L’actualité écologique place les questions forestières parmi les problèmes majeurs que la planète doit résoudre en ce XXIe siècle. La déforestation amazonienne, l’extension des déserts (Sahel), l’érosion des sols liée à la surexploitation de milieux naturels ou encore les dérèglements climatiques actuels se trouvent tous au cœur de l’interrogation écologiste. A première vue, l’objet d’étude d’Emmanuel Garnier est plus modeste puisqu’il se limite aux forêts des Vosges méridionales sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire à un milieu montagnard forestier. Cependant, il démontre que les enjeux représentés par ces espaces réunissent l’ensemble des thèmes propres à la démarche environnementale actuelle.
Maître de conférence à l’université de Caen, l’auteur ne cache pas son origine vosgienne, ni son attirance pour le monde des bois ; la lecture de son travail manifeste cet attachement profond aux Vosges et à ses forêts qu’il étudie depuis 1989. Par la suite, il a soutenu une thèse de doctorat en 1999, dont ce livre est issu. E. Garnier s’appuie sur un vaste travail d’enquêtes tant dans les archives municipales, départementales et nationales que sur le terrain lui-même et l’approche de cette question forestières est très variée ; il multiplie les points de vue et recourt à des échelles différentes (locale, régionale, nationale) pour parvenir à ses buts, à tel point que le lecteur est parfois dérouté par tant d’appétit affiché par cet historien qui, dans son introduction, se réclame aussi bien de la micro-histoire de Carlo Ginzbourg que de l’histoire totale de Fernand Braudel ! On pourrait ajouter une adhésion à une histoire du droit, puisque d’importants passages d’histoire institutionnelle et juridique nourrissent cette thèse d’histoire forestière. Enfin, ces démarches se combinent aussi avec de larges connaissances en sylviculture, domaine dans lequel l’historien n’a généralement que peu de compétences.
Le foisonnement caractérise donc ce volumineux ouvrage de près de 600 pages. Richement illustré par des documents d’époque (parfois en couleurs, comme la très belle carte du Grand Pâturage des Hautes Chaumes en 1579), ce livre constitue un outil de réflexion pour toute personne curieuse d’écologie, adepte des théories environnementalistes. Une trentaine de croquis dynamiques, que des géographes ne renieraient pas, rythment la lecture et permettent de synthétiser les principales démarches et conclusions de l’auteur. Enfin, trois index sont censés aider le lecteur, mais celui des noms de personnes recèle de très importantes lacunes.
La soif intellectuelle et le goût pour la forêt d’Emmanuel Garnier bousculent nos perceptions traditionnelles par certains choix méthodologiques. Au rythme du plan en trois parties, il préfère l’exposé en quatre parties ; au lieu de suivre le cheminement courant des études historiques – de la démographie (« les hommes »), en passant par les structures économiques, puis les institutions et enfin la politique – , il choisit d’exposer dans ses deux premières parties les cadres des institutions forestières et les contraintes législatives de la gestion des forêts vosgiennes, avant et après l’annexion française, puis, dans une troisième partie, les activités et les ressources forestières du massif pendant l’Ancien Régime, pour terminer par une étude du montagnard vosgien et de son milieu en termes environnementaux.
Fin XIXe et au XXe siècle, les Vosges sont perçues avant tout comme une frontière (la fameuse ligne bleue). Or, aux XVIe et XVIIe siècles, ces montagnes se partagent entre trois puissances souveraines, héritage d’un Moyen Age particulièrement riche que le premier chapitre résume magistralement. Sur le versant méridional des Vosges, la Franche-Comté espagnole contrôle la région des abbayes de Lure et de Luxeuil, ; sur le versant occidental, le duché de Lorraine étend sa souveraineté sur les territoires abbatiaux de Remiremont et de Saint-Dié ; enfin, le versant oriental est sous suzeraineté impériale, dont l’Autriche antérieure, en Alsace, reste une possession des Habsbourg de Vienne jusqu’au règne de Louis XIV. Le rôle des abbayes décline au XVIe siècle d’autant que, à la fin du Moyen Age, les pouvoirs politiques, ducaux, impériaux et comtaux, ont réussi à contenir les ambitions ecclésiastiques : l’accord entre le duc de Lorraine et les chanoinesses de Remiremont en 1579 marque la fin des prétentions ecclésiastiques d’ampleur. En Alsace, les abbés de Munster et de Murbach voient leur influence décroître à la suite de l’émergence de la réforme protestante. Au cours du XVIe siècle, une structure institutionnelle prend forme pour la gestion du patrimoine forestier, avec plus ou moins de diversité selon les principautés. A l’ordonnance de 1577 de l’empereur Ferdinand Ier sur le versant alsacien, qualifiée d’exceptionnelle par l’auteur car jetant « les bases d’une véritable administration forestière impériale » (p.57) répond l’organisation précoce du patrimoine forestier lorrain, avec la constitution d’une administration efficace, pourvue d’un office de Grand Gruyer, dès 1464 (équivalent de la Grande Maîtrise en France), d’un contrôle de la chambre des comptes, des visites d’officiers ducaux à l’image de celle de Thierry Alix, à l’origine de la cartographie des Vosges, et avec l’élaboration de six réglementations législatives de 1531 à 1628 : ces éléments manifestent bien l’intérêt ducal envers les forêts. En Franche-Comté, la situation est différente car l’éloignement du souverain (les Habsbourg d’Espagne) favorise une grande autonomie de la province : le parlement de Dole, le gouverneur et les Etats équilibrent les pouvoirs.
Au sein de ces trois ensembles régionaux, les singularités sont nombreuses, et le pragmatisme des gouvernants s’y affirme. Ainsi, Emmanuel Garnier qualifie Gerardmer, La Bresse en Lorraine et Munster en Alsace de « républiques forestières » du fait des libertés dont jouissent leurs magistrats depuis les XIIIe et XIVe siècles. Les comtes de Ribeaupierre, possesseurs d’une vaste seigneurie en haute Alsace, vassale de l’empereur, disposent pour leur part d’une grande autonomie, d’autant qu’ils sont aussi grand-baillis impériaux.
Ces édifices institutionnels de gestion forestière sont bouleversés par les dramatiques guerres du XVIIe siècle – guerre de Trente ans, guerres louisquatorziennes (pensons au massacre d’Arcey le 8 janvier 1674 où cent vingt-trois habitants furent brûlés dans l’Eglise par les troupes du roi de France). A partir de 1648, les annexions successives de la Comté, de l’Alsace, l’occupation de la Lorraine, puis son incorporation à la Couronne au XVIIIe siècle illustrent l’expansionnisme de la monarchie française et, avec celui-ci, ce qu’on a coutume de nommer « avance de l’Etat moderne ». Dans sa deuxième partie, Emmanuel Garnier insiste sur cet élément et sur le rôle de Colbert, dont la fameuse ordonnance de 1669 sur les Eaux et Forêts régit l’ensemble des massifs forestiers du royaume. Cette ordonnance renforce la centralisation française et confirme l’intérêt obsessionnel pour le bois comme matériau stratégique : juridictions, marchés et modes de gestion des forêts sont unifiés sans égard pour les particularités sylvicoles, vosgiennes ou autres. Contre cette politique française, Emmanuel Garnier vante le règlement général de 1701 du duc Léopold, qui, s’il unifie, conserve les traditions forestières, ce qui évite la destruction du patrimoine ligneux et sa diversité phytosociologique. A en croire l’auteur, la politique de Colbert serait à courte vue par le fait même qu’elle applique aux forêts vosgiennes des coupes dites “du tire et aire”, coupe en surface, adaptées aux forêts de chênes mais non aux sapinières et aux hêtraies. A ce système que l’auteur qualifie de français, s’oppose celui du furetage (ou jardinage) adapté au domaine vosgien, que la réglementation lorraine autorise. Ainsi, avec l’intégration française, les forêts des Vosges se sont trouvées considérablement appauvries à partir de la fin XVIIe siècle par la pratique des coupes du tire et aire.
Par ailleurs, les libertés des communautés villageoises sont mises en cause par les pouvoirs politiques, comme l’ensemble des biens communaux dans le royaume. Cependant en Franche-Comté, la centralisation ne touche la province qu’à partir de 1692 et, en Alsace, la monarchie n’ose pas directement s’en prendre aux villes et aux grands féodaux (les Mazarin, les Ribeaupierre, ou Munster).
La troisième partie de l’ouvrage est assurément la plus réussie ; elle offre une approche pratique de la forêt et permet de comprendre pourquoi ce milieu a longtemps été perçue comme un pays de cocagne. L’analyse des droits d’usage, qu’ils soient liés aux bois (affouage, c’est-à-dire l’attribution de bois par foyer pour le chauffage, comme matériau avec les baliveaux marqués par le forestier de la communauté, prise de chablis, etc.) ou qu’ils soient liés aux fruits de la forêt (chasse, vaine pâture, panage ou glandée, voire la pêche dans les rivières et sur le plateau dit des Mille étangs), révèle un monde forestier plus ouvert et plus communautaire que celui du royaume de France. Les communautés, grâce à des solidarités forgées à l’épreuve de la montagne, disposent de droits d’usage en grande partie inconnus dans le reste du royaume. Ainsi, la chasse, privilège seigneurial affirmé, se trouve exclue par le traité de Marquard en 1339 entre le prince abbé de Munster et le Magistrat de cette ville. De même, en Lorraine, les Gérômois obtiennent la suspension de ce monopole seigneurial en 1618, et l’ordonnance ducale de 1729 rappelant ce privilège ne change pas les habitudes des montagnards qui, pour leur survie, sont armés et chassent… En Franche-Comté, le cadre est plus rigide, et Emmanuel Garnier note la présence de braconnage.
L’évocation de la « forêt nourricière » constitue un autre temps fort de cette étude : les nombreuses activités induites par la forêt sont décrites en détail au travers du sciage, du travail dans les mines, des forges, des verreries ou de la fabrication de boîtes à fromage (en 1635, par contrat, un façonneur de boîtes de sapin s’engage à réaliser dix mille boîtes pour un grossiste tonnelier !).
Cependant, le propos le plus stimulant de l’ouvrage réside dans sa dernière partie : elle souligne le déséquilibre écologique consécutif à la conjonction d’une série de facteurs agissant au cours de ces trois siècles dont la croissance démographique du XVIIIe siècle, avec les défrichements consécutifs, et la réaction seigneuriale envers les communautés qui est source de tensions et, la Révolution venue, elles s’exprimeront par des violences populaires. A la fin du XVIIIe siècle, le recul de la forêt est patent, la sapinière est menacée de disparition et la faune se réduit : l’ours – « bio-indicateur » – s’éteint dans les Vosges vers 1780. Tous ces éléments confirment la dégradation du milieu montagnard. Le redressement forestier élaboré au cours du XIXe siècle confirme une fois de plus que les milieux dits naturels sont étroitement dépendants de l’action anthropique, conclusion qui amène le lecteur à s’interroger sur les pratiques environnementales contemporaines.
Alain Hugon/CRHQ
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