Comment se déroule la transition d’une agriculture conventionnelle à une agriculture biologique dans un élevage de vaches laitières ? Telle est la question que pose Terre ferme, une bande dessinée (BD) d’Elise Gruau et d’Aurélie Castex. On y découvre les tumultueuses aventures d’Emmanuelle et de Xavier, son petit frère, qui réalisent à partir de 2015 cette délicate transition dans leur ferme de Normandie afin de la maintenir à flot.

Le renouveau d’une ferme laitière

Terre ferme reprend des faits réels ; Elise Gruau et Aurélie Castex se sont inspirées largement de voisins agriculteurs laitiers. Il en ressort un récit doux, touchant, où le métier difficile d’éleveur laitier est mis en lumière dans la plupart de ses composantes. Selon les chapitres, Emmanuelle et Xavier narrent chacun leur tour leur métier. Au début du récit, Xavier revient en urgence à la ferme en raison du décès du frère ainé, qui tenait l’exploitation avec Emmanuelle. Cela nous plonge dans la difficulté de ce métier, où la pression des cours des matières premières, les faibles salaires et la charge de travail très importante rendent la vie très difficile (voire impossible) aux agriculteurs et agricultrices. Face aux dettes et à la charge de travail qui n’en finissent pas de croitre, Emmanuelle et Xavier choisissent de se tourner vers l’agriculture biologique. Ce tournant, s’il peut paraître aisé, est en réalité un défi pour la ferme, qui choisit une voie encore peu empruntée par les éleveurs laitiers, pleine de préjugés et d’inconnus. En effet, le modèle conventionnel est très rassurant car bien normé. Choisir ce nouveau départ est donc à la fois la seule perspective pour cette exploitation agricole face à la violence du système conventionnel mais aussi un réel risque économique et social.

Transition en bio et changement des mentalités

Cette conversion, bien décrite dans Terre ferme, montre bien qu’elle contient de nombreuses inquiétudes : comment retrouver des prés là où les terres ont toutes été labourées pour y planter des céréales ? Cependant, la conversion est un succès, comme le plus souvent. La baisse de la productivité est contrebalancée par la forte croissance du prix du lait et par la baisse des coûts de l’exploitation. Cependant, l’envie de grossir n’est jamais bien loin. Malgré le passage en bio, Xavier souhaite faire grandir la ferme dès que les finances sont plus florissantes, comme cela est conseillé par le modèle conventionnel. Mais justement, le passage en bio n’est pas qu’une transition de l’alimentation des animaux et une amélioration de leur bien-être. Cela doit aussi permettre aux agriculteurs et agricultrices de travailler moins et mieux.

Une BD pleine de promesses malgré quelques écueils

Ce livre porte donc un grand message d’espoir, affirmant qu’il n’y a aucune finalité, que l’on peut sortir du système conventionnel et améliorer grandement à la fois l’écosystème, le bien-être des animaux d’élevage, la qualité des aliments et le bien-être des professionnels et professionnelles.

La BD est valorisée par les très belles aquarelles d’Aurélie Castex, à la fois doux et précis, qui permettent de s’immerger dans la ferme. Les couleurs, en particulier, sont très bien choisies.

Si Terre ferme réussit globalement bien son objectif, cette BD tombe néanmoins dans quelques écueils. Alors que la BD Il est où le patron ?, publiée par la même maison d’édition, critique le machisme ambiant dans le monde agricole, Terre ferme reprend plusieurs stéréotypes genrés. En effet, la BD met en avant Xavier au détriment d’Emmanuelle, qui est pourtant son aînée et qui travaille sur l’exploitation depuis plus longtemps que lui : c’est Xavier qui rencontre le banquier, les acheteurs, qui choisit les races inséminées,… reléguant Emmanuelle à une place passive loin des décisions alors qu’elle est autant que lui le « patron ». De plus, certains sujets plus clivants sont éludés. Ainsi, dans la BD, la séparation des veaux de leurs mères n’est pas motivée par la nécessité de produire du lait mais « pour que les veaux acceptent (Xavier et Emmanuelle) comme leurs éleveurs » (P. 129). L’abattage, que ce soit des veaux ou des vaches, est éludé : les veaux sont sauvés (P. 171) et des vaches ont même une retraite ! (P. 173) Ces éléments très discutables voire faux permettent de cacher un des aspects de cette filière, qui peut être argumenté et débattu, mais qui ne doit pas être masqué. Si la nécessité de se séparer de vaches est bien mentionnée, l’abattage n’est pas cité une seule fois.

Terre ferme est donc une BD très intéressante à bien des égards, qui montre bien la réalité du métier d’éleveur et d’éleveuse, dans ce qu’il a de difficile mais aussi de très beau. Mais à force de vouloir trop idéaliser cette ferme, les autrices pêchent par omission. Néanmoins, Terre ferme est pleine de promesses et d’espoir.