Album photographique sur le spectacle aux armées selon les archives militaires françaises.
«Armistices d’un soir» : l’élégance poétique de ce sous-titre bien choisi est subtilement évocatrice. Elle met finement en relief les instants de détente et d’oubli que les saltimbanques dispensèrent aux soldats hantés par l’angoisse de la guerre. Des moments précieux, magiques mais éphémères, qui soulageaient pour quelques heures le fardeau de la peur et du cafard. Quels artistes s’y prêtèrent et au nom de quelle motivation ? Comment s’organisa leur action, et dans quel cadre naquit alors ce besoin de divertissement, composante à part entière de la guerre du moral qui constitue, depuis la Première Guerre Mondiale, une des variables fondamentales des conflits contemporains ? Autant d’aspects qui auraient pu constituer le socle d’une étude originale et stimulante. Or, malgré la superbe sélection iconographique qui illustre cet ouvrage, son contenu ne correspond guère à la promesse formulée par son titre.

Le premier thème évoqué est celui des soldats de l’image et de l’image des soldats. Orné de photos souvent très éloquentes de la vie du front et de l’arrière, dont une minorité concerne des spectacles et tournées artistiques dans la zone des armées, ce chapitre est consacré aux artistes du front. L’auteure cite pourtant principalement les gens de lettres mobilisés aux armées (de Péguy à Apollinaire, sans omettre l’Allemand Ernst Jünger, photographié en uniforme en 1940) dont la relation avec la création et le public semble d’une autre nature que celle nouée par les gens du spectacle. Sont soulignés d’autre part le rôle documentaire et le pouvoir émotionnel de l’archive photographique dans la mémoire de la Grande Guerre et son usage historique. Est enfin mentionné le fait que l’actuel ECPAD est l’héritier direct de la Section photographique des armées créée en 1915, sans que soient hélas étudiés les moyens techniques, les personnels et les missions de celle-ci.

La seconde section de l’ouvrage est consacrée à l’invention et à l’évolution du système des marraines de guerre, développement d’un réel intérêt mais dont le lien avec le thème affiché du livre n’est pas flagrant. Nées durant la Première Guerre Mondiale pour assister moralement les soldats coupés de leurs familles restées dans les territoires occupés par l’ennemi, les marraines de guerre deviennent rapidement un phénomène de mode doublé d’un filon rentable de petites annonces pour la presse. Indifférent aux effets sentimentaux et matériels des liens ainsi forgés, le 2e Bureau surveille la correspondance qui en résulte par crainte de fuite d’informations militaires. Après 1918, le mécanisme du parrainage évolue, et des localités sont adoptées pour aider à leur reconstruction. La pratique est ravivée durant la Deuxième Guerre Mondiale. Après la Drôle de guerre, elle profite aux prisonniers de guerre et aux combattants de la France Libre, et s’élargit à des parrainages collectifs d’unités ou de camps de prisonniers (le chanteur Maurice Chevalier adopte ainsi le stalag où lui-même avait déjà été détenu lors de la guerre de 1914). Elle se perpétue ensuite lors des conflits de la décolonisation.

Le sujet du théâtre aux armées n’est donc finalement envisagé qu’en troisième partie (à partir de la p.77). Les angles évoqués sont disparates, du centre de détente Poilu’s Park à Commercy au répertoire des chansons de soldats composées durant la guerre (de La Chanson de Craonne à … Vive le pinard !), en passant par un aperçu de la genèse et des formes du genre comique troupier, dérivé parodique du vécu de caserne et de l’imagerie militaire. Le fonctionnement du théâtre aux armées est finalement davantage décrit dans le cadre des conflits ultérieurs. Durant la Drôle de guerre, la lutte contre le désoeuvrement passe par la constitution d’un véritable « Front des artistes » : tournées professionnelles se produisant aux armées, spectacles de bienfaisance représentés à l’arrière, organisation de troupes d’amateurs dans les corps de troupe, affectation d’artistes de music-hall (Fernandel) et de musiciens (Olivier Messiaen) sous les drapeaux à des missions de divertissement au profit des armées. Par continuité, la riche vie culturelle des camps de prisonniers en Allemagne s’appuie sur cette expérience. Durant l’Occupation, des artistes se produisent en tournée en Allemagne dans des camps de prisonniers mais aussi pour les travailleurs du STO et la LVF, aspect qui n’est mentionné que furtivement. En revanche, le « bon choix » des saltimbanques patriotes engagés auprès de la France Libre et sur les ondes de la BBC est plus amplement décrit : Jean Nohain, Françoise Rosay, Pierre Dac, Germaine Sablon, Anna Marly et Joséphine Baker sont salués à ce titre.

Après la Libération, les guerres de la décolonisation suscitent une large hostilité des milieux du spectacle, du fait de fortes affinités idéologiques avec le PCF. Peu de vedettes du spectacle acceptent de se produire pour les soldats, et l’essentiel de l’action pour le moral est organisé par l’armée en puisant dans ses propres ressources. En Indochine, le général Salan est à l’initiative de la création du Groupe de théâtre aux armées dirigé par Michel Legay, qui recrute ses talents au sein du Corps Expéditionnaire. L’expérience est reconduite en Algérie, où s’organisent aussi des tournées professionnelles itinérantes de music hall et des troupes d’artistes amateurs au sein des unités. C’est aussi au titre de ces deux conflits qu’est brièvement mentionnée la mise en oeuvre de camions cinéma, dont les projections ne sont pas seulement destinées aux militaires mais aussi à la population civile. Ce rôle de propagande active n’est toutefois que très allusivement entrevu, bien que certaines des images présentées s’y rapportent explicitement.

Visages et noms connus foisonnent sur les clichés publiés. La présence de Marcel Cerdan et Jacques Anquetil sur quelques photos élargit encore le champ potentiel du propos au monde sportif. De même, des photos non commentées font référence aux spectacles donnés par des artistes de variété durant les interventions récentes de l’armée française à Sarajevo, au Koweït et à Kaboul. Inversement, en dépit de sa mention dans le titre du livre, l’évocation du cinéma aux armées s’avère très accessoire. La ligne directrice indécise qui s’ébat au fil des pages suggère que, mieux défini, le projet aurait pu embrasser l’ensemble du spectacle aux armées. Il aurait été également bienvenu d’éviter certaines scories. On sursaute ainsi de découvrir l’écrivain antimilitariste allemand Erich-Maria Remarque mué en soldat belge (p.59). On reste perplexe devant une singulière énumération qui répertorie en tant que rites virils du soldat (p.97) la consommation de vin, le passage au conseil de révision, mais aussi, de façon quelque peu inattendue, le retour à l’arrière et… la simple joie d’être encore vivant ! Enfin, on reste désarmé face à l’absence peu explicable de table des matières. Cette omission est cependant cohérente avec l’absence de prétention historique de l’ouvrage, qui semble surtout destiné à être feuilleté.

La rencontre d’une bonne idée et de belles images n’aboutit pas nécessairement à une alchimie positive. En l’espèce, faute d’esprit de synthèse, le murmure dispersé émanant du texte d’accompagnement ne permet pas la mise en perspective souhaitable pour éclairer utilement les riches documents photographiques de l’ECPAD présentés dans ce joli album, parmi lesquels les clichés de la Grande Guerre (dont quelques-uns en couleur) méritent une mention spéciale. Son bruit de fond papillonnant et superficiel ne parvient pas à fixer les rudiments d’un sujet qui reste encore pleinement à traiter sur le plan historique. Cet «armistice d’un soir» fait hélas long feu.

© Guillaume Lévêque