Reprenant un propos d’Albert Camus: «C’est en fonction de l’avenir qu’il faut poser les problèmes, sans remâcher interminablement les faites du passé » notre collègue du lycée Pardailhan d’Auch nous invite à une plongée dans le monde de l’esclavagisme de Saint-Domingue au XIX ème siècle sur les pas du comte de Noé. Ni condamnation, ni absolution de ce grand propriétaire créole et noble gascon mais une étude minutieuse d’un cas assez commun, double identité au contact de la cour de Versailles, des esclaves antillais mais aussi des hommes «Libres de couleurs » comme Toussaint Louverture.

L’ introduction est consacrée à une présentation de l’historiographie de la première colonisation et de l’esclavage et à l’évocation de la méthodologie choisie pour cette biographie, entre explication et contextualisation,

Noble et créole: une identité double

On découvre une famille gasconne, noble, engagée dans la carrière militaire: les Bréda qui s’installe aux Antilles sur un domaine qui porte leur nom, au Nord-Ouest de Saint-Domingue. C’est l’ occasion de rappeler le contexte d’installation des Français dans cette île, entre flibustiers et concurrence hollandaise et britannique au cours du XVII ème siècle, les débuts de l’économie sucrière et le développement d’une société esclavagiste.

L’histoire de la famille de Pantaléon de Bréda permet de comprendre comment un militaire en poste devient planteur: processus d’acquisition des terres, choix de mise en valeur, politique matrimoniale et successions mais aussi description minutieuse d’une « habitation »: terres, installations, esclaves.

On va suivre de 1827 à 1816 la vie, l’éducation, la carrière militaire et les affaires de Louis-Pantaléon de Noé. Riche, le mot serait sans doute à nuancer, noble et très tôt orphelin de père, né aux Antilles, il suit sa mère en métropole où celle-ci dépense beaucoup d’énergie et de relations pour lui construire une carrière militaire assez conforme à celle de bien des jeunes nobles gascons de l’époque. Une carrière riche en péripétie, loin de son île natale et de ses « habitations », un grand propriétaire absentéiste, assez mal représenté et fortement endetté ce qui l’oblige quand il hérite à se lier comme beaucoup d’autres, avec une maison de commerce par ce que l’on nomme « une liaison d’habitation ».

A partir de 1769, sa carrière militaire presque terminée, il sera plus présent, résident au Cap français ou sur ses terres pendant quelques années, Jean-Louis Donnadieu nous présente l’ « habitation » des Manquets et la mise en place du système de gestion du domaine d’autant plus important que le comte de Noé retourne en métropole en 1775.

Au chapitre cinq apparaissent dans l’entourage du comte de Noé les hommes libres de couleurs: Hippolyte Bréda, le père du futur Toussaint Louverture; s’il porte, comme ancien esclave affranchi, le nom du domaine auquel il était attaché: Bréda il semble que la légende tant haïtienne que béninoise d’une origine royale ne soit pas dénuée de fondements si l’on suit l’étude qu’en fait l’auteur même s’il lui difficile d’être totalement affirmatif. La jeunesse de Toussaint Bréda – Louverture est évoquée mais c’est surtout la personne d’un autre affranchi Blaise Bréda qui nous éclaire sur ce groupe social, entre maîtres et esclaves et parfois propriétaire d’esclaves.

Un « très haut et très puissant seigneur » absentéiste (1775-1791)

Si les années 1780 voient se développer sur les pentes, les mornes, des plantations de café, cela reste pour le comte de Noé un investissement prometteur mais risqué pour ce propriétaire si peu présent. Cet absentéisme rend la gestion des vielles plantations sucrières elle aussi risquée malgré la hausse de la production qui fait de Saint-Domingue de très loin le premier producteur de sucre.

L’auteur présente la condition servile aux Manquets, des conditions alimentaires et sanitaires précaires et pose comme sur la plupart des plantations la question de renouvellement de la force de travail malgré les débuts d’une politique nataliste et le phénomène du « marronnage ».

L’étude est faite à partir de la correspondance entre le chargé de pouvoir Bayon de Libertat et le comte de Noé très occupé d’abord par le partage successoral de son oncle Pantaléon de Bréda qui nous permet d’avoir un instantané d’une grande propriété antillaise: terres, bâti, esclaves mais aussi fournisseurs, artisans… Le comte est aussi retenu par son mariage gascon,un autre versant du personnage avec un rang à tenir malgré un manque chronique d’argent.

Le temps des ruptures -1789-1816)

Cette troisième partie est consacrée à une fin de vie mouvementée. En 1789 on voit les planteurs, en métropole, se réunir pour défendre leurs intérêts et demander une assemblée coloniale tandis que dans l’île les mouvements de révoltes des esclaves se multiplient.
On suit le comte de Noé, émigré à Coblence puis en Angleterre d’où il écrit à Toussaint Louverture qui est désormais fermier de l’ « habitation » sur laquelle il est né esclave. L’Empire ramène le comte en France alors que ses propriétés sont définitivement perdues quant l’indépendance d’Haïti est proclamée en 1804.
Le dernier chapitre est consacré à l’héritage et à la mémoire de ce grand propriétaire colonial: quelques traces matérielles en Gascogne mais aussi en Haïti :vaisselle, écrits, c’est sans doute la « proximité » de Toussaint Louverture qui a permis que soit conservé le souvenir de la famille de Noé en particulier dans la mémoire collective et dans les écrits romanesques.

L’ouvrage est complété d’un inventaire des sources utilisées, d’une bibliographie et de quelques documents.

Le pari de Jean Louis Donnadieu de suivre une famille, de donner chair en quelque sorte à cette histoire pour décrire le mode d’exploitation d’un domaine sucrier dans les Antilles au XVIII ème siècle est plutôt réussi.

Christiane Peyronnard