Le récit intime de la vie quotidienne d’une famille juive de la bourgeoisie niçoise

Agrégée de géographie, ancienne élève de l’Ecole Normale supérieure, professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Mireille Provansal a consacré ses recherches à la géomorphologie et aux sciences de l’environnement, dans une perspective historique. Descendante d’une lignée paternelle juive d’origine lorraine, fille de Jean Lippmann, chef de maquis fusillé par les Allemands en juillet 1944, elle a publié en 2018 sous le titre Du ghetto au maquis (1705 – 1944), une histoire de sa famille juive courant sur deux siècles et demi. On retrouve dans ce nouvel ouvrage les principaux protagonistes de la dernière partie du précédent, ses grands-parents, Jean et Renée Lippmann avec leurs quatre enfants, Jacques, Pierre, Claude (le père de Mireille Provansal) et Eva. L’étude est menée sur un temps bien plus réduit, du printemps de 1938 à l’été de 1940.

 Un texte sensible et émouvant

Mireille Provansal analyse un impressionnant corpus de lettres. On s’écrit beaucoup dans la famille, et on conserve soigneusement les lettres que l’on reçoit. 600 lettres sont échangées  entre les parents et les enfants entre 1914 et 1944 ; plus de 200 dans les années 1938-1940. Leur contenu est la source du livre. « Dans cette famille épistolaire, chacun a beaucoup à dire. Petit mot, longues lettres, on se donne des nouvelles. Les séparations leur pèsent, ils ont besoin de raconter leur quotidien, de dire leurs sentiments, leurs craintes ou leurs bonheurs. Ils discutent aussi de l’actualité et de la société des amis. » Á ces lettres s’ajoutent de nombreuses photos dont plusieurs sont reproduites dans le livre.

L’analyse de ces lettres permet à l’auteure de reconstituer « une époque, un milieu social, des opinions. » Comme dans son précédent ouvrage, elle s’appuie pour mieux comprendre et interpréter ses sources épistolaires sur une bibliographie spécialisée, référencée dans des notes de bas de page. Du moins en ce qui concerne l’une des deux dimensions du livre : les agressions hitlériennes et la marche à la guerre, de l’Anschluss à Munich, à l’invasion de la Pologne et à la drôle de guerre ; la montée des violences antisémites en Allemagne et de l’antisémitisme en France et en Europe, dont on découvre avec étonnement que cette famille semble vouloir les ignorer.

Car il est une autre dimension de l’ouvrage, déjà présente dans le précédent mais qui prend ici une grande place : c’est l’approche intimiste par laquelle Mireille Provansal dresse des portraits, découvre des personnalités, met en évidence ou suggère des sentiments ; celle par laquelle encore la maladie et la mort occupent la scène, la mort de Marguerite, la mère de Renée, puis la souffrance et la mort de Renée, alors que la guerre vient d’éclater et que son mari et ses fils sont mobilisés.

Le psychanalyste Jacques Fortineau observe à juste titre dans la préface que « l’intrication des questions de santé et des orages politiques est une partie de l’originalité de l’ouvrage de Mireille Provansal, alors même que sa famille, juive, semble méconnaître de façon frappante l’antisémitisme hitlérien. » Cette approche intimiste est menée avec intelligence et finesse, avec empathie et amour, mais avec cependant toute la distance nécessaire à un ouvrage de ce type, dans une justesse de ton et une qualité d’écriture. Distanciation permise par une réflexion méthodologique préalable : traiter les lettres avec prudence car le texte écrit a ses codes et ses contraintes, être consciente des non-dits et tenter parfois de les interpréter, savoir lire les photos, être consciente des risques de l’anachronisme (l’historienne connaît la fin de l’histoire) et de ceux des mentalités actuelles, enfin « faire la part de la mythologie familiale ». Le résultat est un texte intelligent, sensible et émouvant.

Le récit intime de la vie quotidienne d’une famille de la bourgeoisie juive niçoise

Les premiers chapitres proposent des portraits des personnages. Immédiatement s’impose une immense empathie pour Renée : « Une femme douce et modeste, mais cultivée (…) Une rêveuse, une contemplative, une jouisseuse des douceurs de la nature (…) Femme soumise, elle se vit comme ignorante (…) Elle brode, fait de la dentelle et tricote (…) Le besoin d’être aimée domine la plupart de ses lettres. Elle entretient une relation très tendre, presque fusionnelle , avec Jacques, le fils préféré. » Avec son mari elle partage les plaisirs de l’amour, des voyages, de la culture, des relations sociales.

Depuis la fin des années 1920, Jean Lippmann connaît une remarquable réussite professionnelle. Il est l’un des plus importants huissiers de Nice. Il sera le seul huissier juif autorisé à travailler jusqu’en 1943, en raison des services rendus lors de la guerre de 1939-1940, de même que son fils Jacques. C’est un homme sûr de lui et autoritaire qui aime et pratique l’équitation et l’alpinisme. « Un bourgeois aisé aux jugements parfois péremptoires, qui impose à sa femme l’obligation de tenir son rang. » Cultivé, grand lecteur, il parle quatre langues. Il demeure aveugle sur le cancer qui ronge sa femme, qui la fait terriblement souffrir et dont il sous-estime systématiquement la gravité, jusqu’à la veille de sa mort.

Né en 1890, Jean Lippmann est resté sous les drapeaux de 1911 à 1918. Il revient indemne de la Grande Guerre, avec cinq citations pour de hauts faits héroïques. Son frère Paul est aussi décoré. Jean a aimé la guerre « comme sport », mais il revient meurtri, révolté par le carnage, irrité par les nationalismes, pacifiste. Il est engagé à gauche et très proche du Parti communiste.

La famille mène la belle vie : grande villa meublée avec goût et doté d’une bibliothèque remarquable, domestiques, espace réservé à la plage, voyages et séjours dans les grands hôtels européens, voitures haut de gamme. La famille est passionnée de musique classique, fréquente les grands festivals européens, va beaucoup au cinéma, apprécie les repas somptueux et les réceptions. Le bridge joue un grand rôle, les parties sont fréquentes en famille et avec les amis. La famille Jacob (celle de Simone Veil qui est une amie d’Eva) fait partie des amis proches. Malgré une intense vie sociale, les grands-parents de l’auteur évoluent parfois en marge de la société bourgeoise de Nice, s’en démarquant par la pratique familiale de  l’alpinisme, du ski de randonnée, et du camping sauvage. Pour Jean et Renée, qui s’aiment, la famille est une priorité absolue.

« Une famille si peu juive ? »

 Ils sont détachés de la pratique religieuse. Ils n’observent pas le shabbat, les garçons ne sont pas circoncis et ne font pas leur bar mitsvah. Cependant Jean et Renée se sont mariés à la synagogue et seront enterrés dans le cimetière israélite de Nice. « Jean n’évoque jamais sa propre judéité et ne parle des Juifs que sur un mode ironique ou méprisant », mais il possédait une kippa bien cachée… Peut-être la judéité des origines s’exprime-t-elle aussi par la germanophilie de la famille, sa pratique de la langue allemande, sa passion pour la culture germanique, sa musique et sa littérature.

Jean et Renée sont Juifs puisqu’ils descendent tous les deux de parents Juifs, eux-mêmes issus d’une généalogie qui prend ses racines dans les communautés juives lorraines ». Mais ils ne se considèrent pas vraiment comme Juifs, et pour eux deux, la notion de peuple juif n’a pas de sens. Ils sont avant tout des citoyens français. Totalement intégré, laïque et athée, Jean ne se considère pas comme Juif, à peine comme « Israélite ». Renée, née dans une famille pieuse, élevée dans la religion, est occasionnellement pratiquante, attentive à souhaiter les fêtes juives avec sa mère et ses enfants. Tous deux « ont le sentiment d’être protégés par le droit, la loi, les traditions libérales et l’histoire de leur pays (…) Ils ne se sont jamais réclamés d’une communauté qui n’aurait pas été celle de tous les Français » ».

 Germanophilie, antinazisme mais aveuglement sur la violence antisémite

« Jean, Renée et leur famille professent depuis longtemps une amitié pour les pays germaniques qui sont la destination de la plupart de leurs vacances d’été . » Ils parcourent en camping sauvage l’Allemagne du Sud, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Slovénie, pays où l’on pratique l’allemand, qu’ils parlent tous couramment. Ils apprécient la musique allemande. L’auteure s’interroge sur cet intérêt pour la langue et la culture allemande, évoque à ce propos les racines lorraines de la famille, et peut-être un lien avec une judéité mal assumée : «  La germanophilie serait comme une sorte de cicatrice (plus ou moins ?) inconsciente des origines familiales, une compensation à la perte de la culture et de la langue des ancêtres juifs lorrains ? »

La famille suit avec anxiété la montée du nazisme et les agressions hitlériennes. 47 lettres sont échangées de la fin août à la fin septembre 1938, lors de la crise tchécoslovaque. Jean et Renée sont lucides sur la réalité de l’agressivité nazie ; Renée « plus franche que son mari, ne cache pas sa peur ». Ils sont partisans de la fermeté des démocraties face à Hitler. Ils sont clairement « anti-munichois ». L’oncle Paul, le frère de Jean, est un cas dans la famille : c’est un Juif pronazi qui exalte Hitler et admire ses qualités « d’homme d’État ».

Néanmoins, et on ne peut que s’en étonner aujourd’hui, le sort des Juifs allemands et autrichiens ne fait jamais l’objet d’aucun commentaire dans les échanges épistolaires, alors que Jean et Renée sont sensibles à l’accueil des réfugiés espagnols. L’Anschluss, la conférence de Munich, la crise des Sudètes occupent une large part des courriers, bien plus que l’aggravation des mesures antisémites en Allemagne. « Le sort des Juifs allemands et autrichiens, déjà soumis à une féroce répression et qui commencent à remplir les camps de concentration, semble (lui) être complètement indifférent. » Ils ne semblent pas avoir perçu le sens de la « Nuit de cristal » dont ils ne parlent pas ouvertement dans leurs courriers. C’est un pogrom qui demeure une affaire allemande et n’affecte pas les Juifs français. « L’antisémitisme nazi est moins dangereux que le risque de guerre. »

Profondément français, les Lippmann considèrent avec condescendance et même mépris les Juifs d’Europe centrale. La fermeté face à Hitler ne repose pas sur une solidarité avec les Juifs allemands et tchèques. Ils ont la certitude d’être en sécurité dans la France républicaine. Leur attitude n’est pas particulière, la majorité des Juifs français a encore le sentiment de n’être pas concernée.

 Souffrir, regarder la mort en face, ou tout faire pour l’ignorer

 Marguerite, la mère de Renée,  souffre d’un cancer des ovaires en phase terminale dont l’évolution est foudroyante. Aimée de tous, sa maladie, son agonie et sa mort sont la trame des courriers de l’été 1938, alors que la situation européenne devient de plus en plus inquiétante.

«  Le drame principal se joue pendant l’été ( 1938) sur la scène familiale (…) C’est la santé de Renée et surtout celle de Marguerite, sa mère, qui sont les principales sources d’angoisse. » La mobilisation puis la guerre éparpillent la famille. 87 lettres sont échangées entre le 1er septembre 1939 et le 26 juin 1940.  La guerre laisse Renée seule abandonnée à elle-même, seule avec sa fille Eva, dont Mireille Provansal recueillera le témoignage à la veille de sa mort dans un moment d’intense émotion. Renée souffre d’un cancer du sein, dont aucun médecin ne lui révèle le diagnostic, en admettant qu’ils aient été capables de faire ce diagnostic. Jean, « éternel optimiste » ne veut pas voir la réalité, malgré les mots de plus en plus poignants que Renée sème dans les lettres qu’elle lui envoie après sa mobilisation. Fière d’être soldat, heureux de bientôt combattre, Jean décrit dans ses lettres une tranquille vie de garnison, les bons repas et les vins délicieux, les promenades à cheval… la drôle de guerre ! Renée meurt seule, loin de son mari et de ses trois garçons, le 27 mai 1940, alors que son médecin, un ami de la famille, n’a cessé de lui dire qu’elle allait de mieux en mieux, en augmentant les doses de morphine. Sa sœur mourra moins d’un an plus tard d’un cancer des ovaires : la mère et ses deux filles sont mortes en moins de trois ans, « emportées par une maladie alors sans remède dont les médecins leur cachent la réalité ».

« Dans l’angoisse de la montée des périls, puis la terreur de la guerre, enfin la grisaille de l’Occupation et les mesures antisémites, ces deuils successifs marqueront durement l’histoire familiale. » Jean et Jacques entrent dans la Résistance dès 1941, à Nice. Ils échappent à la rafle d’août 1942 de la police française et à celle d’avril 1943 par la police italienne. Le 15 septembre 1943, Jean prend le maquis avec ses enfants en Ubaye. Toute la famille échappe à la déportation et à l’extermination. Jean est capturé et fusillé le 30 juillet 1944.

« Ne pas vouloir savoir… Double ignorance du cancer de Renée et de la virulence de l’antisémitisme, deux maladies mortelles. Elles caractérisent l’inexorable histoire de ces trois années dans ma famille. »

© Joël Drogland pour les Clionautes