« Les bâtards ! Je suis vraiment désolé mon gars… Ta famille va bien ? Personne n’a été blessé ?
Non ça va… Je vais devoir déménager, le toit s’est complètement effondré…
T’inquiète pas, on va vous installer dans une zone sécurisée. Et dans le pire des cas, tu auras l’asile politique en France ! »
Quentin Müller, Brice Andlauer, Pierre Thyss,
Traducteurs afghans, une trahison française,
La Boîte à Bulles, Février 2020, p. 55.
Afin de mener à bien ses missions [en Afghanistan] au sein de l’opération Enduring Freedom (liberté durable), [la France] a employé environ huit cents ressortissants afghans notamment dans des fonctions d’interprètes.
Malheureusement en 2012, lorsque la France a pris la décision de se désengager du conflit, la situation sécuritaire, politique et humanitaire [sur place] ne permettait toujours pas d’envisager la reconstruction du pays.
Nos interprètes se sont alors retrouvés confrontés à une situation qu’ils n’avaient jamais envisagée au moment de leur engagement : celle de se retrouver seuls dans un pays abandonné, sans plus d’espoirs de paix et de liberté.
Caroline Decroix, avocate, vice-présidente de l’Association des interprètes afghans de l’armée française.
[Traducteurs afghans, une trahison française, 4e de couverture]
« Tu auras à traduire les instructions des militaires français face aux militaires afghans » (p. 18)
Entre 2001 et 2014, la France est engagée dans la coalition menée par l’OTAN en Afghanistan dans la lutte contre le terrorisme et les talibans. Elle a envoyé près de 4000 militaires et a employé des supplétifs dont des interprètes, les « tarjuman » (« traducteur », en langue dari). Quand elle décide se retirer en 2012, elle ne rapatrie que 250 d’entre eux sur 800, laissant ainsi les autres et leur famille, exposés aux représailles des islamistes et des trafiquants en tout genre : pourquoi ?
Ce roman graphique, scénarisé par Brice Andlauer[1] et Quentin Müller[2] un duo de journalistes et reporters indépendants qui connaissent bien le sujet[3], et mis en images par Pierre Thyss[4], se propose d’éclairer ce drame par le prisme de trois témoignages, trois destins de traducteurs qui ont été recrutés, formés, entraînés puis abandonnés par la France. Il s’agit de trois jeunes afghans : Abdul Razeq Adeel, Shekib Daqiq et Zainullah Oryakhail (dit Orya). Ils ont respectivement 16 et 22 ans au début du conflit, sont bercés d’idéaux et d’illusions et s’engagent auprès des forces de la coalition, aux côtés des militaires français.
L’histoire commence les terribles images des attentats du 11 septembre 2011 où deux avions percutent les tours du World Trade Center aux États-Unis. Elles sont diffusées en direct à la télévision et dans le monde entier, notamment à Kaboul en Afghanistan où Abdul Razeq Adeel et sa famille sur leur canapé, découvrent l’horreur. Le cauchemar et le récit commencent là. À partir d’octobre et novembre 2001, les États-Unis, avec la contribution militaire de l’Alliance du Nord et d’autres nations occidentales (comme le Royaume-Uni, la France, le Canada, etc.) s’engagent en Afghanistan dans une « guerre contre le terrorisme » déclarée par l’administration Bush à la suite des attentats. Le but de l’invasion selon les États-Unis et leurs alliés était de capturer Oussama ben Laden, détruire l’organisation Al-Qaïda qui possédait des bases dans le pays avec la bénédiction des talibans, et renverser ces derniers.
Le récit est chronologique, écrit sans pathos, et le lecteur découvre au fil des pages, le destin de ces traducteurs, considérés par des héros pour les uns et des traîtres pour les autres, dans un pays instable politiquement. Ces traducteurs qui ont été essentiels dans les opérations menées sur le terrain, vont vivre un véritable enfer une fois les troupes parties : menaces et pressions, attentats contre eux et leur famille, clandestinité et peur permanente. Ils se heurtent ainsi à un véritable casse-tête administratif quand il s’agit d’obtenir des visas délivrés au cas par cas et sans volonté claire de la part de la France de les remercier de leur engagement et de les protéger. Certains choisiront l’émigration clandestine, d’autres seront froidement assassinés par les talibans. Cet abandon, non sans rappeler celui d’autres supplétifs des guerres antérieures de notre pays (Hmongs en Indonésie, harkis en Algérie), interroge, révolte, ne laisse pas indifférent. Les auteurs ont le mérite de soulever les « dessous » de l’engagement français en Afghanistan. Aujourd’hui, si ces traducteurs sont soutenus dans leur combat par Caroline Decroix, avocate engagée et vice-présidente de l’Association des interprètes afghans de l’armée française, leur avenir est encore incertain et ce scandale national demeure toujours non résolu.
Les traits de Pierre Thyss sont simples, les visages arrondis donnent une profondeur au récit et une humanité supplémentaire aux personnages principaux. Les expressions de crainte, de méfiance, de haine et de fanatisme sont parfaitement retranscrites. Les dessins en noirs et blancs, avec des nuances de gris, accentuent l’ambiance générale angoissante de thriller et la tension permanente dans laquelle le lecteur est plongé. Comme il le rappelle dans un entretien pour le site internet Vice : « C’était un projet comme je n’en avais jamais fait, avec une portée culturelle et politique, explique Pierre. Je ne suis pas un activiste mais j’ai des valeurs et des principes. Quand j’ai appris ce qui était arrivé aux tarjuman, j’ai été choqué. On a menti à ces gens parce qu’il n’y avait rien de prévu pour eux. Tu vois dans les dossiers de refus les raisons invoquées : « Celui-là a trop de gosses » ; « Celui-ci poste des trucs religieux sur son Facebook, ça nous fait flipper ». C’est déprimant. » Le dessinateur n’a eu que six mois pour réaliser la mise en image de cette histoire et le rendu est plutôt bien réussi !
En définitive, cette bande-dessinée engagée se dévore avec effroi ! Elle illustre le désengagement total de la France après un conflit qui n’a pas enrayé le terrorisme et provoqué la déstabilisation totale de l’Afghanistan. Elle parle d’humanité, d’humains. Elle montre le dénuement le plus total de ces hommes qui ont rêvé et embrassé les valeurs figurant sur notre devise et laissés dans le désarroi le plus profond. La question qui se pose quand on referme ce récit est pourquoi ? Les enseignants du secondaire y trouveront un support pédagogique intéressant et accessible pour illustrer ou compléter une séance du programme d’histoire en classe de troisième[5] ou du nouveau programme de Terminale générale[6]. Cette histoire peut aussi s’intégrer dans le programme d’Enseignement Moral et Civique (EMC) qui demande aux professeurs de traiter des questions de sécurité et de défense nationale mais également de développer des compétences et capacités comme l’esprit critique ou débattre et argumenter. Plus généralement, cette BD est à glisser entre toutes les mains, à offrir ou s’offrir !
« Abandonnés par la France, l’histoire des tarjuman (traducteur, en langue dari) vient réveiller un sentiment amer, en écho avec tous les supplétifs laissés sans protection dans l’histoire des guerres de notre pays.
En effet, la France a employé en Afghanistan quelques huit cents traducteurs, chauffeurs, physionomistes, manutentionnaires et logisticiens pour les épauler dans leurs missions. Colonne vertébrale de la stratégie visant à gagner les cœurs et les esprits, ils se sont mués en véritables soldats, engagés aux côtés de nos troupes par conviction, dans l’espoir d’un autre avenir pour leur pays. Mais, suite au retrait de nos forces à compter de 2012, la France a refusé d’accorder un visa à la majorité d’entre eux…
Tous deux intimement marqués par les précédentes « trahisons » françaises, deux journalistes, Brice Andlauer et Quentin Müller, ont décidé d’aller enquêter sur le terrain. Ils en sont revenus avec un livre dénonciateur, « Tarjuman, enquête sur une trahison française » (éditions Bayard).
Avec cette bande dessinée, ils veulent donner corps à trois des tarjuman qu’ils ont rencontrés et mettre en scène leur chemin de vie pour mieux dénoncer le refus qui a été initialement opposé à leur demande de protection. »
Pour aller plus loin :
- « Traducteurs afghans : Un scandale d’État » (Vidéo de Brut de décembre 2019) : https://youtu.be/J-fQKQkJ8V8
- À lire sur le sujet : Brice Andlauer et Quentin Müller, Tarjuman, une trahison française, Bayard, 2019.
[1] Brice Andlauer est journaliste indépendant. Il a travaillé quatre ans pour la chaîne I-Télé, et réalise aujourd’hui des reportages et documentaires pour la radio (RTS et France Culture) et plusieurs podcasts indépendants. Ses reportages l’ont conduit en Iran, en Turquie, à Cuba, au Mali et en Afghanistan.
[2] Quentin Müller est reporter indépendant, spécialisé dans la région du Proche-Orient et plus spécifiquement le pourtour du golfe Arabo-Persique. Il contribue à différents médias français (Libération), anglophones et finlandais.
[3] Ensemble, après une enquête sur le terrain, ils ont publié Tarjuman, enquête sur une trahison française (Éditions Bayer Culture, 2019) retraçant le parcours de trois tarjuman, ces traducteurs afghans de l’armée française, abandonnés par l’État au départ des troupes du pays en 2012.
[4] Pierre Thyss est un illustrateur qui travaille depuis 2010 dans les milieux de la presse, la musique et la publicité. Il est l’auteur des Plantes Froides, une bande dessinée diffusée sur le site Vice France.
[5] Programme d’Histoire de 3e générale, fiche EDUSCOL pour le : « Thème 2 – Le monde depuis 1945 »
[6] Programme d’Histoire de Terminale générale : « Thème 4 – Le monde, l’Europe et la France depuis les années 1990, entre coopérations et conflits » (Point de passage et d’ouverture sur « le 11 septembre 2001 »).
©Rémi BURLOT pour Les Clionautes