Au croisement du qualitatif, par les histoires individuelles d’habitants dont on suit les changements de domicile dans la ville, et de l’approche quantitative qui est menée, cet ouvrage complète nos connaissances des sociétés urbaines du début du XIXe siècle en nous montrant ce qui bouge derrière l’apparence de l’immobilité d’un ensemble urbain en très faible croissance.
Au croisement du qualitatif, par les histoires individuelles d’habitants dont on suit les changements de domicile dans la ville,.et de l’approche quantitative qui est menée, cet ouvrage complète nos connaissances des sociétés urbaines du début du XIXe siècle en nous montrant ce qui bouge derrière l’apparence de l’immobilité d’un ensemble urbain en très faible croissance.
A partir de cette base, l’auteur cherche à « dégager une pratique sociale du logement c’est-à-dire des comportements significatifs » sur deux générations de Strasbourgeois depuis les dernières années de l’Empire jusqu’au milieu de la Monarchie de Juillet, entreprise d’une ampleur certaine portant sur une durée qui peut paraître courte mais, même si comme elle l’indique, le principe même des registres domicilaires ne fournit que des informations sur les habitants qui ont changé de domicile (ce qui peut faire courir le risque d’une sur-représentation de cette catégorie), leur nombre est important et les vérifications furent nombreuses. L’étude a donc reposé comme il est précisé dans une note sur 13840 déclarations représentant une base de données de 25 champs par fiche soit au total 484400 champs dont certains n’ont pas été renseignés faute d’indications portées sur les registres de population.
L’ouvrage en lui-même se compose après l’introduction d’une présentation d’une vingtaine de pages de la « source peu étudiée, exceptionnelle », d’une quinzaine de pages décrivant la « Belle Strasbourgeoise », synthèse de l’évolution urbaine au cours des trente années étudiées et de parties de volume inégal. « L’atelier de l’Histoire», passionnante étude de cas d’une trentaine de pages pour qui travaille sur les populations, notamment urbaines, résume ensuite les démarches suivies et les principaux problèmes rencontrés, depuis les conséquences du recours à l’indispensable sondage pour traiter les habitants qui changeaient de domicile dans une ville de 50000 habitants (par exemple le choix de patronymes qui ne soient pas plutôt exclusivement français, ou exclusivement allemands), les ambiguités des lieux d’origines tels qu’ils ont été transcrits, l’approximation des durées de séjour, les changements de toponymies urbaines, les différentes appellations des métiers.. A chaque étape de la démarche et pour un grand nombre de déclarants il a fallu faire des choix raisonnés avant d’en arriver aux « difficiles et arbitraires classifications », débat toujours en cours parmi les chercheurs depuis les grands moments de réflexion en Histoire sociale des années 60-70.
Le chapitre « Mobilités apparentes, reproduction fréquente des trajectoires professionnelles » présente en une quarantaine de pages une des grandes mobilités urbaines, celles des activités, en soulignant l’importance des cycles de vie dans cette mobilité tout comme la précarité professionnelle des femmes dont, à Strasbourg comme dans les autres villes, bon nombre sont domestiques et des « mobilités professionnelles masculines plus souvent régressives qu’ascensionnelles ». Les cas des ouvriers artisans est particulièrement analysé puisque pour eux « il semble plutôt qu’un métier qualifié ne mette pas à l’abri des aléas », tout comme celui de la réadaptation difficile d’une majorité des soldats de l’Empire à la vie civile.
La fin du chapitre présente le « marché du travail » à Strasbourg en ce début de XIXe siècle, où « l’intermittence du travail est la règle, scandé par le rythme des saisons » comme le souligne un titre de paragraphe. Avec presque le tiers des déclarants, les artisans sont fortement représentés parmi ceux qui changent de domicile, au contraire des commerçants qui se déplacent beaucoup moins fréquemment. La précarité de la situation est le plus souvent la règle, le fréquent recours à la solidarité familiale touche la moitié de l’échantillon étudié, situation qui correspond souvent à des personnes qui vivent seules au moins pendant une partie de la période où elles se trouvent présentes dans les registres et les exemples d’ascensions sociales sont peu nombreux . Ainsi « à travers les déclarations domiciliaires, nous voyons se dessiner une société fragilisée » peut écrire Marie-Noèl Hatt-Diener.
Ces caractéristiques apportent un élément de plus à notre connaissance des villes de la première moitié du XIXe siècle, d’une façon fine grâce aux exemples individuels présentés qu’il a dû être difficile à l’auteur de choisir parmi tous ceux dont elle disposait mais ce n’est pas l’aspect le plus original de cet ouvrage car dès le chapitre suivant les aspects de mobilité géographique sont abordés, tout d’abord sous l’angle plus habituel des migrations vers Strasbourg, de la présence des migrants dans la ville, de leur lieu d’origine, proche ou lointain particulièrement facile à appréhender pour le lecteur grâce à la cartographie utilisée: « le migrant. proche voisin » qu’il soit Allemand ou Français est ainsi mis en évidence car les migrations lointaines représentent une très faible proportion de l’échantillon. La localisation des migrants dans la ville fait partie des préoccupations habituelles et le croquis du premier domicile des étrangers fait notamment ressortir dans la ville l’ouest de l’île centrale. Il est beaucoup plus rare de pouvoir disposer de la durée des séjours des «oiseaux de passage », ou de pouvoir observer les « natifs de Strasbourg. peu nombreux » qui « quittent la ville et y reviennent ». La destination des départs est également indiquée sur les registres et a permis de repérer ceux pour qui Strasbourg n’était qu’une étape vers des destinations lointaines, grandes villes françaises ou allemandes et ceux qui s’y fixeront.
Le chapitre suivant, le plus volumineux comme dans le texte original de la thèse est consacré à ce qu’on trouve le moins souvent dans des études de populations urbaines: il s’agit des déplacements à l’intérieur de la ville, des changements de domicile ce qui a représenté un considérable travail pour « reconstituer le puzzle des itinéraires » à partir des « 33428 adresses dispersées dans la ville que l’ensemble des 6185 personnes déclarent entre 1810 et 1840 ». La reconstitution des itinéraires a été complétée par le calcul de la durée de séjour dans chaque logement ce qui permet à l’auteur de dresser les caractères généraux de la mobilité intra-urbaine, qui ne concerne qu’une partie des habitants ; ceux qui ont eu plusieurs adresses n’en ont eu qu’un nombre limité, quatre en moyenne, ce que Marie-Noèl Hatt compare à Milan étudié par Olivier Faron, en remarquant qu’à Strasbourg, la population flottante est également enregistrée ce qui permet de montrer que cette dernière bouge beaucoup dans le premier tiers du XIXe siècle, avec des séjours brefs, moins d’un an dans plus de 50% des cas. La typologie des mobilités des 3502 personnes ayant au moins trois domiciles fait ressortir la coexistence de « familles tranquilles relativement aisées » qui se déplacent moins et de jeunes solitaires parmi lesquels des femmes vivant seules sont nombreuses. Le sous-chapitre suivant est consacré à « une géographie urbaine révélatrice d’oppositions sociales » dans une ville où les travaux urbains ont concerné certaines infrastructures mais pas, ou peu, la construction de logements nouveaux: l’occupation des immeubles est donc particulièment forte et Marie-Noèl Hatt-Diener montre à travers quelques « biographies d’immeubles » la variété des situations tout en rattachant leurs caractéristiques à une typologie, incluant une géographie urbaine par « genre » qui met en évidence la présence d’immeubles, garnis rassemblant surtout des hommes seuls ou immeubles à forte occupation féminine. Là encore, il est rare de trouver des études qui indiquent de façon aussi précise la subtilité des répartitions (« le partage subtil de l’espace social » est d’ailleurs le titre du paragraphe qui traite d’une des rues à forts contrastes, la rue des Veaux « à la population plus mêlée côté Nord que côté sud » comme il est indiqué plus avant dans le texte).
Ce très précis repérage de qui habite où précède les deux derniers sous-chapitres, l’un consacré aux Strasbourgeois qui ne changent pas de résidence, ou qui bougent peu, qui constituent la majorité, l’autre à la « mobilité intra-urbaine, miroir de la ville » par tout ce qu’elle révèle des clivages sociaux, des conditions de vie, des solidarités familiales et de l’importance des quartiers comme lieu de vie et de sociabilité.
La conclusion permet d’insister sur quelques points forts qui se dégagent de cette recherche, au premier rang desquels on trouve la corrélation d’un déménagement avec un événement démographique, naissance, séparation ou décès de conjoint, mariage ou cohabitation avec des enfants. Marie-Noèl Hatt-Diener souligne aussi l’importance des solitaires dans les changements de domicile, celle des couples mères/filles, la fréquence du cas d’enfants confiés à la grand’mère, et par l’ensemble de ces notations, nous rend plus connus ces Strasbourgeois du début du XIXe siècle même si selon les passages, on aimerait en savoir encore davantage alors que les limites probables de ce qu’on peut apprendre sont déjà largement atteintes.
L’ouvrage est complété par une très claire cartographie, dans laquelle on trouve sans surprise les éléments indispensables à la bonne compréhension du discours, la présentation de la ville, des cartes successives des flux d’entrée, de quelques professions, mais il faut noter l’échelle de l’observation, («cartographie des rues les plus fréquentées ») et surtout la présentation d’itinéraires de quelques familles à travers la ville (les deux tiers des cas présentés dans le texte original de la thèse manuscrite y figurent).
Cet ouvrage est donc important non seulement pour l’histoire de Strasbourg, ville à la population désormais encore mieux connue, mais pour l’ensemble des études urbaines de la première moitié du XIXe siècle puisqu’il présente des aspects rarement accessibles d’une société urbaine en fonctionnement. Il est également intéressant sur le plan méthodologique, même si on voit moins fonctionner « l’atelier de l’histoire » que dans le travail universitaire qui en est à l’origine, notamment le recours au quantitatif bien maîtrisé grâce à toute une batterie de traitements des données. Les cas d’habitants plus particulièrement mis en évidence relèvent eux de ceux qu’on approche habituellement par le qualitatif, par l’étude d’histoire de vies ou de familles. Parvenir à mêler approche quantitative et qualitative est incontestablement la caractéristique la plus marquante de ce travail.
Par son apport d’informations et par ses analyses cet ouvrage contribue donc à compléter nos connaissances des milieux urbains du début du XIXe siècle, et en s’insérant dans un ensemble de travaux (notamment ceux d’Olivier Faron sur Milan, ceux de Jean-Luc Pinol ou ceux qu’il a coordonné tels que l’atelier « faire son chemin dans la ville » dont une partie des résultats ont été publiés par les Annales de Démographie Historique, 1999 ,n°1), il montre bien que la stabilité d’une ville en faible croissance recouvre en fait une série de brassages intra-urbains, de changements de domicile, de métier et de statut.
Alain Ruggiero