On ne présente plus Roger Brunet, géographe spécialiste de l’espace. Après sa thèse « les phénomènes de discontinuités en géographie » soutenue en 1965 il publie de nombreux ouvrages sur la théorie de la géographie, l’aménagement du territoire et les dynamiques spatiales et a dirigé les revues L’Espace géographique et Mappemonde.
Il tente de répondre à la question : Comment et pourquoi a-t-on choisi ce nom pour ce lieu, un travail monumental qui s’appuie sur le site géoportail et la base de données BD NYME® de l’IGN.
En géographe l’auteur développe son propos à partir des lieux, des perceptions de nos ancêtres sur leur environnement familier, un tour d’horizon des vieux, très vieux noms de lieux mais aussi de dénominations érudites et contemporaines, Il propose une explication spatiale de ces appellations qui renvoient aux logiques territoriales.
Un ouvrage passionnant, à savourer avec gourmandise.
Si les six premiers chapitres abordent la toponymie par l’analyse spatiale : Habiter et s’abriter ; Pays et chemins : le territoire et ses réseaux ; La vie sociale et ses distinctions ; Terrains de jeu ; Eaux, bords d’eaux et météores ; Paysages, ressources et travaux, les deux suivants montrent que les noms ont une histoire, non terminée à ce jour, qu’il reste bien des points à découvrir. Le dernier chapitre propose une approche régionale.
A n’en pas douter chaque lecteur retrouvera ses lieux favoris à regarder avec un œil neuf.
Habiter et s’abriter
Les besoins élémentaires tiennent une place très importante en toponymie : le clan, le village à partir d’une même base indo-européenne : weik, oikos, vicus, villa … pour une très vaste déclinaison. Un chapitre foisonnant : « men » (rester) qui donne Manse, Mesnil, Meix, « être là » (sta) : Staël, Statt. L’auteur dresse la liste de ces formes et leurs variantes régionales : bâtir (bod, beuf, bonne), croître (bhu) qui donne Bastide, Bastille.
La notion de maison se décline en Cases, Cazouls, Chezal et autres Celles, Salle, Halle et Zeele en Flandres quand le besoin de sécurité se retrouve dans les suffixes burg, bergh ou dun.
Si les toponymes de ce type sont anciens ou médiévaux (Censeau) d’autres plus récents (folies)au-delà des villes et villages Roger Brunet évoque aussi les lieux-dits, le nom des quartiers ou des places avec un intéressant développement sur les noms de lieux des périphéries urbaines actuelles.
Pays et chemins : le territoire et ses réseaux
Dans ce chapitre les suffixes en –ac et en –an sont interprétés comme une façon de dire une localisation : « le lieu de » si commun avec les variantes en az ou ez par exemple en Savoie, sont évoqués leur datation, leurs origines latines, germanique, gauloise…
Il existe d’autres modes de désignation du « être là », lieu auquel on accole une caractéristique : « Lieu Maillet » par exemple ou « Chez…» très répandu à partir du XIVe siècle de même qu’apparaissent les familles de noms évoquant des bornes et des limites, des éléments de situation (haut et bas, centre et périphéries, Est et Ouest, entre deux et côte à côte) comme Ussel ou Issoudun, l’éloignement ou la présence d’un chemin ; autant d’occasion de nommer le lieu de Villars-Reculas à Trappes, du Désert à La Pouge. La grande variété invite le lecteur à un voyage par monts et vaux, de gués en cols.
La vie sociale et ses distinctions
Il est possible de retrouver dans certains noms la trace de distinctions sociales anciennes : le maître du sol, le seigneur, Madame ou Monsieur, Noble appartiennent à ce registre tout comme les titres de noblesse Comte et autre Vidame ainsi que « ban » très répandu dans l’est, les redevances ou interdits : défens, corvée, champart et autre péages ou en opposition l’émancipation s’inscrit dans l’espace : Les Allues, l’Ebergement.
Dans la microtoponymie des parcelles on retrouve des termes qui renvoient aux surfaces (arpents, acres, vergées, journaux, setier, boisselée) ou à leur nature : appropriation collective : communal, coudert ou coharde.
La vie sociale s’exprime aussi à travers l’évocation des agents de la relation dominant-dominé : prévôt, sénéchal, viguier, des aspects sanitaires : de L’Hospitalet à la Madelaine (maladredie) sans oublier les lieux de châtiment : gibet, fourches et plus récemment camp (Camp des Milles), de la mort (Martroi, Malemort) ce qui conduit à la place du sacré dans la toponymie : de Divonne à Dammartin, de Villedieu à Meylan, La Capelle… Le diable n’est pas en reste (Mondragon) ni les féees (Viaduc des Fades).
Un long chapitre qui évoque tour à tour les exclus (Les Ribaudes), l’imaginaire lié à Gargantua, les lieux agréables (Val Joyeux) ou lugubres (Malmaison, Crève-cœur ou Gâtebourse). Roger Brunet insiste sur les « saveurs du pittoresque ».
Terrains de jeu
Sous ce vocable l’auteur a choisi d’étudier les noms de lieux physiques et en particulier les montagnes qui semblent avoir été parmi les premiers lieux à être nommés si on en croît leur étymologie. De toutes les déclinaisons du mont ou du sommet (Mont, « Sum », « pechou » ou « pen » breton) les sommets retiennent un temps l’attention du lecteur jusqu’aux microtoponymes métaphoriques très présents en haute montagne du Pain de sucre à la Dent de Crolles, du Single (versant raide) à La Frette (même sens) ou à La Plagne ou Planet, en fait rarement horizontal dans les Alpes. L’évocation, non plus des bosses mais des creux (oule, aven, « endousoir » ou infernet) conduisent aux eaux.
Eaux, bords d’eaux et météores
Les sources (Sorgues), fontaines (fons), doye ou doron dont légions. Les eaux courantes rapides ou lentes, les lits petits ou larges, les rives, les lacs, étangs et marais (du poul breton au ried alsacien), le littoral, toutes ces formes d’eau ont donné des milliers de noms de lieux tout comme le vent, l’ombre (Enversin, Valombré) et le soleil (Ladreit), les brumes, neiges et glaces. De la source à l’estuaire l’auteur décline les noms des fleuves et rivières, des trous d’eau : riou, gorge, combre (barrage naturel), voulte (méandre). On déambule sur des rives humides et leurs forêts riveraines d’Aulnay à Verneuil, du Sauzet aux Avanchers.
Paysages, ressources et travaux
L’auteur rappelle l’origine anthropique des paysages français et montre que la désignation des lieux a souvent été fonction des ressources ou des aménagements avec en tout premier lieu la forêt omniprésente sur le territoire national de Fousnant à Neubois aux très nombreux toponymes qualifiant le boisement : Faget, Quercy, Sorède, Fresnes, Castanet, Pesset ou Les Aubrais.
La valeur agricole du sol entre aussi en ligne de compte du Lannemezan (la lande du milieu) à Bouzigue (la friche) quand le nom n’est pas associé à un animal de Wolfberg (le loup) à Chavaigne (la chouette). Les défrichements médiévaux ont laissé leur trace bien connue : Novale, Essarts, Accru ou Les Ulis (terre brûlée).
Les usages agricioles (Champ, Gâtine, Praz) et les plantes cultivées fournissent un vaste répertoire (Ségala, Orgères, Milhau, Canabière). Le voyage entraîne le lecteur de mines (Salins) en forges (Faverges) et moulins.
La vie des noms de lieux
Si bien des noms ont une origine très ancienne, les noms de lieux restent marqués par des changements constants. C’est l’occasion de voir se succéder les langues qui au fil du temps ont laissé leur trace : latin, celte… même si cette histoire n’est pas simple à déchiffrer : dénominations pré-celtiques, romanisation, retour au gaulois, christianisation et hagiotoponymie…
La période révolutionnaire est marquée par une intense activité de création de noms souvent éphémères. La révolution industrielle et les loisirs enrichissent la toponymie : Du Touquet-Paris-Plage au baptême des aiguilles de Chamonix de grands noms de l’alpinisme ; du refus d’un qualificatif négatif : Fay le froid devenu Fay sur Lignon à la recherche d’une distinction : Vallon en Ardèche devenu Vallon-Pont-‘Arc.
Des changements sont liés aux déplacements de population : dépeuplement, croissance d’un quartier périphérique et plus récemment l’effet des fusions de communes.
A distance : pièges et énigmes de la toponymie
Prudent, Roger Brunet rappelle que les incertitudes demeurent nombreuses en matière de toponymie, racines proches au sens divergent, altérations dues à la transmission orale ou la cristallisation des erreurs au moment de la transcription écrite au Moyen Age puis plus récemment sur les cartes de Cassini à l’IGN.
Les pertes de sens qui ont altéré aussi l’orthographe choisie et apporté une dérive de sens dont l’auteur expose de nombreux exemples.
La France en grandes régions toponymiques
Ce chapitre peut-être une première introduction pour le lecteur qui partirait ainsi de sa région, du plus proche avant d’entamer un voyage à travers la France.
Roger Brunet distingue des régions toponymiques relativement homogènes en commençant par l’Île de France et le centre sans oublier l’Outre-mer si peu souvent étudié. On remarquera que le découpage choisi n’a guère de lien avec celui des grandes régions issues de la réforme.
Une régionalisation qui permet aussi de corriger bien des hésitations sémantiques évoquées au chapitre précédent.
Un index des étymons et noms de lieux à la fin de l’ouvrage permet une découverte à partir d’un lieu personnel au gré des envies de chacun.