Dans le présent ouvrage, elle étudie le fonctionnement de l’établissement pendant la période cruciale de la Seconde Guerre mondiale.
Les sept chapitres qui composent l’étude se répartissent en trois grandes parties. La première, Des années trente aux années noires, décrit les conditions de vie des personnels et la marche de l’usine dans la période précédant l’Occupation. La seconde partie, Le temps des incertitudes, montre les difficultés de fonctionnement de l’organisation vichyste du travail sous la pression allemande. Enfin la troisième partie, Le temps des épreuves, évoque les rapports avec l’occupant, entre collaboration économique et résistance.
Dans le premier chapitre l’auteur rappelle le processus de fabrication de la rayonne qui génère des nuisances importantes et s’intéresse très précisément à la situation sanitaire des ouvriers, français et étrangers (de 1000 à 2000 travailleurs selon les périodes). Au total 500 familles vivent dans des logements avec jardins dans deux cités ouvrières, coexistant en vase clos et développant de solides liens de solidarité.
Cette solidarité ouvrière s’est en particulier exprimée en juin 1936 ; la CGT a obtenu de notables améliorations des conditions de travail. Cependant l’échec de la grève de novembre 1938 brise le mouvement ouvrier.
Entre nuisances et guerre
Le chapitre 2 décrit l’impact de la guerre 39-40 sur la marche de l’établissement.
La mobilisation générale entraîne l’arrêt de la fabrication et met au chômage les ouvrières et les hommes restés à l’arrière.
Cependant, fin octobre 1940, le retour des « affectés spéciaux » permet le redémarrage de l’usine. Les conditions de travail sont terriblement aggravées. L’augmentation de la demande de rayonne entraîne la reprise du recrutement, en particulier d’ouvrières, épouses de mobilisés et de travailleuses étrangères qui subissent des conditions à la limite du supportable, comme le travail de nuit ou dans des ateliers malsains précédemment réservés aux hommes.
La Société crée une Association d’entraide aux mobilisés et aux prisonniers. Cependant la solidarité est quelque peu malmenée. Le pacte germano-soviétique d’août 1939 a provoqué un climat de suspicion à l’encontre des communistes et au-delà, des syndicalistes en général. L’entrée en guerre de l’Italie en juin 1940 étend cette méfiance envers les ouvriers italiens.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, M. Blondé entre véritablement dans le vif du sujet avec l’analyse approfondie de la politique économique et sociale du gouvernement de Vichy.
Elle rappelle les contraintes que font peser les autorités allemandes sur l’économie française et ses entreprises même si, et c’est le cas de la Viscose, certaines sont considérées comme prioritaires et travaillent pour la machine de guerre allemande.
Le chapitre 3 décrit avec une grande précision les conditions de fonctionnement de l’usine « au temps des pénuries ». On y voit en effet les efforts du directeur afin que son établissement puisse satisfaire aux exigences des autorités de Vichy sous la coupe des Allemands. Il faut tout à la fois recruter et trouver des matières premières et équipements divers. La difficulté du travail, à laquelle s’ajoutent ensuite les ponctions du STO puis la répression contre les résistants créent une instabilité permanente du personnel.
Par ailleurs, il faut loger, nourrir un nombre de plus en plus important de travailleurs réfugiés et compléter les maigres rations des ouvriers autochtones. Même après la mise en place du Comité Social au début de 1942, la Société de la Viscose fournit directement du ravitaillement contre des tickets d’alimentation ou des retraits sur salaire à des prix nettement inférieurs à ceux du marché.
L’occupation partielle puis totale du pays renforce la pénurie de matériaux, l’outillage se dégrade, la pénibilité du travail augmente encore ; la sécurité et l’hygiène ne sont plus assurées. Malgré les velléités du gouvernement de Vichy de diriger la production industrielle par les Comités d’organisation, c’est en fait l’Office Central de la Production et Répartition Industrielle, sous la tutelle allemande, qui décide de la répartition de l’énergie et des matières premières. La lourdeur de cette organisation multiplie les difficultés dénoncées par des tracts syndicaux clandestins.
La Confédération Générale du Patronat qui s’inspire du catholicisme social, puis la Charte du travail organisent des services médicaux et sociaux. A la Société de la Viscose le service médical, à partir de février 1942 suit le personnel le plus fragile, les jeunes du centre d’apprentissage, les enfants des crèches. La tuberculose est particulièrement surveillée par le médecin de l’entreprise ainsi que la dénutrition contre laquelle une distribution de « soupes médicales » est organisée.
Dans le chapitre 4 M. Blondé évoque la nouvelle organisation du travail que veut mettre en place Vichy. Peut-être l’auteur aurait-elle pu placer ce chapitre avant la description du fonctionnement de l’entreprise, ceci pour éviter des répétitions et pour une plus grande cohérence de l’exposé. C’est ainsi qu’elle revient sur la création du Comité Social mis en place par la Charte du Travail. Elle montre en particulier ses multiples compétences et en quoi il s’inspire de l’idéologie de la Révolution Nationale qui, au nom de la condamnation de la lutte des classes, avait supprimé la liberté syndicale.
Entre collaboration et résistance
Généralement les responsables des syndicats dissous craignent de se mettre en avant en participant aux Comités Sociaux. A la Viscose la situation est radicalement différente. Les anciens cégétistes dont certains membres du PC clandestin investissent le CS. C’est ici qu’intervient la personnalité du directeur, Pierre Fries, représentant du patronat protestant qui a su établir des relations de respect mutuel avec le personnel et a accueilli de façon plutôt positive la création du CS.
Le CS de la Viscose impulse des oeuvres sociales indépendantes. Son financement est paritaire, cependant la participation patronale est supérieure à celle des salariés à cause de la prise en charge du ravitaillement. Il s’agit là d’une politique paternaliste qui vise à stabiliser le personnel et à préserver sa force de travail.
La réflexion sur les Comités Sociaux se développe en particulier près de Grenoble, à l’Ecole des Cadres d’Uriage, sous l’égide de J. Dumazedier. Des représentants du personnel de la Viscose participent aux stages d’Uriage en 1942 mais l’antagonisme entre l’encadrement et les ouvriers n’a jamais été véritablement surmonté, même si le CS a pu constituer une sorte de « laboratoire social » et s’est investi particulièrement dans la formation des jeunes.
Michelle Blondé consacre la troisième partie de son étude au diptyque collaboration-résistance.
Le chapitre 5 rappelle les rapports difficiles entre la Viscose et les autorités allemandes, singulièrement à partir de 1943. La Relève n’a pas eu de succès, quant au STO, il alimente les maquis, en premier lieu celui du Vercors. Le directeur, de son côté, multiplie démarches officielles et manœuvres dilatoires pour conserver son personnel et œuvre clandestinement pour protéger ceux qui sont recherchés. Cette tâche a été facilitée quand la Viscose a été classée, début 1944, dans la catégorie Sperr-Betrieb, c’est-à-dire travaillant à l’exécution de programmes militaires ou civils allemands. Cependant les conditions de travail sont devenues infernales et le combat des ouvriers rejoint celui de la Résistance.
Dans le chapitre 6, M. Blondé montre que, sans existence légale, les organisations syndicales se sont maintenues avec l’accord tacite du directeur. A partir de 1942, l’action syndicale s’organise en même temps qu’un mouvement de résistance à l’intérieur de l’usine. Certains cégétistes sont membres de Combat, des MOI ou des FTP. Les actions sont d’abord des actes de propagande, la constitution de caches d’armes, la fabrication de faux papiers, la protection de travailleurs juifs. Les premiers résistants sont une minorité mais ils bénéficient de la complicité passive de la masse des ouvriers, de l’action discrète et courageuse des ouvrières malgré la présence des indicateurs de la Police et des miliciens. Au total, l’auteur estime que le noyau dur de résistants viscosiers compte une centaine de personnes en juin 1944. A partir de 1943 les actes de résistance prennent une dimension plus spectaculaire : destructions qui retardent la production mais la répression sévit et se traduit par des exécutions et des déportations.
Quant à P. Fries, Alsacien, et officier volontaire en 1914-18, s’il est contraint d’accepter des compromis avec l’occupant, il est en contact avec la Résistance dès la fin de 1941, il a été proche ensuite du mouvement Combat et a financé de diverses manières la Résistance. Il a tenté de concilier patriotisme et préoccupations économiques.
Ainsi cette étude, d’une grande richesse, est à la fois dense et nuancée. Elle échappe à tout manichéisme. Elle est accompagnée d’un solide appareil critique qui atteste de l’étendue de la documentation : les archives de l’usine, que l’auteur a contribué à classer, les archives départementales de l’Isère (la série M en particulier), la presse clandestine… Par ailleurs des témoignages ont été recueillis et utilisés avec toute la prudence requise. L’ouvrage comporte en outre un certain nombre de documents en annexe, comme des biographies de résistants. On peut regretter que les documents iconographiques ne soient pas plus nombreux et pour certains de trop petite taille.