Textes réunis et présentés par Béatrice Bijon et Claire Delahaye ; traductions de Béatrice Bijon, Claire Delahaye, Gérard Gâcon et Floriane Reviron-Piégay.
Présentation de l’éditeur : « Cet ouvrage retrace le combat pour l’accès des femmes au droit de vote en Grande-Bretagne et aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles. Il offre un panorama chrono-thématique de l’histoire d’un mouvement complexe où « la plume et la voix » furent des instruments privilégiés de la lutte. Les textes choisis exposent la pugnacité des suffragistes et suffragettes, la force de leurs convictions et leur créativité : discours, témoignages, articles, pétitions, pamphlets et chansons offrent une incursion dans la pensée suffragiste et en révèlent la diversité. Textes et illustrations mettent en perspective les stratégies rhétoriques et politiques des femmes. (Re)découvrir les écrits de ces activistes, comprendre le contexte dans lequel ils s’inscrivent et appréhender leurs enjeux idéologiques éclaire l’histoire politique, sociale et culturelle des femmes. »
Cette publication élégante sur papier Munken est divisée en deux parties. La première est une synthèse des connaissances et une mise au point historiographique consacrées à la conquête des droits politiques des femmes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, tandis que la seconde propose la traduction de textes choisis par Béatrice Bijon et Claire Delahaye et assurée par les auteures et Gérard Bacon et Floriane Reviron Piegay. L’ensemble est accompagné d’un dossier iconographique et d’un tableau chronologique consacré aux mouvements pour le droit de vote de femmes dans le monde allant de 1832 à 2005, trois colonnes étant distinguées: les Etats-Unis, la Grande Bretagne et le reste du monde le dernier pays mentionné ayant accordé le droit de vote est le Koweit. On peut regretter ici une chronologie non mise à jour.
La bibliographie, très importante, fait le point tandis qu’un tableau pratique des sigles utilisés permet au lecteur de s’y retrouver. Un cahier d’illustrations complète cette publication. La célèbre photo page 161 montrant l’arrestation d’Emmeline Pankhurst en mai 1914 devant les grilles de Buckingham Palace est saisissante et illustre l’âpreté du combat pour ce droit.La première partie, dont le découpage est peu conventionnel, se propose de revenir en préambule sur le poids et le choix des mots et les différences sémantiques entre les langues française et anglaise. En effet, si en France le terme de suffragette désigne les femmes qui militent pour le droit de vote, dans le monde anglo-saxon il faut distinguer deux termes. En premier celui de suffragist qui désigne simplement aux États-Unis les personnes soutenant le droit de vote tandis qu’en Grande-Bretagne il désigne les personnes engagées de manière modérée et pacifiste. Le terme de suffragette lui, d’emblée, prend un sens péjoratif. Dès 1906, il est employé par le Daily Mail au Royaume-Uni pour railler l’engagement des femmes, le suffixe «-ette » servant à minorer ce combat. Mais, les femmes se l’approprient et le terme finit par être employé pour désigner les femmes engagées dans un combat radical sur le fond et la forme.
L’introduction qui suit le préambule est divisée en trois parties. La première revient sur « l’écriture comme combat politique ». En effet, la modalité centrale de l’action reste l’écriture et le discours. La prise de parole est alors au début du XIXe siècle un privilège social et culturel masculin respectable et respectée tandis que la prise de parole d’une femme est assimilée à une jacasserie inutile. L’une des premières à vouloir briser ce tabou est Frances Wright en 1829. Afin de contourner cette difficulté, les femmes s’emparent de la plume, seul moyen de dématérialiser la présence féminine et d’éviter les réactions hostiles telles que des jets d’œufs et de pierres comme Lucy Stone. Ainsi, Sarah Grimké publie en 1838 l’un des premiers textes théoriques défendant les droits des femmes : Letters on the equality of the sexes. Le tournant s’opère au XXème siècle : les femmes changent de tactique et défilent dans les rues.
Cependant ces aspects généraux ne doivent pas faire oublier le caractère diversifié et protéiforme de cette lutte, tombée dans l’oubli une fois le droit de vote acquis. Les repères chronologiques proposés rappellent les grandes différences entre les Etats-Unis et la Grande Bretagne. En effet, si aux Etats-Unis la rectification du 19e amendement est effectuée, il ne faut pas perdre de vue que les Africaines-Américaines en sont exclues et que leur combat pour accéder aux urnes est plus long. De plus, si les femmes obtiennent le droit de vote leur implication et leur intégration dans la vie politique ne se fait pas au même rythme. Ainsi en Australie, si les femmes obtiennent le droit de vote en 1902, il faut attendre 40 ans pour qu’une femme devienne députée.

La seconde partie « Une historiographie hégémonique » fait le point sur le discours et la recherche sur le mouvement en Grande-Bretagne. Elle fut dominée durant longtemps par le courant le plus radical et son action : la Suffragette Fellowship fondée en 1926 et qui a cherché à conserver les traces de ses combats, base permettant la constitution d’archives permettant de nourrir des commémorations. De fait, la date du 13 octobre 1905 devient un repère majeur dans la lutte. Mais cela a eu pour effet d’évacuer toute forme de militantisme pacifique ou moins spectaculaire jusqu’aux années 80. Une rupture dans l’historiographie s’opère grâce à l’émergence de sources primaires décrivant le quotidien des ouvrières du Nord et l’émergence d’une conscience politique liée à leurs conditions et l’expérience des inégalités au quotidien. Depuis une vingtaine d’années, la mise en lumière des parcours de combattantes moins connues permet de mieux saisir la diversité du mouvement qui ne peut être réduit aux seules activistes londoniennes.
Du côté américain, le chapitre consacré à l’historiographie rappelle d’emblée que l’histoire des droits des femmes est dominée par l’histoire du droit de vote mais aussi par la diversité très prononcé du mouvement qui s’accompagne de tensions, de rivalités ou d’alliances selon les moments. Tout comme en Grande-Bretagne, les féministes s’activent à publier et à garder trace de leurs actions, motivée par la peur d’être oubliées et ou incomprises mais aussi pour promouvoir une certaine vision historique de leur action comme le montre la lecture des archives de Carrie Chapman Catt présidente à deux reprises de la NAWSA entre 1900 et 1920. Mais cette volonté offre une vision partielle excluant notamment la question des Afro-américaines. Mais si History of Woman Suffrage s’imposa durant longtemps comme ouvrage de référence, de nombreuses femmes engagées écrivirent et publièrent leur histoire, fournissant ainsi aux historiens un abondant matériel de recherches dès les années 60, époque marquée par un regain d’intérêt pour l’histoire du droit de vote, dans une Amérique traversée par des tensions politiques majeures. La période entre 1880 et 1920 est considérée comme l’âge d’or de l’engagement des femmes, mais la recherche menée à partir des années 80 met en lumière que les questions de race, de religion, de classe sociale et de lieux sont également à prendre en compte afin de se dégager d’une vision d’un combat mené par une élite blanche et bourgeoise. Dès lors l’historiographie se segmente tandis que l’intersectionnalité joue un rôle majeur dans le positionnement et les grilles d’analyse des historiens. Cependant depuis le début des années 90, les chercheurs comme Allison Sneider tentent de replacer ces études dans un contexte historique et social plus global.

La partie qui suit l’introduction, intitulée « By Voice and pen » : la campagne pour le droit de vote des femmes au Royaume-Uni et aux Etats-Unis » est divisée en quatre sous-parties :
« Le contexte de la campagne : les fondements d’un discours » : les auteures reviennent sur l’origine et le développement du combat politique des premières activistes liées en premier à un contexte global de réformes et de changements politiques et sociaux. Aux Etats-Unis le contexte est avant celui d’une nation en train de se construire et les années 1820-1830 sont marquées par un enthousiasme politique populaire qui vise à faire du pays une véritable nation démocratique, les revendications pour le droit des femmes s’inscrivant dans cette volonté.
En Grande-Bretagne, le contexte est à la fois celui d’une société victorienne dont les valeurs sont à l’opposé des demandes des suffragistes mais celui des réformes électorales de 1832 où le droit de vote exclu de manière explicite les femmes. Mais il est également lié à un mouvement plus profond. En effet dès le début du siècle, les femmes s’engagent et participent à de nombreux combats réformateurs liés aux droits des femmes. Ainsi la lutte contre la loi sur les maladies contagieuses votée en 1864 et destinée à lutter contre les maladies vénériennes au sein de l’Armée obligeait les soupçonnées à tort ou à raison de prostitution à se soumettre à un examen médical violent et humiliant. Ce combat, mené notamment par Joséphine Butler permet l’abrogation de la loi en 1886. Peu à peu les femmes sont convaincues que la clé est dans la représentativité parlementaire et donc l’obtention du droit de vote qui devient dès lors le point central de la lutte. Mais, si en Grande-Bretagne le contexte est avant lié aux réformes électorales. Aux Etats-Unis, les travaux de l’historienne Lori Ginzberg sur la pétition de 1846 envoyée par six femmes à la convention constitutionnelle de New York montre l’importance dans la construction du mouvement des communautés, des réseaux, et de la circulation des personnes et des idées, mais aussi l’influence de l’évangélisme. En effet, les femmes jouent un rôle central voire moteur : en s’engageant elles s’expriment en public et s’engagent dans les sociétés pour lutter contre l’alcool et la prostitution. Alors que le mouvement pour la tempérance est éminemment conservateur, on observe que pour certaines activistes il est le moyen de lutter contre les inégalités des sexes et ainsi de demander une réforme du divorce et le droit de vote des femmes. Ainsi le Parti pour la prohibition fondé en 1859 inclue cette dernière demande dans ses revendications.

Les liens avec la question de l’esclavage et le mouvement abolitionniste est abordé dans la seconde sous-partie « Suffragistes et suffragettes : voix plurielles et regards croisés » qui rappelle dès le début que des débats des désaccords existent et que la lutte pour l’émancipation politique s’est faite parfois au détriment de certains groupes sociaux et / ou raciaux, ce que l’intersectionnalité permet d’appréhender. Les débats ont d’abord concerné la forme et ont opposés les militantes radicales dans leur action à celles plus modérées jusqu‘à provoquer des scissions dans certains mouvements. L’autre source d’affrontements aux Etats-Unis est principalement liée aux bouleversements de la société américaine avec d’un côté un groupe défendant l’universalisme de ses idées et un autre qui fait le choix du racisme et des tensions sociales, ne réclamant qu’un droit de vote blanc, à l’image de Mrs Baldwin dont le racisme à l’égard des Africaines-Américaines est particulièrement virulent. Cependant la question de l’exclusion de ces dernières est plus complexe et ne saurait être attribué exclusivement au racisme. En effet, une partie du mouvement féministe choisit de les exclure par crainte de voir leur présence compromettre leur chance d’obtenir gain de cause dans un contexte général d’hostilité aux droits des Africains-Américains, d’où le choix d’exclure. Cependant quelques associations les acceptent mais les limites sont parfois là : ainsi la WCTU exclue tout travail en commun. Ainsi, l’universalisme qui existait avant la guerre de Sécession devient inexistant, les Africaines-Américaines développant leurs propres clubs et associations. Pendant ce temps en Grande-Bretagne, la principale division est reliée à la question ouvrière et marque la division nord/sud du pays. Ainsi les ouvrières subissent une double discrimination et pose le débat en ces termes : le droit de vote doit il être revendiqué en tant que femme ou qu’ouvrière ; certaines comme Selina Cooper, ouvrière dans le Lancashire et organisatrice du mouvement militant en 1906 estime qu’il s’agit de l’obtenir pour avant tout « obtenir de meilleures conditions de vie ».
-Le sous-chapitre « Dire et agir : les suffragistes dans l’espace public »

: revient notamment sur le soutien affiché des partis politiques et pourquoi et comment les suffragistes se transforment en lobby politique, leur stratégie de communication et la manière dont elles rendent visibles et théâtralisent la lutte parfois de manière radicale comme s’enchaîner aux grilles du parlement ou prendre d’assaut la Chambre des Communes en octobre 1908. L’intérêt du sous-chapitre consiste aussi dans la manière dont le Parti Conservateur au départ plutôt favorable au droit de vote devient peu à peu l’ennemi, à l’inverse du Parti travailliste qui d’adversaire devient l’allié. La stratégie de communication du mouvement est également abordée ainsi que son adaptation au fil du temps aux mode de consommation et aux changements culturels et sociaux. Le choix d’ouvrir des magasins et de procéder à la vente de produits dérivés par ce biais a pour effet d’ancrer la lutte au cœur des villes. La création d’une identité visuelle et l’utilisation de symboles rendent davantage visible la propagande qui finit en plus par trouver un relais efficace, mais aussi critiqué par une partie du mouvement, dans la presse au moment où celle-ci se développe en plus. En effet, pour vendre les journaux n’hésitent pas à faire leurs gros titres sur le mouvement suffragiste : ainsi en décembre 1918, The Illustrated London News met à sa Une Helen Ogston brandissant un fouet pour se défendre et titre « la femme au fouet : les suffragettes usent d’une nouvelle arme à Albert Hall ». Les liens avec la culture populaire sont abordés. En effet des écrivains célèbres comme George Bernard Shaw soutiennent le mouvement et écrivent régulièrement des textes en leur faveur, la lutte inspire également de nombreux romans notamment en Grande-Bretagne mais écrits principalement par des membres de la Ligue des écrivaines pour le droit de vote. Les chansons populaires, la radios à ses débuts en 1910, sont également utilisées ainsi que l’humour, les militantes usant du rire et de l’auto-dérision comme arme politique de communication.
– « Un mouvement dans la tourmente : censure et résistance

» revient sur les forces d’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. La radicalité du mouvement trouva en effet de nombreux opposants. La campagne contre le droit de vote des femmes fut portée de manière violente, non argumentée et ce droit tourné en ridicule par des voix célèbres comme Charles Darwin ou encore le journaliste socialiste britannique Ernest Belfort Bax qui considérait le féminisme comme une escroquerie. Mais la pensée anti-suffragiste ne saurait se limiter à des arguments masculins et vides de sens concret ; en effet le rôle des femmes opposées à cette revendication est alors considérable : estimant qu’une femme ne peut pas être mère et voter ni s’occuper de politique sans compromettre l’équilibre de la nation, il convient selon elles de maintenir la division des sexes, considérée comme naturelle, chacun ayant son domaine réservé. La répression policière qui s’abat sur les manifestantes est symbolisée par la photo montrant Emmeline Pankhurst soulevée de terre par un policier est devenu l’emblème de cette répression et des moyens parfois disproportionnés engagés pour réprimer le mouvement suffragiste. Le mouvement eu même sa figure de martyre ave Emily Wiling Davison en 1913, morte piétinée par le cheval du Roi lors du Derby d’Epsom. Le dernier sous-chapitre revient enfin sur la question du droit de vote des femmes dans le contexte de la Première Guerre mondiale avant de conclure par le vote de la loi le 6 février 1918 au Royaume-Uni et le 21 mai 1919 aux Etats-Unis.

La seconde partie de l’ouvrage peut se lire au gré des envies et du temps. Si les deux premières parties de l’anthologie sont consacrées aux contextes anglais et américains, les suivantes font place successivement à des traductions ayant pour thèmes les voix plurielles, l’espace public, la censure et la résistance où le récit de Miss Paul transférée à l’hôpital de la prison rapporté par le New York Times le 19 novembre 1917 est particulièrement bien choisi.
Pour finir, le lecteur de ce compte-rendu pourra méditer cette phrase issue du texte d’Anna Cooper « la femme contre l’Indien » daté de 1892 : « la liberté n’est pas une cause spécifique à une race, ni à une religion, à un parti ou à une classe en particulier : c’est la cause du genre humain, le droit naturel propre à l’humanité. Or, à moins que l’on ne s’égare complètement, la Réforme qui occupe notre époque, que l’on appelle le Mouvement des femmes, est en tout point une incarnation de ce bien universel, si seulement ses pionnières pouvaient en rendre conscience. »