Ouvrir un nouvel album de Lucky Luke c’est un peu comme déguster une madeleine de Proust pour peu que l’on ai été bercé(e) aux westerns diffusés régulièrement dans la Dernière séance présentée par Monsieur Eddy dans les années 80. Même si on est passé à d’autres genres, c’est toujours avec un certain plaisir qu’on revient vers les héros populaires de la bande dessinée franco-belge, même s’ils peuvent paraître dépassés.

Il ne faut pas oublier que Morris en créant Lucky Luke en 1946 est devenu la caisse de résonance ou du moins le traducteur d’un cinéma américain qui a su « envoyer du rêve » à toute une génération, celui des années 50 centré sur la conquête de l’Ouest et ses légendes et non d’une réalité historique que les États-Unis ont toujours du mal à regarder en face. Il revient à la nouvelle génération des auteurs d’introduire notre cow-boy dans cette réalité sombre tout en n’occultant pas la caricature assumée de l’Ouest américain. Bref, comme le dit Luke lui-même dans la première page de ce nouvel album, il avait « besoin de se ressourcer ».

Le 23 octobre dernier notre cow-boy solitaire, mais toujours accompagné de Jolly Jumper peu enchanté d’aller traîner ses sabots dans des marécages, revient pour un album intitulé Un cow-boy dans le coton. Au scénario nous retrouvons Jul et Achdé au dessin, ce dernier ayant officiellement succédé à Morris depuis 2001. Que dire qui n’a pas été déjà dit dans les médias de la part de ce dernier pour promouvoir ce nouvel album ? Je vous recommande l’excellente interview de Jul disponible ici.

Cela dit, Luke c’est comme Astérix ou Blake et Mortimer[1], chaque nouvel album est accueilli avec une certaine méfiance par le lecteur (ou la lectrice) qui a grandi avec. On veut, on souhaite y retrouver le ton, la justesse, le trait, le bon, la brute, le truand avec ou sans Ran Tan Plan…Parfois ce n’est pas le cas mais, cette fois-ci, nous ne sommes pas déçu(e)s. Clairement, Jul rompt avec les albums dont le scénario était signé par Laurent Gerra, trop empreint d’une nostalgie des années Morris qui ne rendaient sans doute pas service au personnage ni à sa légende en tant que héros de la BD œuvrant pour la justice. D’abord, Luke migre vers le sud des États-Unis alors que ses aventures l’y avaient très peu amené jusqu’alors. Il est doublé d’une authentique légende de l’ouest, Bass Reeves [1838-1910] qui s’impose ici en force tranquille dès la fin de la première page. Né dans une famille d’esclaves de l’Arkansas, affranchi lui-même en 1865 après l’adoption du 13ème amendement, Bass Reeves fut le premier shérif adjoint noir ayant officié essentiellement à l’ouest du Mississipi, puis en Arkansas et en Oklahoma. On lui attribue l’arrestation de plus de 3000 hors-la-loi (dont l’un de ses fils pour le meurtre de son épouse). Sa vie a fait l’objet de plusieurs études et adaptations filmées depuis une dizaine d’années.

Portrait de Bass Reeves vers 1875

Portrait de Bass Reeves vers 1875

Sans dévoiler certains ressorts personnages et mises en situation, je me limiterai donc au scénario succinct suivant : Lucky Luke apprend qu’il hérite de la plus importante plantation de coton de Louisiane. Il devient l’un des hommes les plus riches du Sud des États-Unis.

Lucky Luke est un peu relégué au second plan de l’histoire mais peu importe ce n’est pas là le plus important. L’album introduit un Sud qui n’a pas tourné la page de l’esclavage et qui reste sûr de ses valeurs racistes et mortifères incarnées par le Ku Klux Klan[2], tout en restant plein d’espoir aussi (page 45). Les traditionnelles caricatures sont aussi bien présentes mais je vous laisse les découvrir … C’est sans doute là que se situe la force de cet album : la capacité à imbriquer un ton grave avec la caricature de l’Ouest américain héritée de Morris sans oublier les gags pour certains classiques mais réactualisés malgré eux (mention spéciale à Averell qui mange une nouvelle fois un savon). Enfin un hommage à Morris et à Luke lui-même en tant que personnage de BD ayant évolué, est présent, peut-être un peu forcé pour une question d’exercice imposé, mais obligé si le personnage évolue par la suite.

Alors certes …  S’il faut pinailler, je dirais que la fin nous laisse un peu sur notre faim … Angela (Davis ?) aurait certainement mérité un plus grand développement, les Dalton tombés dans le bayou aussi, l’affrontement avec le KKK également, bref deux tomes pour cette aventure ambitieuse du point de vue du scénario auraient évité le côté expéditif de certaines pages et situations mais cela reste mon avis personnel qui cherche à combler l’ennui du confinement … Donc, ne boudez pas cet album ! Foncez !

Cécile Dunouhaud

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[1] L’actualité BD est chargée ces derniers temps avec la sortie le 21 octobre du Menhir d’or, tandis que Le cri du Moloch est attendu pour le 20 novembre 2020. N’oublions pas l’annonce d’un futur album de Tintin peut-être intitulé Tintin et le Thermozéro, mais rien n’est sûr …

[2] Lucky Luke rencontre le Ku Klux Klan de manière anecdotique dans d’autres albums dont L’homme de Washington  paru en 2008 (Scénario : Laurent Gerra, dessins : Achdé).