Quand on évoque la Corée, la péninsule est trop souvent réduite soit à la question de l’opposition entre le Nord et le Sud, soit au régime du Nord avec son dictateur. Cela conduit parfois à oublier l’histoire récente de la Corée du Sud et notamment la période des années 70 où le pays était aussi une dictature dirigée par Park Chung-hee. Park Kun-woong, un des plus grands auteurs actuels coréen de bande dessinée, livre ici un récit en noir et blanc autour de l’exécution arbitraire de huit hommes le 9 avril 1975.
Quel crime ?
Le livre commence par un rappel sur la mise en place de la dictature en Corée du Sud dans le contexte de la guerre froide. On rencontre un aumônier militaire qui a assisté à l’exécution des huit hommes en 1975. Le régime, alors fragilisé, leur reprochait d’être des sympathisants communistes. Il agissait ainsi pour terroriser l’ensemble de la population. Le procès dura à peine une demi-heure. Les profils et les histoires de ces huit hommes sont variés ce qui accrédite cette volonté d’avoir voulu marquer la société sud-coréenne.
Parti pris graphique et scénaristique
Park Kun-woong propose un noir et blanc particulièrement agréable à lire et il choisit de ne pas dessiner les traits des victimes, comme une façon de témoigner de l’oubli qui les a longtemps frappés. Il choisit d’évoquer les huit condamnés à tour de rôle, ce qui est une façon de redonner une visibilité à chacun. On les découvre donc dans toute l’épaisseur de leur vie, ce qui ne les limite pas au temps du procès inique. Ce dernier est d’ailleurs montré à plusieurs reprises selon les protagonistes, une façon comme une autre de dire et redire son iniquité. L’auteur choisit de raconter une partie des évènements à travers le regard des enfants des victimes.
Woo Hong-seon
Son histoire est racontée par sa femme et ne se limite donc pas au temps du procès de 1975. On perçoit le ridicule des accusations lorsque le régime brandit comme preuve le fait qu’il a une radio qui lui sert d’outil d’espionnage. On mesure aussi la violence infligée aux proches qui, très souvent, ne purent revoir un père ou un mari. Lorsque la première audience a lieu en juillet 1974, il est évident que Woo Hong-seon a été torturé. Sa femme proteste et est elle aussi arrêtée. Après l’exécution, c’est sa fille qui va chercher le cercueil de son père et elle raconte comment, à l’école, on se détournait d’elle. Elle continua le combat et ressentit la surveillance qui pesait en permanence sur sa famille. Il faut attendre 2005 pour que le gouvernement reconnaisse que les accusations portées étaient fausses et deux ans de plus pour que cela soit définitivement confirmé.
Kim Yong-won
I était enseignant dans un lycée et, là aussi, l’auteur choisit de retracer une partie de sa vie. Arrêté également, il est séparé de ses trois enfants et de sa femme. Elle aussi protesta contre cette situation et, là encore, une de ses filles poursuivit le combat contre l’injustice.
Song Sang-jin
Cet apiculteur a lui aussi été victime de la répression du régime. Il arriva à sa fille ce qui est arrivé à d’autres, à savoir que ses camarades de classe se détournèrent d’elle lorsqu’ils apprirent que son père avait été arrêté. On mesure la déstructuration de toute la famille avec un fils qui sombra dans l’alcool et une surveillance qui dura longtemps après l’exécution.
Ha Jae-wan
Ha Jae-wan était employé dans la construction au moment où il fut broyé par la machine répressive du régime. Par les yeux de sa fille de sept ans, on mesure le déchirement et la peine comme lorsqu’elle raconte la dernière image qu’elle garde de son père vivant. La femme de celui-ci protesta également et fut emprisonnée alors que ses enfants en bas âge l’attendaient à la maison.
Lee Soo-byeong
Cet enseignant à l’Institut de langue japonaise a lui aussi subi la violence du régime. Condamné comme ses autres camarades sous des prétextes fallacieux, sa femme réussit grâce à la complicité d’un gardien à revoir une dernière fois son mari avant son exécution. Elle le croisa dans une cour tout en ne devant montrer aucun sentiment envers lui pour ne pas être découverte. Ensuite, elle dut se battre pour récupérer le corps de son mari.
Do Ye-jong
Iil était au départ enseignant mais, considéré comme opposant au gouvernement, il a du quitter son métier et se réorienter. Il devient alors PDG de l’entreprise de construction Samhwa. Arrêté, il est ensuite jugé si l’on peut dire, et on retrouve les mêmes tristes ingrédients à savoir une famille endeuillée, surveillée et finalement déstructurée.
Yeo Jeong-nam
Il était un des meneurs du mouvement des étudiants au sein d’une université. On constate que ceux qui l’ont défendu ont aussi été arrêtés. Une question lancinante revient : comment garder en mémoire une vie si courte et pourtant si belle ? Innocenté en 2007, une association en sa mémoire est née en 2013 sur le campus de l’université.
Seo Do-won
Seo Do-won était journaliste. Il avait le tort de prôner la réunification de la péninsule ce qui le rendait suspect aux yeux du pouvoir sud-coréen. Arrêté une première fois puis libéré au bout de deux ans, il ouvrit une boutique de dépannage d’électroménager. Il reprit des études et devint médecin traditionnel mais il fut finalement arrêté et torturé avec les sept autres.
La Corée d’aujourd’hui
La bande dessinée se projette ensuite en 2012 et évoque la première femme présidente du pays, qui est aussi la fille du dictateur Park Chung-Hee. Elle dit alors que « les Coréens devaient panser leurs blessures et se réconcilier ». L’ouvrage se prolonge avec une partie documentaire qui retrace les faits décrits, évoque les huit sacrifiés, puis présente les responsables du « meurtre judiciaire », selon les termes de l’auteur. Park Kun-woong prend finalement la parole en rappelant qu’il n’avait que trois ans au moment des faits. Il a dessiné la fleur favorite de chacun des huit condamnés sur la couverture de l’ouvrage comme un hommage à chacun.
On pourrait trouver répétitif le procédé de raconter la vie des huit accusés mais il n’en est rien. Ces récits permettent de redonner un visage, une réalité, une épaisseur à ces oubliés de l’histoire. Ils permettent aussi de ne pas réduire une vie à l’épisode de la condamnation, mais aussi de voir les méthodes de la dictature de Park Chung-hee. Un très bel ouvrage, sensible, à conseiller.
Jean-Pierre Costille