Emmanuel Lemieux est journaliste et écrivain. Il est notamment l’auteur d’une biographie d’Edgar Morin et le co-auteur d’une histoire de la télévision française sous l’Occupation. Dans cet ouvrage, publié en mars 2012, il retrace la courte vie de Tony Bloncourt qui fut fusillé à 21 ans, le 9 mars 1942 au Mont-Valérien, avec six camarades, après avoir été condamné à mort par un tribunal allemand qui siégeait dans les locaux de l’Assemblée nationale.

Tony Bloncourt appartenait aux « Bataillons de la jeunesse », la première organisation communiste à pratiquer les attentats armés contre des officiers allemands en 1941. Cependant, ce livre n’est ni tout à fait une biographie de Tony Bloncourt, ni une histoire des Bataillons de la jeunesse. Leur histoire est désormais connue par l’excellent ouvrage de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, Le sang des communistes. Les Bataillons de la jeunesse dans la lutte armée. Automne 1941, publié chez Fayard en 2004. Emmanuel Lemieux s’y réfère d’ailleurs explicitement à plusieurs reprises, dans des notes infrapaginales. Il aurait pu le faire de manière plus visible en ouverture de son livre, car tout ce qui relève de cette histoire est emprunté à cette solide étude historique.

Destins croisés

L’originalité de l’ouvrage réside dans la biographie de Tony Bloncourt et dans l’histoire de sa famille, en particulier celle de son oncle, le résistant et député socialiste Élie Bloncourt, et davantage encore dans la construction du récit qui se présente sous la forme de destins croisés. En effet la vie du commissaire George Veber nous est aussi présentée, parce que c’est lui qui, à la tête d’une brigade spéciale de la préfecture de police de Paris, a mené l’enquête et livré Tony Bloncourt et ses camarades à la Gestapo. Un troisième personnage prend place dans le récit, alors qu’il n’est pas concerné par cette affaire de répression de la résistance : il s’agit de Jean Mamy, dit Paul Riche, qui tournait un film de propagande antimaçonnique dans les locaux de l’assemblée nationale quand eut lieu le procès. Cet homme est un ultra du collaborationnisme, fanatique de l’antisémitisme et de l’antimaçonnisme, agent de renseignement au service de l’occupant, à l’origine de nombreuses s’arrestations et exécutions de résistants.

Le livre est bien écrit, bien construit, bien documenté, et se lit comme un roman. L’auteur cite ses sources : plusieurs entretiens avec des descendants des acteurs de cette histoire où, plus rarement, avec des acteurs et témoins ; quelques ouvrages, dont celui déjà cité de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre.

Une famille haïtienne, une tradition de gauche

La famille Bloncourt a été durement marquée par la Grande Guerre. Natif de la Guadeloupe, Yves Bloncourt, le père de Tony, a été grièvement blessé en 1917, son aîné Max-Clainville a été réformé suite à une blessure, et le cadet, Élie, termine la guerre en aveugle. Yves débarque avec sa femme à Haïti en 1920, avec des rêves de fortune. Leur premier fils, Louis, rapidement surnommé Tony, naît le 25 février 1921. Le couple se lance dans la plantation du café et des figues-bananes, mais un cyclone ravage l’entreprise en 1926. La famille déménage et le père se lance avec profit dans le négoce du café. Tony et ses deux frères, Claude et Gérald, étudient dans la pension la plus chic de Port-au-Prince.

Yves Bloncourt intervient dans la vie politique de l’île, suivant le chemin tracé par son aïeul, Melvil-Bloncourt, intellectuel mulâtre qui côtoya Charles Baudelaire, Nadar, Alphonse Daudet, Victor Schoelcher, se distingua lors de la Commune de Paris et fut élu député (d’extrême gauche) de la Guadeloupe, en 1871. La mémoire de cet aïeul est soigneusement entretenue à Haïti dans la famille Bloncourt. Tony s’imprègne d’une culture de gauche. À 17 ans, il fait partie du mouvement étudiant qui réclame le droit de se syndiquer librement. Il est emprisonné quelque temps et son père, qui par son influence a pu le faire sortir, décide de l’envoyer poursuivre ses études à Paris, où ses deux oncles et sa tante sont établis et pourront l’héberger. L’aîné de ses oncles est un avocat, militant de l’Internationale socialiste, le cadet, Elie, est professeur dans un lycée de l’Aisne et député socialiste, tendance pivertiste (aile gauche de la SFIO). Il a fait inscrire son neveu au lycée Rollin. Les professeurs de ce lycée comptent dans leurs rangs quelques intellectuels de la gauche et du pacifisme antifasciste, à commencer par Daniel Decourdemanche, militant communiste, écrivain sous le pseudonyme de Jacques Decour, ami du philosophe marxiste Georges Politzer, rédacteur en chef d’une revue dirigée par Aragon.

Tony étudiant et communiste

De retour d’exode, Tony s’inscrit à la Sorbonne, retrouve des anciens du lycée Rollin, et milite avec eux au sein de l’Union des étudiants et lycéens communistes. Avec ses copains, Christian Rizo et Claude Lalet (dirigeant avec Pierre Daix des étudiants communistes de la Sorbonne), il participe à la manifestation du 11 novembre 1940. Plusieurs d’entre eux sont arrêtés, emprisonnés à la Santé, jugés en février 1941 par la 17e chambre correctionnelle, sermonnés et relâchés, à l’exception de Claude Lalet qui, condamné à 10 mois, rejoint Guy Mocquet à la prison de Fresnes, avant d’être transféré avec lui au camp de Chateaubriant. Dans les mois suivants, Christian Rizo et Tony Bloncourt se côtoient à la Sorbonne et fréquentent quelques camarades des Jeunesses communistes dans le 11e arrondissement de Paris. Ils se rendent également au centre laïc des Auberges de jeunesse, où les étudiants communistes ont créé un club d’étudiants en juin 1940. C’est une couverture confortable pour leur organisation clandestine. Au club, se rencontrent d’anciens copains qui s’étaient perdus de vue, Claude Lalet, Pierre Daix, Olivier et Claude Souef, Tony Bloncourt, Christian Rizo et quelques autres.

Les Bataillons de la jeunesse

Avec l’attaque de l’URSS le 22 juin 1941, la stratégie du parti communiste français change, il entre vraiment dans la résistance et, sur demande soviétique, il prend la décision de créer des groupes armés. Pour constituer l’un de ces tous premiers groupes, le Parti choisit Gilbert Brustlein, qui aura pour adjoint Fernand Zalkinov. C’est Pierre Daix qui fait le lien entre Christian Rizo et Tony Bloncourt d’une part, Gilbert Brustlein d’autre part.

Ainsi vont naître les Bataillons de la jeunesse, qui seront le bras armé des Jeunesses communistes. D’août 1941 à leur disparition en mars 1942, leur effectif cumulé dans le département de la Seine ne dépasse pas 36 hommes. Constamment décimés par la répression, ils ne peuvent aligner plus de 20 combattant à la fois. Ce sont des étudiants, des lycéens, et surtout des ouvriers. Ils sont répartis en petits groupes, dont les responsables sont dirigés par le commissaire militaire national Pierre Georges, Fredo puis Fabien, et Albert Ouzoulias, alors commissaire politique national. Nés pour la plupart de parents communistes, ils sont très jeunes, ne se sont pas battus en Espagne, et n’ont pas accompli leur service militaire. Le parti communiste les lance dans la lutte armée, sans expérience, sans connaissance et les voue à une mort quasi certaine. Leur formation se résume à quatre week-ends de camping dans une forêt des environs de Paris, durant lesquels ils, apprennent à manier la boussole, à lire une carte d’état-major, à fabriquer un cocktail Molotov et à s’entraîner au maniement des armes. L’essentiel des actions qu’ils entreprennent (organisation de manifestations de rues et sabotages) sont des échecs. Mais leurs actions les plus spectaculaires sont l’exécution de deux officiers allemands, ce qui ne va pas sans leur poser des problèmes de conscience : ainsi Tony Blancourt ne parviendra pas à tirer sur un officier qui était devant lui, car, dira-t-il ensuite, « Je n’ai plus vu un officier allemand, j’ai vu un homme ».

Deux chapitres racontent la préparation, l’organisation et le déroulement de l’exécution à la station de métro Barbès d’un officier allemand par Fredo, Pierre Georges, le 21 août 1941 et celle d’un autre officier à Nantes, par Gilbert Brustlein accompagné de Spartaco Guisco, le 20 octobre 1941. L’officier de Nantes était le chef de la Kommandantur de la région, et la répression allemande et impitoyable : 27 otages sont fusillés, le 22 octobre à Chateaubriant, 16 autres à Nantes, 50 à Bordeaux. L’émoi de l’opinion publique est considérable, et le parti communiste, dans ces conditions, renonce à revendiquer ces actions. Recherchés par les polices françaises et allemandes, ces jeunes sont condamnés, d’autant plus qu’une récompense énorme (15 millions de francs) est promise à qui contribuerait à la découverte des coupables. C’est le commissaire Veber qui va les arrêter et les livrer à la Gestapo.

Le commissaire Georges Veber

Né en 1891, Georges Veber est un ancien combattant de la Grande Guerre, décoré de la croix de guerre. Licencié en droit, il réussit le concours d’entrée à la préfecture de police de Paris, en 1920. Il se marie et son fils naît en juillet 1921, la même année que Tony Bloncourt. En 1928, il devient commissaire et est titularisé aux Renseignements généraux. En 1940, il est nommé commissaire principal et s’occupe des affaires criminelles. En février 1941, il prend la tête de la brigade spéciale criminelle et de ses 60 inspecteurs.

Exploitant une dénonciation qui lui parvient, il tombe rapidement sur deux des membres des Bataillons de la jeunesse. L’un d’entre eux parle, donne des noms et des caches. Le manque de précautions de ces jeunes militants (ils résident chez leurs parents, ils n’ont pas de pseudonymes, ils se rencontrent souvent) permet aux policiers expérimentés de multiplier les arrestations. Gilbert Brustlein parvient à échapper aux mailles du filet, celui tendu par les policiers, mais aussi celui que tisse le parti communiste, qui nie toute action armée, répand sur lui de vilaines rumeurs, et tente peut-être de l’assassiner. Tony se fait teindre les cheveux, se laisse pousser une barbiche et des moustaches, se cache avec l’aide de son ami Pierre Daix, mais s’effondre psychologiquement. Il est pris lors d’un contrôle d’identité le 5 janvier 1942, le dernier de la petite bande de Gilbert Brustlein à être capturé. Il est interrogé et torturé par le très brutal commissaire de la brigade spéciale antiterroriste n° 2, René Hénoque.

Le procès de l’Assemblée nationale

Le procès du groupe Brustlein se déroule dans la salle des fêtes l’Assemblée nationale, la pièce la plus vaste de tous les bâtiments. Le général Heinrich von Stülpnagel entend durcir la répression contre la résistance et effrayer l’opinion en organisant un procès à grand spectacle qui découragerait les vocations résistantes. Le procès dure trois jours, c’est le premier du conseil de guerre allemand instruit publiquement à Paris. Tony Bloncourt et Christian Rizo sont considérés comme les intellectuels de la bande, décrite comme une organisation paramilitaire aux desseins crapuleux. Le commissaire Georges Veber est félicité par le président du tribunal et les sept résistants sont condamnés à la peine de mort. Ils sont fusillés le 9 mars 1942 et inhumés dans une fosse commune à Ivry-sur-Seine. Par la volonté de sa mère, une messe sera célébrée à la cathédrale de Port-au-Prince, à la mémoire de Tony. Le jour de leur exécution, L’Humanité clandestine publie un article qui accuse Spartaco Guisco d’être un traître. Il vient d’être arrêté, il est torturé, il ne parlera pas et sera fusillé ; « Mais le parti tue une première fois cette graine d’anarchiste italien, ce brigadiste incontrôlable, en le plongeant dans la fosse aux calomnies ».

Jean Mamy, un ultra du collaborationnisme

Les locaux qui servirent de cadre à ce procès à grand spectacle, servirent de décor à un film de propagande collaborationniste tourné par Jean Mamy. Proche des milieux surréalistes, Jean Mamy s’est fait un nom dans les métiers techniques du cinéma, comme monteur, dialoguiste, puis il est devenu producteur de films et réalisateur de films publicitaires. Compagnon de Picabia et d’Antonin Artaud, défenseur du cinéma populaire, on le considère comme un homme de gauche. Il est franc-maçon et proche de Gaston Bergery dont il partage le pacifisme intégral. C’est donc sans surprise qu’il applaudit aux accords de Munich et se rapproche de Marcel Déat.

Après la débâcle et l’instauration du régime de Vichy, il bascule promptement et profondément dans la collaboration. Il devient journaliste Au Pilori et, dans son premier article dénonce « Les juifs… corrupteurs et maîtres du cinéma français ». Puis il dirige sa haine principale en direction des francs-maçons et se spécialise dans leur dénonciation. Désormais notable de la presse collaborationniste, il signe sous le pseudonyme de Paul Riche, fréquente l’occupant, et devient tout naturellement un agent français de la Gestapo, disposant d’un petit bureau à l’hôtel Lutétia, et d’une secrétaire.

Le 9 mars 1943, un an jour pour jour après l’exécution des jeunes résistants, le film Forces occultes, signé Paul Riche est projeté au cinéma des Champs-Élysées en présence du tout Paris de la collaboration. Financé par des capitaux allemands, il s’agit d’un film de propagande antimaçonnique qui a été en partie tournée dans les locaux de l’Assemblée nationale.Quand il ne fait pas du cinéma, ni du journalisme, Georges Mamy se choisit un autre pseudonyme, Michel, et se spécialise dans l’infiltration de la résistance dont il contribue à démanteler plusieurs groupes et réseaux, dont au moins 18 membres sont torturés et assassinés. Il lui reste cependant du temps pour organiser la spoliation des bibliothèques et la saisie des oeuvres d’art appartenant aux juifs et aux francs-maçons, et même pour participer, en avril 1944, en Allemagne, à un colloque au cours duquel il fait un exposé sur la synarchie.

Destins particuliers

Le 25 août 1944, Elie Bloncourt, qui a participé activement à la résistance au sein du mouvement Libération Nord, a pour mission, sur ordre du Conseil national de la Résistance, de prendre possession du ministère des colonies au nom du Gouvernement provisoire de la République. Le 21 octobre 1945, l’Aisne le réélit comme député, candidat du parti socialiste SFIO. Par la suite, il met fin à sa carrière politique, déçu par la SFIO, et enseigne la philosophie au lycée Charlemagne. À 75 ans, il rejoindra François Mitterrand et l’aventure du nouveau parti socialiste au congrès d’Épinay.

Paul Riche s’est constitué prisonnier et rédige sans contrainte une confession dans laquelle il relate, avec sincérité et sans le moindre regret, toute son activité. Incarcéré à Fresnes, il couvrira plusieurs milliers de pages, des lettres, des poèmes, des contes et des pièces de théâtre. Condamné à mort, il est exécuté le 29 mars 1949.

Le commissaire Veber se défend devant la commission d’épuration de la préfecture de police. Les policiers résistants ne retiennent pas le fait qu’il soit à l’origine de l’arrestation et de la mort de plusieurs jeunes combattants, fusillés au Mont-Valérien. La commission propose cependant la suspension définitive de sa pension de retraite, son arrestation immédiate et la transmission du dossier au parquet. Il est emprisonné. Cinq mois plus tard, il sort de prison, recouvre ses droits, sa retraite et une vie aussi paisible que discrète. En 1963 il est fait chevalier de la Légion d’honneur.

Rayés de la mémoire communiste

En 1992, on a inauguré une nouvelle plaque souvenir en hommage à Tony et à ses camarades, dans le 11e arrondissement. Mais le parti communiste a voulu rayer de sa mémoire les Bataillons de la jeunesse. Tandis qu’ils envoyaient à Moscou des communiqués se glorifiant des attentats contre les officiers allemands, les responsables clandestins du parti refusaient de revendiquer ouvertement ces attentats, par crainte des réactions de l’opinion publique. Á la Libération, le parti trouva que leurs noms avaient de regrettables consonances étrangères et il choisit ses héros, ne retenant que Pierre Georges, le Colonel-Fabien, et Guy Mocquet. Brustlein, de retour en France, fut ostracisé par le Parti qu’il finit par quitter. Le parti chercha même à l’effacer de son histoire, oubliant systématiquement de le citer lors des commémorations. Le colonel Rol-Tanguy le traita même de salaud et de traître. Le 20 octobre 1991, à Chateaubriant, tandis que Georges Marchais (travailleurs volontaire en Allemagne sous l’Occupation) commémorait devant un parterre de 1500 invités, le martyre des fusillés, Gilbert Brustlein, qui voulut prendre la parole, fut expulsé par le service d’ordre du parti et insulté par des militants. Sur ce triste et déplorable aspect de la mémoire communiste, on se reportera à l’épilogue du livre de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, intitulé « Légende, mémoire et histoire ».

© Joël Drogland