Alors qu’elle a été conçue pour elle, l’Europe semble n’avoir de cesse de s’éloigner de la jeunesse.
C’est sur ces quelques mots de préface d’Alain Lamassoure que s’ouvre l’ouvrage collectif Transmettre l’Europe à la jeunesse paru aux éditions PUR en fin d’année 2022. Sous la direction de Sébastien Ledoux et de Niels F. May, ce travail à plusieurs maions regroupe les contributions soumises pour la journée d’étude « Quelle Europe pour la jeunesse ? » organisée par Benoit Falaize à l’Institut historique allemand de Paris en mai 2019.
Partant du même constat qu’Alain Lamassoure, les auteurs de l’ouvrage entendent questionner « la fabrique narrative de l’histoire européenne » Sébastien Ledoux et Niels F. May (dir), Transmettre l’Europe à la jeunesse, page 15 et la transmission à la jeunesse des idées européennes, notamment hors du cadre institutionnel : une Europe charnelle et vivante, loin de l’Europe froide des programmes scolaires Il suffit de lire les attentes des programmes scolaires pour s’en convaincre, la chercheuse Camille Amilhat revenant sur ce point au cours de l’ouvrage..
La rencontre européenne de la Loreley (été 1951), le rêve d’une Europe de la jeunesse
Cette transmission est d’abord le fruit d’évènements clés et fondateurs qui participent de la cristallisation de la conscience européenne Ibid, page 15. Le premier de ces moments, la rencontre européenne de la Loreley, est l’objet de la communication de Corine Defrance. Évènement de jeunesse réunissant 35000 adolescents de la future CECA, ayant bénéficié d’un large écho dans la presse et la production audiovisuelle, la Loreley est néanmoins rapidement tombée dans l’oubli. Symbole de renaissance sur laquelle bâtir, la jeunesse avait déjà été l’objet de discours et de projets au lendemain de la Grande Guerre. Elle le sera également dans l’après 1945, notamment la jeunesse allemande qui devait être dénazifiée. Pour autant, Corine Defrance rappelle combien cette jeunesse ne resta pas simplement spectatrice mais participa activement à ces dynamiques, notamment dans les milieux fédéralistes (citons le jeune Kohl).
Apogée et fin, pour reprendre les termes de Joseph Rovan Ibid, page 28, la Loreley fut le point de convergence de divers visions de l’Europe : Europe sociale, culturelle, politique ou encore religieuse. La Loreley, pensée comme regroupement concurrent au Congrès Mondiale de la Jeunesse qui se tenait en même temps à Berlin Est, fut bien plus et mis en lumière les divergences sur les attentes et l’avenir de la construction communautaire.
Des enseignants engagés dans la transmission de l’idéal européen, L’association européenne des enseignants (AEDE) au tournant des années 1950-1960
Ces divergences dans le devenir communautaire apparaissent frontalement avec le rejet de la CED par l’Assemblée Nationale française en 1954. Deux ans plus tard est fondée l’AEDE qui parie sur le besoin éducatif en vue de lutter contre les réflexes historiques et nationalistes : « Faire l’Europe, c’est d’abord faire des Européens » pour reprendre les termes de Denis de Rougemont Ibid, page 32. Comptant rapidement 30000 membres, l’AEDE bénéficiera de fonds étasuniens et développera à la fois un discours préoccupé sur la jeunesse et aussi plein d’espérance : la croissance démographique en fait une génération clé pour le devenir du continent. Mais pour influer sur l’éducation, il faut former le corps enseignant.
Raphaëlle Ruppen-Coutaz identifie deux leviers d’action : les formations en direction du corps enseignant et la constitution d’un réseau professionnel à l’échelle du continent. L’AEDE multipliera les formations, se dotera de plusieurs revues (Scuola d’Europa, Education Européenne) et brochures, cherchant à repenser l’enseignement et les manuels dans une perspective plus continentale, afin d’amener les jeunes générations à se sentir membre d’une communauté de destin.
L’AEDE cherche également à développer la communauté professionnelle. Pour cela des voyages culturels sont organisés. L’AEDE, pionnière dans l’action éducativeLe premier programme communautaire sur l’éducation date de 1976, fut un partenaire clé des institutions. Toujours existante, son influence demeure néanmoins difficilement mesurable au regard des différentes approches nationales et de l’existence de résistances.
Auschwitz, seul lieu de mémoire européen pour la jeunesse ?
Au delà des temporalités, l’ouvrage revient également sur les lieux qui ont nourri cette transmission. Peter Carrier aborde dans sa communication la place d’Auschwitz dans la mémoire européenne. Auschwitz a été le lieu de plusieurs processus institutionnels dans le direct après-guerre. Juridique d’abord avec les procès des personnels du camp, culturel avec l’ouverture d’un musée dès 1947 et le développement d’une sémantique « substituant » par moment la Shoah à Auschwitz. Politique et pédagogique enfin avec le développement de l’enseignement et des travaux historiques permettant l’instauration politique de commémorations Commémorations fixées au 27 janvier, jour de la libération du camp..
Au sein des programmes scolaires européens, Auschwitz ressort finalement peu. Ce dernier apparait néanmoins dans les manuels et échappe à la cohérence des politiques mémorielles européennes. Les manuels nomment et localisent le camps sans pour autant expliquer son origine. L’iconographie employée demeure fortement marquée par des « classiques » : voies ferrées et rampes, mirador, « Arbeit macht frei« . Auschwitz n’est que très rarement inscrit dans son temps propre, et est renvoyé à la période nazie dans son ensemble (1933-1945). Enfin les représentations iconographiques des camps demeurent statiques, sans représenter les mouvements et les dynamiques à l’oeuvre dans les déportations.
Peter Carrier revient dans les dernières lignes de sa contribution sur les questionnements autour d’Auschwitz comme seul lieu de mémoire européen pour la jeunesse. Reprenant les propos d’Henri Rousso, Carrier insister sur la divergence des représentations du lieu et de ses significations. Il n’est donc pas le seul mais il est dominant néanmoins. Auschwitz devient une « tentative de créer un nouveau « passé fondateur » »Ibid, page 76.
L’impossible Tour de l’Europe par des enfants. Littérature scolaire et construction d’une conscience européenne
Dans la même dialectique, Patrick Cabanel revient sur la place de la littérature romanesque dans la construction de l’identité nationale, à l’image du Tour de France par deux enfants. Si ce modèle est connu, imité, et largement étudié dans ses mécaniques, ses impacts et ses limites, Patrick Cabanel s’interroge sur l’existence d’équivalents à l’échelle européenne.
Au XIXème siècle des premières tentatives ont été lancées par des auteurs britanniques, dans la tradition du « »grand tour » destiné à la formation des jeunes aristocrates »Ibid, page 79: Jeunes voyageurs en Europe parus en 1823 et 1857 (même titre pour deux oeuvres distinctes). Plus populaire et ressemblant davantage à des images de cartes postales, le Tour d’Europe de 1884 offre une double page à chaque pays et reprend une carte, un blason, un timbre, un costume traditionnel et des dessins de sites célèbres. Une sorte d’atlas de l’Europe. Le tout en couleur. Le public, bien plus jeune, sera ainsi sensibilisée à quelque « proto-histoire de conscience européenne »Ibid, page 80.
L’auteur G. Bruno publiera en 1916 un Tour de l’Europe pendant la guerre. Derrière ce titre trompeur se cache un discours ultra-nationaliste, sclérosé et figé, offrant une lecture manichéenne du conflit (civilisation contre barbarie germaine). Il s’agit malgré tout d’une esquisse de savoir à l’échelle du continent et destiné à un public du primaire.
Les nouvelles initiatives d’ouvrages éducatifs à vocation européiste viendront des parutions catholiques, avec notamment les éditions Ligel et l’ouvrage Jacobi fait son tour d’Europe paru en 1965. Jacobi y découvre l’Europe accompagné du Christ. La dimension catholique de plusieurs nations est largement mis en avant et Jacobi passe un long moment en Allemagne auprès de Hans. Le voyage se termine au Vatican près du Pape qui appelle à la réconciliation et la paix.
Plusieurs publications viendront dans les décennies suivantes, issus de travaux scolaires. L’équivalent de Jacobi se trouvera en Italie avec Viaggio in Europa di Valentina en 2003. Patrick Cabanel note ainsi la faiblesse de la construction d’un imaginaire littérale et culturel commun. Pas de bibliothèque d’Europe ou de grands ouvrages fondateurs pour les scolaires. Tout reste à faire, si cela n’est pas déjà trop tard.
L’Europe en littérature de jeunesse. Un espace à investir ?
La dernière section de l’ouvrage regroupe les contributions traitant des vecteurs ayant servi à la transmission des idées européennes à la jeunesse.
Eléonore Hamaide-Jager se penche sur le poids de la question européenne dans la littérature de jeunesse. L’absence, pendant près de 50 ans, de tout numéro dédié à l’Europe dans la Revue des livres pour enfants témoigne du faible intérêt que semble susciter le continent. Pour autant Mme Hamaide-Jager nous rappelles combien « la littérature de jeunesse est vouée à la circulation des textes »Ibid, page 101. A ce titre les comtes de Perrault-Grimm et Andersen vont participer du brassage culturel continental.
Au XXème siècle, les livres de paix et de réconciliation se développement dès l’entre-deux guerres : Jean-Christophe de Romain Rolland. Cette dynamique reprend après 1945, dans une dimension plus internationale. Pour autant l’Europe reste la trame de fond plus que le cœur des oeuvres de jeunesse. Le voyage linguistique sert de prétexte à la découverte comme dans l’Auberge espagnole. La chercheuse cite d’autres oeuvres reposant sur les mêmes principes : Dossier Morden (intrigue policière) ou l’Amour subjonctif.
Les oeuvres contemporaines tendent à s’approprier le modèle du Tour de France pour en faire des Tours d’Europe. Citons 13 petites enveloppes bleues de Maureen Johnson. Vision caricaturale mais ludique pour partir à la découverte des pays.
A noter que les références plus politiques sont rares car difficilement scénarisables pour de la littérature jeunesse. Citons l’exemple de Brexit Romance narrant la vie d’une anglaise montant une entreprise de mariage blanc pour permettre à des anglais de conserver les passeports de l’UE. Néanmoins l’Europe peine à quitter l’accumulation des images d’Epinal pour devenir un projet et une espérance dans la production littéraire.
L’Europe entre invisibilité et réalités distances. L’appréhension des institutions européennes en Enseignement moral et civique
Camille Amilhat se penche quant à elle sur la place de l’Europe dans la formation civique en France. Face à des citoyens qui se sentent incapables de saisir les enjeux des scrutins européens, la formation devient une question centrale. Peu de sources disponibles dans la recherche universitaire. La chercheuse a eu recours à des entretiens avec des élèves et des enseignants. L’étude des programmes de 2015 témoigne du faible travail mené sur le sujet.
Les textes programmatiques de la loi de 2015 évoquent peu l’Europe, qui cède la place à la dimension morale. Les textes sont inaccessibles d’ailleurs depuis 2018 sur Eduscol (sic). La dimension citoyenne se déploie à l’échelle de la République et très peu à un échelon communautaire.
L’enseignement des institutions est par ailleurs faible et présent dans seulement 50% des cycles scolaires. A ceci s’ajoute la grande liberté pédagogique laissée aux enseignants pour traiter, ou non, la question. Ceci est lié à la fragilité des connaissances des enseignants sur la question. Complexe et inaccessible, telle est l’UE pour les professeurs et les élèves. L’effet visite a des bénéfices (sortie au Parlement Européen) mais présente tout de même des limites.
Un ouvrage collectif dense et pertinent sur un angle méconnu de la question européenne.