Lorsqu’on évoque la débâcle de 1940, les premières images qui viennent à l’esprit sont celles de ces files interminables de réfugiés, embarrassés de sacs et de valises, qui avancent sur les routes encombrées de voitures abandonnées … Beaucoup ignorent cependant que cet épisode dramatique a été précédé d’un autre exode de civils, organisé celui-là, qui a débuté dès le premier jour de la guerre : l’évacuation forcée et brutale de plusieurs centaines de milliers d’Alsaciens–Lorrains, dont 290 000 Mosellans, chacun portant une valise de 30 kg renfermant ses biens et ses effets personnels.
C’est ce sujet, très mal connu hormis quelques monographies locales, que traite un très bel ouvrage collectif intitulé « Un exil intérieur : l’évacuation des Mosellans de septembre 1939 à octobre 1940 », réalisé en guise de catalogue à l’occasion de deux exposition éponymes qui se tiennent simultanément dans deux lieux différents de Moselle (Sarreguemines jusqu’au 31 janvier 2010 et Saint-Julien-les-Metz jusqu’au 7 mai 2010).

L’affaire commence dix ans plus tôt avec la construction de la ligne Maginot. Comme les fortifications sont construites à une dizaine de km en retrait de la frontière, les instances gouvernementales s’avisent très rapidement qu’il y a un risque pour les populations civiles qui demeurent entre la ligne fortifiée et la frontière. Cette opinion est confortée à partir de 1936, puisque les Allemands, en réponse à la stratégie française, construisent à leur tour la ligne Siegfried (Westwall) : les civils risquent d’être « hachés menu » par les deux artilleries ennemies installées à demeure, tant entre les lignes que dans une zone arrière proche. Au niveau de l’État, on s’avise très tôt du besoin de protection de la population civile, puis on envisage rapidement son repliement vers l’arrière, enfin son évacuation à partir de 1936. Une série d’exercices, menés en 1938, apportent la conclusion que les moyens de transport et les capacités des chemins de fer ne seront pas suffisants pour évacuer tout le monde en même temps.

Prévoir les déplacements

Il faut donc songer à procéder par étapes. Ainsi sont créées trois zones en Moselle, Bas-Rhin et Haut-Rhin, seuls départements en contact direct avec l’Allemagne: une zone « rouge », en avant de la ligne Maginot, qui est à évacuer dès que l’ordre de mobilisation générale sera décrété, une zone « bleue », en arrière de la ligne, qui ne sera évacuée qu’en cas bombardement et enfin une zone de passage. Compte tenu des moyens de transport disponibles, l’opération d’évacuation doit être organisée en plusieurs tranches, en fonction des événements, mais, en tout état de cause « tout doit être mis en œuvre pour dégager ce terrain [la zone rouge] , même contre le gré des habitants » comme le précise le document de la Sûreté nationale. Compte-tenu de cette décision, tous les évacués doivent être relogés à l’arrière et ainsi, « tous les « départements frontières » de l’Est se voient attribuer, pour leurs ressources, un département de repli ». Le choix, au départ, est porté sur les départements du Sud-Ouest, loin de la zone supposée des combats. Il ne reste plus qu’à attendre le début des hostilités.

L’ouvrage, après ces explications générales concernant les trois départements du Nord-Est, déroule ensuite les différentes étapes spécifiquement mosellanes de l’exil, de l’évacuation qui commence le 1er septembre 1939 jusqu’au rapatriement un an plus tard en octobre1940.
Le secret des opérations a été relativement bien gardé, les maires des communes n’ayant été informés que de l’essentiel indispensable. L’ordre d’évacuation arrive dans les premiers villages de la zone rouge en début d’après-midi du 1er septembre 1939 avec ordre d’évacuation pour 17 h le jour même. Les personnes ont tout juste quelques heures pour rassembler leurs effets qui ne peuvent excéder 30 kg par personne, puis se rassemblent sur la place avant de partir à pied, en voiture ou sur des charrettes en direction d’un premier point de ralliement, puis vers un centre de recueil situé à 20-30 km de la frontière, lieu d’hébergement temporaire.

Les départs sont échelonnés et le 20 octobre, la zone rouge est totalement vidée de ses habitants, soit 200 000 personnes. La zone bleue, environ 90 000 personnes supplémentaires, est évacuée à son tour à la fin de la drôle de guerre, à partir du 10 mai 1940, dans les mêmes conditions, mais cet épisode se confond avec l’exode. Après un temps d’arrêt variable, les évacués quittent les centres de recueil situés près des voies ferrées et le voyage vers l’inconnu continue pendant trois à quatre jours, la plupart ne connaissant pas le lieu de destination final.
Ainsi rapidement résumé, le premier épisode de l’exil semble s’être bien déroulé ; il n’en est rien car « l’évacuation procéda de façon désordonnée et chaotique », les autorités responsables ayant été rapidement débordées. De même, dans les six départements de repli prévus (cinq du sud-ouest et le Pas-de-Calais pour les familles de mineurs), les autorités sont totalement submergées même si la préparation de l’accueil avait été prévue de longue date. Après la phase d’installation primitive, rustique, souvent improvisée, l’odyssée pour beaucoup n’est pas terminée ; certains départements d’accueil sont saturés, il faut les « décongestionner », et les populations sont ainsi à nouveau déplacées ; d’autres ont été mal aiguillées, ont été perdues (!), des familles ont été séparées, …
Tout se met lentement en place. Il faut assurer l’accueil de dizaines de milliers de personnes dans un laps de temps minimal – certains maires de communes ont été avertis par deux heures avant l’arrivée de centaines de personnes – et faire jouer la solidarité sans faire peser une trop grande charge sur les populations.

Dans un premier temps, il faut également surmonter les obstacles juridiques et les barrières culturelles : beaucoup de Mosellans parlent le francique, dialecte germanique, sont catholiques pratiquants issus d’un département où le concordat n’est pas aboli, sont ouvriers et se retrouvent en zone rurale et inversement,…La vie quotidienne est très difficile pour les uns et les autres.

Contacts improbables

Une fois le tumulte de l’arrivée apaisé, la vie des réfugiés s’organise. Malgré les misères du déracinement, les conditions matérielles difficiles compensées quelque peu par des distributions de nourriture, vêtements, moyens de chauffage, les réfugiés doivent s’efforcer à nouveau de mener une vie normale. Les réfugiés ont le devoir de retrouver du travail et les enfants d’aller à l’école – ce qui pose le problème du maintien des lois scolaires françaises antérieures à 1871, en Moselle. Le rôle des pouvoirs publics a été déterminant, celui de l’Eglise n’est pas moindre. Des efforts importants ont été consentis en matière d’assistance, en matière de prise en charge sanitaire et sociale, de protection maternelle et infantile, …Des initiatives publiques ou privées ont été à l’origine de la création de journaux spécifiques à l’intention des évacués pour les informer ou renforcer les liens des Mosellans disséminés sur onze départements.
L’immersion de dizaines de milliers de Mosellans n’est pas sans provoquer des frictions inévitables à cause des rancœurs accumulées lors des réquisitions de logements dans les zones d’accueil, ou à cause des différences de culture et notamment de langue : « Ils viennent de l’Est. Il y en qui ne parlent pas le Français, est-ce que ce sont des Boches ? » entend-t-on parfois. La presse de l’époque parle, déjà, de « choc des cultures » ! Cette méfiance envers les Mosellans grandit à la fin de la drôle de guerre et de l’arrivée des Allemands, mais rares sont les évacués qui sympathisent avec l’occupant. Inversement, des amitiés solides entre évacués et familles d’accueil se sont également nouées et perdurent encore; quelques milliers de Mosellans se sont d’ailleurs installés dans les zones d’évacuation et ne sont jamais rentrés.
Le rapatriement des réfugiés Alsaciens-Mosellans constitue pour l’occupant allemand une priorité, idéologique et économique. Le retour tant espéré par les évacués se transforme rapidement en cauchemar ; ils découvrent un véritable désastre matériel en rentrant, à cause des «pillages méthodiques» opérés par les troupes françaises (…) durant l’hiver 1939-40 et en juin 1940 alors qu’elles sont cantonnées. » Rentrer en Moselle ne signifie pas forcément à la maison : le département a été annexé de fait, les Mosellans deviennent Allemands et sont pour beaucoup « recasés » dans des régions de leur département d’origine vidées de leurs habitants qui ont été expulsés…
Cependant, ce nouvel épisode du drame mosellan appartient à une autre histoire qui reste encore à défricher …

Même s’il ne s’agit pas encore d’une synthèse départementale (et si le cas des évacués Alsaciens n’est pas traité ici), les pistes offertes, les témoignages cités, les archives exploitées fournissent au lecteur, par le biais de ce catalogue, à défaut d’une visite de l’exposition, une somme impressionnante de documents à l’appui d’une histoire longtemps tue, pour ne pas dire occultée.
Ce catalogue affiche une double ambition : susciter une prise de conscience nationale de cette histoire spécifique et offrir des pistes au chercheur, à l’historien. Très abondamment illustré, agrémenté d’un DVD chapitré de la même manière que l’ouvrage et qui rassemble les témoignages oraux d’une demi-douzaine de protagonistes de cette odyssée, ce catalogue dépasse même son objectif premier à cause de son universalité lorsqu’il aborde les problèmes des exilés, du choc des «civilisations», de l’accueil de l’autre,…

Jean-Claude Bastian