Timothy Snyder est professeur à l’université de Yale et spécialiste de l’Europe centrale et orientale à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages. Il y a deux ans son ouvrage « Terres de sang » était consacré aux massacres commis par les Soviétiques et les nazis en Ukraine. « Terre noire » est consacré à l’Holocauste (nous reprendrons le terme utilisé par Timothy Snyder plutôt que génocide ou Shoah) et l’auteur s’interroge sur les raisons pour lesquelles il a pris une telle ampleur en Pologne, dans les territoires soviétiques envahis par les nazis et dans les États baltes. La thèse principale de l’auteur est la suivante. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la puissance de l’État qui donne naissance à l’Holocauste, mais son absence ou sa destruction par l’idéologie nazie ou par la double invasion soviétique puis nazie.
L’ensemble de l’histoire de l’Holocauste est relue à la lumière de cette thèse qui donne lieu à des analyses souvent novatricescomme Dominique Chathuant, je me permets de recommander le débat entre Timothy Snyder et Christian Ingrao à Blois diffusé par la Fabrique de l’histoire le 12 octobre 2016.

Le nazisme : idéologie raciale et subversion de l’État.

L’ouvrage s’ouvre par une analyse de la vision hitlérienne du monde dont l’auteur souligne la redoutable cohérence. Le cœur de la doctrine est une vision naturaliste, » écologique « dit l’auteur, d’un monde divisé en races dans lequel les seules lois sont la loi de la jungle et la lutte des races. Dès lors, toutes les constructions sociales (les lois, la morale) ne sont que des constructions élaborées par les juifs pour mettre fin à la lutte des races et assurer leur domination. La lutte des races conduit à un combat impitoyable qui se traduit par la réduction en esclavage la déportation, et la réduction à la famine des « races inférieures ». Quant aux Juifs, qui sont davantage une « non-race », ils sont voués à l’extermination. La géopolitique n’est pas absente de la vision hitlérienne. On sait qu’ Hitler voyait dans le Royaume-Uni le seul rival de l’Allemagne mais il s’était également intéressé à l’histoire américaine d’une manière assez particulière: l’expansion vers l’ ouest et le refoulement des Indiens. A ses yeux, la perte des colonies allemandes en Afrique après 1918 était irréversible et il fallait envisager la colonisation de l’Est de l’ Europe : «Notre Mississipi doit être la Volga et non le Niger». La vision du monde hitlérienne doit également beaucoup à la situation de l’ Europe orientale pendant et après la Première guerre mondiale : déplacement et massacres de populations juives par les armées tsaristes, diffusion du thème du « judéobolchevisme » par les émigrés « blancs » fuyant la révolution bolchevique. Les nazis pouvaient aussi s’appuyer sur les analyses de juristes comme Carl Schmitt qui critiquaient la notion d’État et valorisaient avant tout la violence et la puissance. »Affirmer le fin de l’État, signifie appliquer la loi de la jungle et la présenter comme la loi réelle. ». Une fois parvenus au pouvoir, les nazis subvertissent progressivement les structures étatiques pour les faire correspondre à leur projet racial. C’est le cas avec la place occupée par l’Etat-Parti dans l’ Allemagne nazie ,particulièrement dans le cas du regroupement sous un commandement unique des SS et de la police de l’ État allemand. Dès les années 1930, les camps de concentration constituent des zones de non-droit sous le contrôle exclusif des nazis. Enfin, l’antisémitisme priva progressivement les juifs allemands de leurs droits. L’annexion de l’ Autriche et de la région tchèque des Sudètes viennent conforter la thèse de l’auteur sur les conséquences de la dissolution de l’ État: persécution des juifs et des opposants, humiliation, spoliation, exil forcé.

Le contre-exemple polonais.

Face à la destruction de l’ État mise en œuvre par les pouvoirs nazi et stalinien, la Pologne constitue un contre–exemple. Reconstituée en 1918, la Pologne valorisait l’ Etat- nation face aux ambitions impériales. Le régime du maréchal Pilsudski, malgré son caractère autoritaire, chercha à maintenir l’unité nationale. La Pologne se trouvait dans une situation difficile face à ses deux voisins. La signature en juillet 1932 d’un pacte de non-agression avec l’URSS, conduisit la Pologne à abandonner les paysans ukrainiens victimes de la famine organisée par Staline. Symétriquement, la signature d’un pacte de non agression avec l’Allemagne en 1934 conduisit à la persécution massive des Polonais habitant en URSS. Pendant la Grande Terreur plus de cent mille citoyens soviétiques furent exécutés comme espions polonais. La théorie de Timothy Snyder (les structures de l’État- nation sont protectrices) trouve son illustration dans les relations entre l’État polonais et le mouvement sioniste. Après la mort de Pilsudski , en 1935, ses successeurs mènent des politiques antisémites et envisagent l’émigration des Juifs polonais ( rappelons que la population juive polonaise comptait trois millions de membres). Mais, alors que les Britanniques restreignent l’émigration dans la Palestine mandataire et que les nazis voient dans la création d’un État juif un manifestation du complot juif , les autorités polonaises soutiennent le mouvement national juif et nouent des liens militaires avec les nationalistes sionistes de droite, les révisionnistes. Cependant, l’année 1939 allait sceller le sort de la Pologne.
Les nazis souhaitaient s’allier à la Pologne dans une guerre contre l’URSS en lui proposant de « résoudre la question juive » et en lui promettant des terres en Ukraine. Face au refus des dirigeants polonais qui ne croyaient pas à une victoire allemande l’Allemagne signa le pacte germano- soviétique. La Pologne cessa alors d’exister en tant qu’ État, son territoire fut remodelés ,120000 Polonais furent expulsés, les élites polonaises furent massacrées et les juifs enfermés dans des ghettos. Les structures étatiques furent ainsi remplacées par un État racial anarchique et meurtrier, s’inspirant parfois de ce qu’avait été la colonisation européenne. L’occupation soviétique de l’ Est de la Pologne ne fut pas moins dangereuse. Lors de la Grande Terreur, Staline avait exterminé plus de cent mille Soviétiques d’origine polonaise. Dans les mois qui suivirent l’occupation de la Pologne, près de 500000 personnes furent déportées, des Polonais ( 60%) ,mais aussi des Juifs (20%) et des Ukrainiens et des Bélarusses.
A ces déportations s’ajouta l’exécution de près de 22000 officiers polonais dans la forêt de Katyn en avril 1940. La destruction de l’État polonais ne pouvait que susciter du ressentiment à l’égard de l’Urss. L’occupation soviétique des États baltes revêtit des aspects comparables : déportations, exécutions, spoliations.

Le plus grand mal.

Le massacre des Juifs sur une grande échelle commença après l’invasion de l’ Union soviétique en juin 1941. L’épicentre du massacre se trouvait dans les territoires ayant subi une double occupation soviétique puis nazie. Pour Timothy Snyder, c’est à la fois la politique raciale des nazis et la destruction des structures étatiques dans ces territoires qui explique l’ampleur des massacres. Timothy Snyder en attribue la plus grande responsabilité à la politique raciale des nazis (aux Einsatzgruppen, (mais pas seulement à eux) qui voyaient dans l’Urss le repaire du complot juif. Il s’interroge sur la responsabilité des populations dans leur participation au génocide. A ses yeux, il ne faut pas y voir des rivalités ethniques (Polonais ou Ukrainiens contre les Juifs), mais plutôt une politique d’accommodation à l’occupation hitlérienne et à sa politique raciale. La participation de certains Ukrainiens au génocide leur permettait de se « dédouaner « de leur participation à la politique soviétique, de désigner les « judéo-bolcheviks » comme seuls responsables des exactions soviétiques, – « le mensonge faisait le jeu du meurtre et le meurtre le jeu du mensonge »- et de défendre leurs intérêts dans le cadre de la nouvelle politique raciale. Dans les États baltes également les « entrepreneurs de violence » nazis trouvèrent des auxiliaires qui se mirent au service de leur politique. En Pologne la situation fut plus complexe. Les nazis encouragèrent la population à commettre des pogroms, mais dans un premier temps ,ils se heurtèrent à des réticences. Par la suite, des massacres eurent lieu comme à Jedwabne en juillet 1941 et les massacres prirent une grande ampleur. En fin de compte, les Allemands perdirent la guerre contre l’URSS et durent abandonner leur projet de colonisation de l’ Est, mais poursuivirent leur guerre contre les juifs. La place centrale qu’ont revêtus les massacres liés à l’invasion allemande de 1941 explique que Timothy Snyder ne consacre que peu de pages à Auschwitz. A ses yeux, faire d’Auschwitz le lieu symbolique de l’extermination permet de limiter le mal à un espace défini , alors qu’ il s’est étendu de Paris à Smolensk. Ce choix exonère les Soviétiques de toute responsabilité dans les massacres, alors que certains d’entre eux y avaient participé. Il exonère partiellement les populations allemandes qui plaidaient l’ignorance ,le secret, alors que les fusillades de masse étaient connues de beaucoup et que les pillages avaient enrichi certains Allemands.

Souveraineté et survie.

L’étude des États occupés par les nazis ou situés dans la sphère d’influence nazie illustre la thèse de l’auteur sur le maintien des structures étatiques comme facteur essentiel de survie. Là où les structures étatiques subsistèrent comme au Danemark ,la plus grande partie des juifs fut sauvée. Inversement là où les structures étatiques avaient disparu, comme dans les États baltes ou dans les États fantoches créés par les nazis comme la Slovaquie et la Croatie, la quasi totalité des juifs furent massacrés. Entre les deux , se trouvent un ensemble de cas intermédiaires. Les autorités et les armées roumaines commirent d’épouvantables pogroms et massacres en Roumanie même, dans les territoires précédemment occupés par les Soviétiques(quarante mille morts) ou en Ukraine lors de l’invasion de 1941, mais ils ne livrèrent pas
les juifs qui vivaient dans les frontières de la Roumanie de 1939. L’évolution de la guerre et la perspective de victoire des Alliés joua un rôle important dans l’évolution de la politique antisémite. Des constatations voisines peuvent être faites pour la Bulgarie où les juifs de Macédoine et de Thrace , territoires envahis, furent exterminés, mais où les juifs du territoire bulgare furent protégés par les protestations de la population et de l’ Église orthodoxe. De même en Hongrie, pays de discrimination, les 400000 juifs hongrois ne furent déportés et massivement exterminés que lorsque les nazi envahirent le pays en 1944. C’est aussi au nom de la souveraineté de l’État italien que L’Italie fasciste interna, mais ne livra pas les juifs qui fuyaient la Croatie ou que de nombreux Juifs de France purent trouver refuge dans la zone d’occupation italienne. En France, Vichy dénaturalisa sept mille juifs, livra plusieurs milliers de juifs étrangers, mais, en 1943, après Stalingrad, refusa la dénaturalisation, le « dépatriement » des Juifs français.
On pourrait objecter que les communautés juives des Pays-Bas et de Grèce furent presqu’entièrement exterminés, mais Timothy Snyder souligne que les gouvernements étaient contrôlés par les nazis. Dans ce contexte de massacres généralisés, les juifs ne pouvaient survivre qu’avec le soutien des non- juifs qui pouvaient leur fournir des garanties étatiques telles que des passeports, des autorisations de transit. « Le passeport est ce qui assemble l’âme et le corps », disait-on à Lwow.
Les autorités espagnoles et italiennes établirent des passeports pour les juifs séfarades qui parlaient le judéo-espagnol, le ladino. Certains consuls comme le consul portugais Aristide de Souza Mendès en France, ou le consul japonais Chiune Sugihara en Lituanie, établirent des sauf-conduits et des autorisations de transit. De même, ce sont des nationalistes polonais comme Jan Karski qui alertèrent les Alliés sur de qui se passait dans les ghettos et les camps d’extermination. Les Alliés adoptèrent une attitude ambigüe: ils n’augmentèrent pas les quotas d’immigration mais une déclaration de décembre 1942 mit en garde les Allemands contre la politique d’extermination. A cette date, la plupart des juifs de l’Est avaient déjà été exterminés. Par ailleurs, les juifs qui étaient parvenus à échapper aux massacres furent protégés par des groupes religieux, catholiques ou protestants des partisans polonais (qui tuèrent parfois des juifs également) ou soviétiques. Par la suite, les autorités soviétiques qui occupèrent la Pologne, imposèrent une vision tronquée du passé : la spécificité du génocide juif était niée, et les résistants nationalistes de l’ Armée de l’intérieur furent qualifiés de fascistes.
Au total, lorsque toutes les structures étatiques avaient disparu, les juifs ne pouvaient plus compter que sur la bonté et compassion individuelle risquée (abriter des juifs pouvait conduire à être exécuté en Pologne) de quelques Justes.

En conclusion, face aux catastrophes qu’engendre la disparition de l’État ( pendant la IIème Guerre
mondiale mais aussi en Somalie, au Rwanda, en Irak ), face à la résurgence du racisme , et face au grands enjeux planétaires (nourrir le monde , réchauffement climatique), Timothy Snyder plaide pour le maintien ou le renforcement d’un État qui sache à la fois protéger ses citoyens et développer la recherche scientifique et le progrès social.