Il fallait, malheureusement, que Jacques Ferrandez clôture cette saga magnifique commencée en 1987 ! Durant tout ce temps, ce fils et petit-fils de pieds-noirs, conteur et illustrateur d’Histoire hors pair, a réussi à nous brosser une fresque magistrale de la colonisation puis de la décolonisation de l’Algérie jusqu’au Hirak de 2019.

La suite des Carnets d’Orient et des Carnets d’Algérie

Pour bien comprendre cette seconde partie des Suites algériennes, il est indispensable de se (re)plonger dans les albums précédents !

Dans le premier cycle, Carnets d’Orient (albums 1 à 5), Jacques FerrandezJacques Ferrandez naît en 1955 à Alger. Après l’École Nationale des Arts Décoratifs de Nice, il se tourne vers l’illustration et la bande dessinée et ses premières publications paraissent dans la revue (A SUIVRE) dès 1978. En 1987, il débute Carnets d’Orient, une fresque sur les 132 ans de présence française en Algérie, de la conquête à l’Indépendance. Spécialiste incontesté de la question algérienne, il adapte chez Gallimard BD l’œuvre d’Albert Camus avec L’Hôte en 2009, avant de transposer de façon magistrale L’Étranger en 2013 puis Le Premier Homme en 2017. Ses livres font l’objet de nombreuses expositions, en France et en Algérie, et notamment aux Invalides en 2012, à l’occasion des 50 ans de la fin de la guerre d’Algérie. Il a reçu pour ses Carnets d’Orient le prix spécial du jury Historia 2012. nous emmène dans les pas du peintre Joseph Constant puis du lieutenant Victor Barthelemy et de ses descendants au cœur de l’Algérie coloniale façonnée par les inégalités entre colons et Arabes. Nous assistons, avec passion, à la prise de Constantine, aux révoltes d’Abd el Kader et de Mokrani, au développement agricole ainsi que celui du chemin de fer, à la participation des Zouaves d’Algérie à la Première Guerre mondiale ou encore au Centenaire de 1930. D’Alger à Constantine en passant par Mascara et Orléansville, nous saisissons les ferments de la tragédie algérienne à venir. 

Dans le second cycle, Carnets d’Algérie (albums 6 à 10), Jacques Ferrandez donne vie aux évènements tragiques de la guerre d’Algérie, de novembre 1954 à l’indépendance de juillet 1962. Chaque communauté présente en Algérie y est représentée ainsi que ses réactions face aux grands tourments de l’histoire algérienne ! Le couple formé par Octave et Samia est le symbole du rêve d’une possible vie commune en Algérie et en même temps du poids des sociétés et communautés sur les individus. Les protagonistes de cette histoire sont les acteurs ou les spectateurs de la bataille d’Alger, des exactions commises par l’armée française, par le FLN et par l’OAS, du retour au pouvoir du général de Gaulle, du putsch des généraux ou des accords d’Evian.

Avec Suites algériennes, le troisième cycle, Jacques Ferrandez aborde l’histoire contemporaine de l’Algérie depuis 1962 jusqu’à nos jours. Dans la première partie, Paul-Yanis, fils d’Octave et Samia et journaliste d’investigation, nous plonge dans ce pays proie à ses difficultés depuis l’indépendance, de la victoire confisquée par les généraux du FLN aux années de plomb de la guerre civile, jusqu’à la révolte populaire de 2019.

Un dernier album tout en nuances

Dans cette seconde partie, au travers d’une dizaine de portraits, Jacques Ferrandez, avec sensibilité, rigueur et talent, dépeint les espoirs et les maux de l’Algérie post-coloniale jusqu’au printemps arabe de 2019. Paul-Yanis, Octave, Samia, le général Bouzid, Saïd ou encore Hakim sont mêlés, directement ou indirectement, aux luttes internes au sein du FLN, à la confiscation du pouvoir par les généraux, à la montée du FIS (Front Islamique du Salut) durant les années 1990 ainsi qu’à la guerre civile. Une nouvelle fois, l’auteur s’appuie sur des sources littéraires et historiques sérieuses et variées afin d’aborder, avec courage, objectivité et intelligence, des questions « sensibles » : la / les mémoire(s), la torture, les actions des islamistes et fondamentalistes, la répression des manifestations… 

Comme pour les albums précédents, une préface permet de mieux cerner la complexité de cette histoire algérienne et de ses acteurs. Kamel DaoudIl a obtenu le prix Goncourt du premier roman en 2015 pour Meursault, contre-enquête introduit, avec beaucoup de justesse, ce dernier volume. Il nous amène à ce pays « mnésique et amnésique » et à la guerre civile des années 1990-2000 où « la complexité du récit algérien, ce récit refoulé, remonta à la surface ensanglantée du champ de bataille entre islamistes et militaires. » En effet, c’est durant cette décennie noire que rejaillit ce qui n’avait pas été soldé, ce qui avait été balayé sous le tapis de l’unanimité du récit national, cette violence que l’on imputa seulement à l’Autre. Tout ce que la simplification outrageante de l’histoire imaginaire avait tenté de cacher – la traîtrise, le fratricide – revint, mais dans une violence démultipliée. Et encore une fois, le passé annula presque le présent. Et encore une fois, il y eut les maquis, les attentats, les mêmes stratégies militaires, les mêmes propagandes, le même usage des pseudonymes des « chefs » sanguinaires, la paranoïa et les purges. »

 

Ce dernier album était indispensable afin de conclure cette saga qui est, sans conteste, un chef d’œuvre de la bande dessinée. Tout en nuances, entre espoir et tragédie, sans jamais juger, Jacques Ferrandez, nous donne à comprendre la situation complexe d’une Algérie meurtrie qui semble vouée à « une interminable destruction » (Albert CamusActuelles III : Chroniques Algériennes, 1939-1958, extrait de « Trêve pour les civils »).).

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX