Face à la diversité et à la complexification des modes de formalisation, une épistémologie des méthodes scientifiques doit confronter directement ses analyses à une pluralité d’études de cas comparatives. C’est l’objectif de cet ouvrage.

Aussi, dans une première partie, propose-t-il d’abord une classification large et raisonnée des différentes fonctions de connaissance des théories, des modèles et des simulations (de fait, cette partie constitue un panorama d’épistémologie générale particulièrement poussé). C’est ensuite à la lumière de cette classification que les deux parties centrales analysent et distinguent les assises conceptuelles et épistémologiques des principaux types de formalisation en géographie avant et après l’ordinateur (théories des localisations, modèles gravitaires, loi rang-taille). En employant toujours la même méthode analytique et comparative, la dernière partie se concentre sur l’explication épistémologique des trois révolutions computationnelles récentes : l’analyse des données, la présentation des données et enfin l’analyse par simulation computationnelle.

Au travers de cette enquête approfondie, la géographie apparaît non seulement comme une discipline carrefour, ayant pour cela donné des exemples de presque tous les types de modèles scientifiques, mais aussi comme une science innovante en termes épistémologiques. Car ce qui a d’abord été pour elle un frein à la formalisation -– sa sensibilité au caractère multifactoriel comme à la dimension irréductiblement spatiale des phénomènes sociaux – et qui l’obligea longtemps à inféoder ses théories et modèles à des disciplines plus aisément formalisables comme la géomorphologie, l’économie, la sociologie, la démographie, ou bien encore la thermodynamique et la théorie des systèmes, devient aujourd’hui un atout dès lors que, parmi les sciences humaines et sociales, elle peut développer une épistémologie non seulement pluraliste mais aussi combinatoire et intégrative.

Ce livre est préfacé par Denise Pumain, membre de l’institut universitaire de France, qui en plus d’enseigner à l’Université Paris 1-La Sorbonne a comme sujet de prédilection l’urbanisation mais aussi la modélisation en sciences sociales. Pour elle, à travers ce livre, « Franck Varenne tend aux géographes un miroir aux multiples facettes dans lequel ils ne se reconnaîtront peut-être pas toujours, tant est spécifique le langage de l’épistémologie contemporaine (…) »
L’ensemble de l’ouvrage est composé de quatre parties, divisées elles-mêmes en de multiples sous parties selon les concepts, les modèles, les épistémologies, les analyses…

Franck Varenne qui dirige, aux éditions Matériologiques la collection, « Modélisations, simulations, systèmes complexes » est aussi Maître des conférences (HDR) à l’Université de Rouen. De plus, il est aussi chercheur attitré au groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS). Membre de différents comités scientifiques, il est un épistémologue reconnu et prolifique.

Introduction : Une épistémologie analytique, comparative et appliquée

« L’objectif principal de cet ouvrage est en effet de proposer une mise en œuvre, réellement en acte, d’une philosophie appliquée des sciences. » L’auteur annonce la couleur du livre dès la première page de l’introduction. Pour faire cela, il compte dresser un bilan des façons de théoriser et de modéliser, de proposer un classement et d’identifier des points communs entre les pratiques. Les sciences humaines vont lui servir de Terrain et plus particulièrement la géographie. L’enjeu est grand pour Franck Varenne : « Il est certes périlleux de vouloir contribuer à l’épistémologie de la géographie sans être soi-même géographe, tant il est vrai que tout géographe se révèle souvent un excellent historien et épistémologue de sa propre discipline. » Mais en tant qu’épistémologue il souhaite proposer un regard englobant de toutes les pratiques de la discipline. Volontairement il prend de la distance en proposant comme étude de cas introductive un cas précis ; celui des plantes.

Ensuite, l’auteur propose de spécifier son propos sur le cas de la géographie, en tant que discipline. Un fait d’abord : « La définition de la géographie ne rencontre pas l’unanimité. » Néanmoins ce sont les différents types d’explorations qui expliquent la géographie contemporaine. Et comme le rappelle, le géographe marxiste, David Harvey, « la méthodologie n’est jamais logiquement ni strictement ni uniformément imposée par une conception philosophique ou ontologique de l’objet que l’on étudie »,même si l’auteur propose d’y ajouter une analyse historique.

Se pose par ailleurs la question du déterminisme ou du possibilisme en géographie. L’auteur rappelle que l’on peut « catégoriser le géographe selon qu’il semble être un tenant du déterminisme environnemental ou, au contraire, du volontarisme culturel et social. » Donnant la parole aux acteurs principaux de ce débat (Johnston, Darwin, Febvre ou encore Haggett…) l’auteur conclu en proposant comme objet d’étude à la géographie, un « écosystème humain. »
Il revient sur des définitions phares de la géographie telle que science idiographique (« qui commande à la géographie de se focaliser sur les aspects singuliers des phénomènes géographiques ») ou encore science nomothétique (cette dernière, quant à elle, recherche « des lois géographiques transcendant les particularismes régionaux »)

L’auteur rappelle que l’on s’interroge aussi sur la portée scientifique de la géographie : « la question de savoir si la géographie possède un objet d’étude qui lui est spécifique ou bien si la géographie doit se penser comme une science intégrative, comme une science de synthèse… » d’ailleurs le débat a été riche en Franceautour d’acteurs tels que Schaefer, Pinchemel ou Beaujeu-Garnier.

Franck Varenne présente ensuite ses choix méthodologiques concernant le livre. Il choisit de ne pas faire des objets géographiques les titres de ses chapitre ou parties. En effet, il privilégie la mise en valeur des « types de formalisation et de construits symboliques ». Il souhaite présenter le développement de tous ces types de formalisations ainsi que l’évolution des motivations méthodologiques et épistémologiques. Ce qui l’amène, à évoquer, enfin, l’organisation de l’ouvrage.

Théories, lois, modèles et simulations : caractérisations

La première partie s’attache à dresser un bilan des différents « concepts de théorie, de loi, de modèle et simulation, en particulier dans le domaine des sciences humaines et de la géographie, mais pas seulement. »

En premier lieu, le concept de théorie. Proposant une définition claire de ce concept (p. 46), l’épistémologue propose une analyse, à travers la structure formelle d’une théorie, des différents types de théorie en géographie, des postulats fondamentaux et due spectre de la réduction. Selon une perspective réductionniste, en effet, la psychologie, par exemple, se doit « de réduire ses termes primitifs et ses postulats fondamentaux à ceux de la physique. La réduction de la psychologie à la physique prend ainsi « la forme d’une traduction des termes de l’une dans les termes de l’autre ».

En deuxième lieu, est analysé le concept de loi. « Une loi est dite universelle au sens large : c’est-à-dire qu’elle vaut en tout temps (elle est constante) et en tout lieu (elle est « universelle » en ce sens spatial plus restrictif du mot « universel »). » Les types de lois en géographie sont au nombre de cinq selon l’auteur : les lois de section, les lois d’équilibre, les lois dynamiques (comprenant les lois historiques et les lois développementales), les lois statistiques et enfin les lois de composition. Après avoir fait émerger le problème induit par certains termes singuliers dans les lois géographiques, l’auteur fait apparaître « les lois au sens strict versus les lois ceteris paribus », puis les liens entre « loi, force et cause » s’appuyant sur article de Harol Kincaid. Il utilise Harvey pour expliquer « la relation loi/théorie selon le positivisme logique », puis revient à Kincaid pour expliquer le récent retour des « lois aux mécanisme ». Enfin, s’intéressant aux « mécanisme et faits stylisés en science sociale », le chercheur utilise la réflexion de Hedström et Ylikoski concernant les entités et activités de plus bas niveau, dites fondamentales relativement au domaine d’intérêt : lorsqu’on explique un phénomène social avec ces entités et activités de bas niveau, « il n’est selon eux nullement nécessaire de savoir les expliquer mais seulement de savoir qu’elles existent ».

Par la suite, « la notion de modèle et ses déclinaisons » sont expliquées et commentées. Pour l’auteur, la notion de modèle est « extrêmement polysémique. » Différente de celle de théorie, elle comporte trois caractéristiques : « 1) sa validité peut n’être que locale ; 2) [le modèle] n’a pas toujours pour fonction de faire comprendre ou d’expliquer ; 3) il n’articule pas toujours des concepts mais aussi des données, des figures, des objets analogues. » Après avoir présenté « la fonction générale, les grandes fonctions et les fonctions spécifiques des modèles » – 1) Faciliter l’expérience et l’observation contrôlée ; 2) Faciliter la formulation intelligible ; 3) Faciliter la théorisation ; 4) Faciliter la coconstruction des savoirs ; 5) Faciliter la décision et l’action – il s’intéresse aux natures et aux principes des modèles. Pour conclure sur le modèle, il choisit de s’intéresser aux relations, aux rapports entre modèle et théorie ainsi qu’à leur hiérarchie en faisant de nouveau appel à Harvey.

Vient après « la notion de simulation » technique particulièrement utilisée depuis les années 1960 et qui « va considérablement se développer en lien et aux côtés des pratiques de théorisation et de modélisation ». La simulation est un processus à la différence du modèle qui est un objet. De façon générale, une simulation peut être caractérisée comme une stratégie de traitement de symboles se déroulant en deux phases : une phase d’opération suivie d’une phase d’observation et de mesure. Ensuite, l’auteur distingue plusieurs types de simulation la simulation numérique, la simulation algorithmique et la simulation informatique.

Enfin, les différents modes de simulation sont détaillés et un tableau récapitulatif des fonctions des modèles est proposé, facilitant le coup d’œil d’ensemble sur les grandes fonctions des modèles.

Il me semblait particulièrement pertinent de détailler au maximum cette première partie pour faire comprendre l’intérêt épistémologique de ce livre ainsi que les riches définitions des concepts et notion de base qu’il offre.

Les facteurs à l’origine de la géographie quantitative et théorique

Cette seconde partie s’intéresse aux éléments qui émergent dans les années 1950 et qui vont être des acteurs de premier plan quant au développement de la géographie dans sa théorisation et sa pratique de la modélisation. C’est à cette époque que les géographes s’intéressent aux « procédés de mathématisation». Emerge un nouveau type d’ « épistémologie appliquée » face à la guerre alors que, « dans l’avant-guerre, l’épistémologie autrichienne et, dans l’immédiate après-guerre, l’épistémologie de langue anglaise, elle-même fortement nourrie et influencée par le cercle de Vienne, sont principalement d’inspiration empiriste et logiciste » et qu’il y avait « pour elles seulement deux sources de connaissances : l’expérience et la logique ».

L’auteur suggère d’évoquer trois articles fondateurs « portant tous sur l’essor des techniques mathématiques dans la géographie d’après-guerre : l’article de Fred Schaefer, celui de Ian Burton et celui de Edward Ackerman ». Après avoir fait dialoguer ces trois chercheurs (et d’autres…) le livre se poursuit avec l’explication un à un de ces articles pour arriver à un bilan qui ouvre sur un certain nombre de changements et d’innovations. Les premières possibilités de modèles émergent alors. L’analyse de données va permettre d’appréhender des ambitions théoriques (de Davis à Horton et Strahler, puis Chorley et la théorie des systèmes, pour arriver à la théorie des graphes…jusqu’à Alfred Lotka et la « mécanique générale des êtres vivants », en passant par la topologie différentielle et la matrice de Berry, et enfin aboutir à John Q. Stewart et sa « physique sociale ».) La lecture de cette partie (très détaillée) permet de comprendre le développement progressif de la géographie, de sa méthodologie, de ses modélisations et de sa récente épistémologie.

Economie spatiale et géographie urbaine : des théories aux modèles

Alliant économie spatiale et géographie urbaine cette troisième partie est elle-même découpée en deux sous-parties. Franck Varenne nous propose d’abord le modèle gravitaire selon la loi de Reilly. Pour faire simple, le modèle d’attraction urbaine de William Reilly permet d’une part d’évaluer la force d’attraction des centres urbains, au sein de l’espace géographique d’autre part, d’aborder la problématique des systèmes urbains. La « science régionale » de Walter Isard est aussi analysée pour les différentes approches qu’elle présente. Puis l’épistémologue aborde le modèle de Huff : « En 1962, un jeune docteur en études commerciales de l’Université de Washington, David L. Huff, publie un article particulièrement critique sur les abus de ce qu’il appelle les « modèles de gravité. » Dans cet article il « insiste plus systématiquement (…) sur les manques de l’approche par les lois de gravitation. » La réflexion de Huff est mise en perspective avec celle du sociologue Stuart C. Dodd. Elle sera aussi confrontée à la pensée de Leslie Curry lorsqu’il sera question de déplacement épistémologique sur le terrain.

La seconde sous-partie intitulée « Formaliser, comprendre et expliquer la distribution des villes » expose l’ « élargissement » et l’ « affinement méthodologique pour le cas de la géographie urbaine de théorisation et de modélisation ». L’auteur propose d’une part, plusieurs vagues épistémologiques. Tout d’abord, il s’intéresse aux positionnements de Lösch et de Christaller avant d’en venir à Paul Claval. Pour Franck Varenne, Claval est « un des premiers passeurs de ces théories vers le monde francophone ». Il poursuit en disant que « pour Claval, il est clair qu’avec la métamorphose de la géographie d’une science des « genres de vie » ancrés dans des milieux en une science de la vie sociale fondée sur les échanges et la recherche du profit, l’explication logique doit se substituer à l’explication causale en géographie, d’où pour lui le caractère tout à fait fondamental et transdisciplinaire de la théorie économique de l’acteur rationnel. » C’est en 1966, que Claval essaye de présenter à la géographie francophone les « études concrètes de la théorie des lieux communs ».
La deuxième vague épistémologique se fixe pour objectif de rechercher une théorie qui explicite les lois empiriques, à travers « la loi rang-taille » et qui tente de régler le problème de la sous-détermination des théories par les données, au besoin en recourant à la théorie des systèmes. La troisième vague, propose de se concentrer sur le modèle plutôt que sur la théorie, de considérer prioritairement les modèle qui ont la double fonction d’être « théorico-explicatif » et de voir les lois (p.ex. la loi rang-taille) comme ayant une valeur non pas d’explication mais descriptive et de garde-fou. Ensuite Franck Varenne propose plusieurs types de modèles dans la même lignée : les modèles « statiques », les modèles « génétiques », et la modélisation « globale ». Enfin, cette partie est conclue avec les premières critiques des modèles émises par Pierre Georges.

Les révolutions computationnelles : de l’analyse à la synthèse

Il est question de nouveaux exemples et d’analyses comparatives dans cette dernière partie. En effet, l’auteur « entend analyser plus étroitement et de manière plus ciblée un aspect fondamental de la révolution de la géographie quantitative, théorique et de modélisation telle qu’elle est intervenue à partir des années 1950 en géographie : son aspect de révolution computationnelle ». Cette partie s’attache donc à discuter et à comparer ces modèles. Prenant pour premier exemple Berliner, l’auteur, explique que suite à un article publié en 1962, l’économiste de l’université de Syracuse « propose d’utiliser l’instrument formel de la matrice algébrique et les différents traitements mathématiques subséquents pour représenter à la fois les différents objets et les différentes méthodes des domaines de l’anthropologie ». Consacrant toute sa première sous-partie à la matrice de Berliner, il détaille ensuite la « matrice géographique » de Brian J.L. Berry qui en est issue ainsi que sa réception, dans le monde universitaire, notamment chez des géographes quantitativistes théoriciens comme King, Racine et Reymond.

Evoquant les modèles des données ainsi que les modèles d’hypothèses causales et d’analyses de données, Franck Varenne analyse ensuite les problèmes spécifiques des données géographiques. Pour comprendre au mieux une partie de ces problèmes « il est instructif dans un premier temps d’analyser la structure de l’ouvrage méthodologique majeur de Haggett puis de mesurer les changements apparus entre les deux éditions principales de ce livre source, à savoir entre 1965 et 1977 ». La quatrième sous-partie fait la part belle aux modèles pour la prévision, enfin la dernière sous-partie est consacrée aux modèles de simulation pour la synthèse explicative, la simulation géographique – qui est une innovation décisive pour l’auteur- la diffusion comme processus spatio-temporel porté par les individus et enfin une quarantaine de pages sont vouées aux modèles de simulation Monte-Carlo de Hägerstrand.

Après une phase de conclusion intitulée « un pluralisme finitiste, ouvert et recombinant », l’ouvrage suggère une bibliographie thématique très étoffée. Ce livre qui s’adresse à des universitaires, doctorants ou à tout autre lecteur intéressé par l’épistémologie des Sciences Humaines et Sociales, possède un vocabulaire très technique. Si ce texte n’a pas pour vocation la vulgarisation, il offre de très nombreux exemples qui permettent d’enrichir sa culture générale, et est une bible pour tous les épistémologues en devenir. Bref, un ouvrage riche qui permet de renouveler ses connaissances sur les théories et modèles de disciplines diverses. Même s’il est particulièrement attaché à développer ses cas sur la géographie, l’auteur laisse les portes grandes ouvertes aux autres domaines des Sciences Humaines et Sociales.