Usages politiques du passé dans la France contemporaine

  • Vol. 1, sous la dir. de Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky, « Politiques du passé », 264 p.
  • Vol. 2, sous la dir. de Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt, « Concurrence des passés », 298 p.

L’actualité ne cesse de montrer que l’Histoire 1 constitue un enjeu politique important. Les remous de ces derniers jours autour du génocide des Arméniens, les retours
récents sur les « événements » d’Algérie, sans compter l’émotion et le subit accès de lucidité présidentiels causés par le visionnement d’un film traitant du rôle des troupes d’Afrique dans les combats de la Libération, la matière ne manque pas aux usagers de l’Histoire. La demande sociale est parallèlement forte, témoignage d’une insatiable quête identitaire. Dans ce théâtre qu’est devenu le passé (a-t-il jamais cessé de l’être ?), les historiens peuvent être convoqués dans les tribunaux, à titre d’experts voire
même de témoins. Toujours dans le même temps, la représentation nationale cherche à faire de la loi un instrument de régulation des usages du passé concernant certains événements en particulier : ainsi de la loi Gayssot condamnant les négationnistes de l’extermination des juifs pendant la seconde guerre mondiale ou, encore plus récemment, de la loi votée par l’Assemblée nationale relative aux détracteurs du génocide arménien. En réaction, bon nombre d’historiens dénoncent l’intrusion du politique et de la justice dans le domaine de la recherche scientifique, édifiés par l’exemple d’Olivier Pétré-Grenouilleau (un temps poursuivi pour avoir mis en doute le caractère génocidaire de la traite négrière) montrant assez les dérives possibles : d’experts ou de témoins, les chercheurs pourraient passés au rang des accusés.

Partant des controverses sur le nazisme et le communisme (entre autres) et des risques liés à une possible aliénation du passé, les auteurs d’un ouvrage publié en 2001 sur les usages politiques du passé 2 se proposaient de réfléchir aux liens entretenus entre Histoire et politique, dans un cadre géographique dépassant la France. Il s’agissait ainsi de confirmer clairement qu’un travail de recherche se fait dans et sous l’influence d’un contexte politique et social particulier, dans lequel s’insèrent les débats de la sphère publique ou entre spécialistes.

La publication des actes du colloque sur Les Usages politiques du passé dans la France contemporaine, organisé à Paris en septembre 2003 par le Centre d’Histoire sociale, n’en était pas moins très attendue 3. Il y est en effet question de s’interroger « sur la valeur heuristique d’une étude des usages politiques de l’Histoire pour l’histoire politique française de ces trois dernières décennies, sur les usages du politique par l’historien et les usages de l’historien par le politique ». Et dans ce va-et-vient entre les domaines politique et historique, on est d’abord frappé par la grande diversité des thèmes abordés 4.
Des utilisations de l’Histoire par les présidents de la République, que ce soit J. Chirac 5, VGE 6, Fr. Mitterrand 7
, on peut passer à celles qui en sont faites par des mouvements régionalistes 8. Un détour est possible par des événements devenus des références nationales, comme Valmy 9. De même sont interrogés des faits qui marquent encore plus douloureusement la mémoire collective, comme la Guerre d’Algérie 10, l’esclavage 11, sans parler de la Première Guerre mondiale 12.
Mais d’autres usages du passé sont examinés au travers du prisme d’objets plus originaux comme la Légion d’honneur 13 ou – il faudra bien s’y habituer – l’Internet 14. Les usages de l’Histoire faits dans l’enseignement ne sont pas oubliés 15.
Voici quelques-uns des thèmes qui nous serviront à donner un aperçu, trop bref, du propos de l’ouvrage.
Outre cette grande richesse, la qualité des Usages tient au croisement des échelles d’observation. Autant la nation 16 reste, par l’intermédiaire de l’État, le cadre favori des références historiques, autant les autres niveaux, locaux – voire même supranationaux, mais dans une bien moindre mesure – sont aujourd’hui valorisés 17.

Dans le premier cas, on constate que les politiques commémoratives de l’État résulte de la demande sociale. Mais un décalage existe parfois entre l’énergie mise pour
obtenir la reconnaissance officielle et le déroulement des cérémonies, qui finissent par entraîner une désaffection du public, comme c’est le cas pour les commémorations des deux guerres mondiales. On peut aussi relever les difficultés du pouvoir central à établir parfois une date de commémoration, que ce soit pour la fin de la guerre d’Algérie ou l’abolition de l’esclavage dans les DOM, événements pourtant officiellement reconnus, quitte à ce que les groupes mémoriels concernés crient au déni d’histoire.

Il arrive parfois (mais rarement) que l’exécutif impose une date commémorative, précédant ainsi la demande sociale. Le 8 mars a ainsi été retenu comme journée internationale des luttes des femmes ; faute de base historique servant de justification, elle n’a pas pu acquérir toute sa légitimité, même si elle n’a pas été rejetée par le public. La proposition du 5 décembre comme journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » en Afrique du Nord n’a pas non plus de légitimation forte 18.
Or, c’est ce qui a permis de dégager un consensus, au prix d’une décontextualisation, mais au risque d’une perte de sens.

En revanche, la tentative de suppression d’une date commémorative peut être ressentie comme une tentative d’abolition du passé, et les réactions publiques sont alors vives. L’opposition a ainsi été forte quand, en 1975, Giscard d’Estaing a voulu remplacer le 8 Mai par une journée célébrant la construction européenne. Mais ces blocages sont toutefois extrêmement rares, et ce genre d’initiative assez limité.

En général, ces propositions de commémoration ne sont pas imposées, et elles font jouer des relais placés entre le pouvoir central et la société. Dans le cas des célébrations du Bicentenaire de la Révolution, la Mission créée, et peuplée d’historiens reconnus, a été un instrument de coordination, de stimulation parfois, sans toutefois être l’expression d’une propagande officielle. De même, les initiatives prises par l’État dans les commémorations du quatre-vingtième anniversaire de l’Armistice de 1918 ont mobilisé des historiens, à titre d’experts, contribuant à l’intelligence du passé.

Ces médiations peuvent aussi céder la place à d’âpres négociations, comme le montrent les profondes difficultés dans l’élaboration et l’adoption des programmes scolaires, dont la fréquence du renouvellement révèle les hésitations du pouvoir central à définir clairement les périodes et les thèmes à étudier, voire même l’espace à considérer, entre les échelles locale et mondiale, faute de consensus.

Parfois encore, il n’y a aucune discussion possible. L’examen des sites Internet de différents ministères des Affaires étrangères montre que des périodes historiques sont partiellement éludées voire même absentes : l’Espagne et l’Argentine font l’impasse sur leur transition démocratique. Les moments délicats sont rarement évoquée, à quelques exceptions près, comme la Suisse et l’Allemagne, avec toutefois une forte pression internationale dans ce dernier cas.

Pourtant, les périodes commémorées sont rarement consensuelles et stables, suivant en cela le déplacement continuel des lignes de fracture de la société et aussi, tout de même, le renouvellement des questions grâce au travail des historiens. Si la Révolution continue à susciter les débats, la Première Guerre mondiale paraît stabilisée au point de vue des usages qui en sont faits. Or, cette stabilité n’est apparente : l’héroïsation du Poilu a progressivement cédé la place à la reconnaissance de la souffrance des combattants, comme le montre bien la tentative de réhabilitation des fusillés de 1917. Le passé peut aussi ressurgir dans la mémoire collective, comme l’esclavage, événement lointain, ou les débats autour de la guerre d’Algérie, plus récente.

En parallèle, d’autres échelles d’usages du passé sont sollicitées, et de plus en plus si l’on considère le niveau local et régional, reflet de l’intensité de la demande sociale. Mais l’effet direct, à savoir la multiplication des lieux et des acteurs produisant des formes d’histoire 19, entraîne parallèlement une difficulté de plus en plus grande de la part des historiens professionnels à se faire simplement entendre. On peut alors parler de concurrence des passés, pour reprendre le titre du volume 2, en raison de la mise en perspective des différentes lectures proposées par les uns et les autres.

L’histoire locale est donc mise à contribution, mais ce phénomène n’est pas nouveau. Le PC avait recommandé de commémorer le 150e anniversaire de 1789 en recourant aux figures locales de la Révolution. Encore s’agissait-il de montrer l’enracinement local d’un événement national et de renforcer celui du Parti : les combats d’hier contre les puissants devaient alors être lus comme des préfigurations des combats menés par les communistes. Or, aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une célébration de l’échelle locale pour elle-même. Le développement des logotypes dans les années quatre-vingt avait pour but principal de valoriser l’individualité de collectivités territoriales, fraîchement émancipées de la tutelle étatique. La reconnaissance officielle des langues régionales par l’Europe (et conséquemment par les États) entre dans ce cadre. Il s’agit de faire reconnaître son existence propre, ses spécificités. Cela passe également par la construction d’espaces interrégionaux20 : le recours au passé a pour but de justifier les bornes géographiques du territoire en gestation. En même temps, et sans qu’il y ait forcément incohérence, le passé peut aussi être utilisé localement pour stimuler les énergies en vue de préparer le futur : la Vendée est ainsi à la fois présentée comme une terre de tradition mais aussi d’innovation.

Mais on remarque que, à leur échelle, les assemblées d’élus sont soumises à la demande sociale, comme l’État l’est. Les accords consensuels semblent être néanmoins plus faciles à obtenir, mais sont le résultat d’une extrême prudence. Jean-Marie Guillon montre ainsi que les nouvelles dénominations généralement adoptées pour les rues provençales ont été choisies sur la base de la neutralité (animaux, plantes), excluant un passé qui pouvait prêter à conflit. Quand le passé est convoqué, c’est par le recours à des noms d’artistes, voire à des « porteurs » de mémoire, comme les anciens combattants. C’est un constat qu’on pourra faire ailleurs.

La question de l’identité est aussi très prégnante au travers des festivités basées sur des reconstitutions historiques de plus en plus nombreuses 21, dont le dynamisme tranche avec le rituel monotone des commémorations nationales. L’absence de datation des objets présentés dans les éco-musées et la mise en valeur du thème de la vie quotidienne indiquent en outre une volonté de rendre le passé présent, donnant ainsi un miroir au spectateur, y compris dans les manifestations paysannes (fêtes de la moisson, du cidre…) ou artisanales, où le geste réitéré peut être interprété comme une tentative sinon d’abolition de l’espace-temps, du moins de résurgence du passé rendu très proche, dans le cadre d’un terroir particulier. On remarquera que les destinataires sont souvent des « locaux » : les manifestations sont parfois données en patois, font appel à une mémoire particulière ; le touriste pourra toutefois trouver dans ces auto-célébrations un élément d’exotisme. En même temps, elles contribuent à construire une forme nouvelle de sociabilité, sur la base de la réappropriation d’un passé recomposé.

Face à cette profusion, la mobilisation du passé à l’échelle supranationale apparaît bien ténue. Quand les ONG recourent à l’histoire, c’est pour rappeler leurs origines et leurs fondateurs, se référant à quelques données universelles. L’Europe communautaire utilise très peu de références au passé, sinon un passé presque immédiat, peut-être en raison de sa courte histoire. Auschwitz l’est pourtant, mais comme événement négatif considéré comme ayant entraîné la prise de conscience nécessaire à la construction européenne.

Les Usages politiques du passé dans la France contemporaine constituent un ouvrage destiné en priorité à un public averti, étudiants ou enseignants. On peut aussi le
considérer comme un outil de réflexion pour le citoyen soucieux de décoder les manifestations historiques les plus banales, en apparence, en l’aidant à découvrir les enjeux servis derrière la façade festive. Ce citoyen averti peut aussi être à l’occasion un enseignant, sollicité fréquemment pour participer qui à des reconstitutions, à des cérémonies commémoratives, qui à la visite de lieux reconstitués, qui au visionnement de films à caractère historique… Chacun pourra donc trouver matière à prendre le recul critique nécessaire et indispensable avant de s’engager, seul ou, pis encore, avec sa classe.

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1 . Suivant Serge Berstein (Les Cultures politiques en France, éd. du Seuil, 1999, rééd. 2003 dans la coll. « Points Histoire »), il vaudrait mieux parler de « passé » : « le terme d’histoire n’est-il pas réellement celui qui convient, tant les références [dont se réclament chacune des cultures politiques] sont instrumentalisées au service de la conception que défend chacune des cultures politiques. […] L’histoire au sens où l’entendent les historiens a peu à voir avec l’utilisation qui en est faite ici : il s’agit uniquement d’y puiser des valeurs normatives susceptibles de montrer que la vision du monde sur laquelle s’appuie une culture politique s’inscrit dans le concret et de célébrer l’exemplarité de faits dont l’ampleur ou la signification sont, pour les besoins de la cause, mises aux mesures du but poursuivi. Il n’est guère de culture politique sans la mise en œuvre de cette alchimie opératoire qui transmue des événements du passé en armes pour le présent » (p. 17-18)

2 .François Hartog, Jacques Revel (dir.), Les Usages politiques du passé, éd. de l’EHESS, coll. « Enquête », sept. 2001, 212 p.

3 . Un regret doit être exprimé : toutes les contributions au colloque n’ont pas été publiées. Il en est ainsi de l’exposé d’Emmanuelle Loyer, « La « Nouvelle résistance populaire». Un exemple de construction d’une référence historique et ses usages politiques », ou de celui de Benjamin Stora, « Le retour des souvenirs de la guerre d’Algérie dans les sociétés française et algérienne ». En revanche, on apprécie de trouver [un certain nombre des exposés en ligne->http://histoire-sociale.univ-paris1.fr/Collo/usages.htm]

.4 . On le prend pour un atout, alors que, dans son avant-propos, Marie-Claire Lavabre en limite l’intérêt : « Il n’en reste pas moins que l’explication échappe encore, que la raison du pourquoi et des raisons de la massification du recours au passé – qu’on s’accorde généralement à constater – ne trouve là que des éléments de réponse partiels : le cas par cas qui constitue ces ouvrages en est la faiblesse reconnue et le point de vue revendiqué » (Les Usages..., op. cit, vol. 1, p. 10-11)

5 . Jean-François Tanguy, « Le discours chiraquien sur l’Histoire »

6 . Patrick Garcia , « Du passé, faisons table rase ? Valéry Giscard d’Estaing, la modernité et l’Histoire ».

7 . Christian-Marc Bosséno, « Du temps au temps. L’inventaire historique du premier septennat de François Mitterrand ».

8 .Vincent Porhel, « Usage politique de l¹Histoire par le régionalisme breton dans les conflits sociaux des années 68 ».

9 .Jean-Clément Martin, « Valmy, ou l’embarassement des souvenirs »

10 . Guy Pervillé, « Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France ».

11 .Jean-Luc Bonniol, « Échos politiques de l’esclavage colonial des départements d’Outre-mer au cœur de l’État ». Et surtout Isabelle Merle, Emmanuelle Sibeud, « Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation ».

12 .Annette Becker, « Politique culturelle, commémorations et leurs usages politiques. L’exemple de la Grande Guerre dans les années 70 ».   Frédéric Rousseau, « Maudite soit la guerre ». Mémoires du conflit et conflits de mémoire : autour des cérémonies du 11 novembre ».   Nicolas Offenstadt, « Les mutins de 1917 dans l’espace public ou les temporalités d’une controverse (1998) »

13 .Olivier Ihl, « Les rubans du passé. Sur le bicentenaire de la Légion d’honneur « 

14 .Denis Rolland, « Internet, et les ombres chinoises : stratégies de mémoire, lacunes d’histoire, mythologies institutionnelles et politiques ».

15 .Évelyne Héry, « L’Histoire dans les textes officiels de l’enseignement secondaire ».  

16 .C’est cette échelle qui est privilégiée dans le premier volume : Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky, Usages politiques du passé dans la France contemporaine, vol. 1, « Politiques du passé », Presses universitaires de Provence, 2006

17 . Thème du second volume : Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt, Usages politiques du passé dans la France contemporaine, vol. 2, « Concurrence des
passés », Presses universitaires de Provence, 2006

18 .Le fait lui correspondant est l’inauguration du mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc, le 5 décembre 2002.

19 .Voir la note 1 sur les limites liées à l’emploi du mot « histoire »…

20 .Anne-Marie Granet-Albisset, « Des Escartons aux Interreg. Quand le passé est utilisé pour légitimer des recompositions transnationales : l’exemple des Alpes occidentales ».

21 .Marilyne Crivello, « Les braconniers de l’Histoire. Les reconstitutions historiques, nouveaux lieux du politique ». Guillaume Mazeau, « Les fêtes et l’histoire dans le nord du Cotentin : le passé entre demande sociale et instrumentalisation politique ». Voir également Loïc Vadelorge, « Les affres de l’histoire locale, 1970-2000 ».  

Frédéric Stévenot

Copyright Clionautes, 18 septembre 2006