition frontale : l’auteur montre que, s’il y eut à partir de la fin du XIIIe siècle des tensions pour la définition précise de la frontière, elles ne participaient pas d’une stratégie d’extension au détriment de l’autre, mais de définitions de ses propres droits, et furent surtout utilisées et fomentées par les acteurs locaux, à leur propre profit.

Des relations économiques limitées

Les relations économiques furent-elles plus intenses que les rapports politiques ? Pas tant que cela. Les marchands allemands étaient bien présents sur les foires de Champagne, mais en nombre limité. Puis, au début du XIVe siècle, ces dernières furent remplacées par d’autres, plus à l’est, situées sur l’axe qui, de la vallée du Rhin, rejoignait l’Italie du Nord par la Suisse. Les marchands allemands, et surtout hanséates, furent en revanche très présents en Flandre, qui représentait un cas tout à fait particulier. Ailleurs, on en trouve à Paris, centre de consommation majeur de l’Occident, et dans diverses villes du sud (Lyon, Avignon…) La Hanse entretenait également d’importantes relations avec la baie de Bourgneuf et du Poitou, d’où elle importait de grandes quantités de sel de bonne qualité, nécessaire pour faire face à l’intensification de la pêche en mer Baltique.Un immense convoi d’une centaine de navires au XVe siècle se rendait à Bourgneuf en mars de chaque année.

L’absence de débouchés pour les produits du Nord de l’Europe dans une région pauvre limitait toutefois les possibilités d’échanges ; les navires arrivaient souvent lestés de pierres, faute de produits à vendre. Cependant, de manière générale, le commerce se faisait plus de l’Allemagne vers la France qu’en sens inverse (et surtout, il était contrôlé par des Allemands) : l’Empire exportait ses armes (épées « de Lübeck »), toiles peintes et couvre-chefs, en échange de quelques pièces d’orfèvrerie parisiennes en plus des matières premières (sel, safran du Sud de la France…). L’Allemagne jouissait d’une avance technologique importante dans le domaine des mines, de la métallurgie, de la gravure et de l’imprimerie, et on trouve divers cas d’Allemands employés en France pour leur savoir-faire.

Une forte influence culturelle française

Les transferts culturels se firent en revanche en sens inverse : aussi bien le style gothique que la matière de Bretagne furent imités en Allemagne, où ils furent progressivement adaptés pour donner naissance à des traditions autonomes. La Sorbonne exerce également une forte influence, du moins jusqu’à ce que l’Empire se dote progressivement d’universités, à partir de la seconde moitié du XIVe siècle, souvent à l’image de celle de Paris, mais plus étroitement liées à un prince et ancrées dans un territoire limité.

Après avoir abordé ces grands thèmes, l’auteur consacre la seconde partie à une analyse des grands problèmes historiographiques : il montre que la frontière politique entre le royaume et l’Empire se double d’une zone-relais, dans laquelle le bilinguisme était assez largement pratiqué, sans être pour autant systématique. Il analyse ensuite les cas, peu nombreux in fine, des migrations de population, avant de revenir sur « la vision de l’autre et les relations avec l’autre ». L’Empire universel était perçu par les penseurs allemands comme l’héritier des Romains et de Charlemagne. Le principe électoral garantissait la supériorité de l’Empire, ce que contestaient évidemment les théoriciens français, aux yeux desquels l’hérédité est la garantie de l’indépendance, puisque l’empereur élu doit être approuvé par le pape. Cependant, ces divergences demeurent n’ont pas de conséquences réelles et profondes : « il n’existe pas à proprement parler de controverse directe entre Français et Allemands » (p. 309).

On saura gré à l’auteur de ne pas s’être laissé entraîner par son sujet : loin de prétendre que les relations franco-allemandes auraient été au cœur de la période, il garde un sens des proportions et rappelle que l’ennemi de la France est durant presque toute cette période l’Angleterre. Pour autant, fallait-il le dire en 400 pages ? On peut se poser la question : l’analyse de détail est parfois un peu trop méticuleuse et conçue pour les seuls spécialistes. Il est en revanche difficile de comprendre les allusions aux événements politiques allemands sans recourir à une histoire de l’Allemagne (et il en va de même pour certains événements français). Les deux cartes, pas complètement traduites de l’allemand, ne suffisent pas pour se repérer géographiquement, et on peut regretter l’absence d’illustrations dans un ouvrage de ce prix : les développements pointus sur l’histoire de l’art n’en sont que plus difficile à suivre. Cependant, on suivra avec grand intérêt les autres volumes de cette prometteuse collection.

Yann Coz