L’objet de cet ouvrage est donc de transposer la méthode d’analyse des représentations sociales développée d’abord en psychologie sociale puis en sociologie dans le domaine des sciences de l’éducation. Les représentations sociales permettent de préciser les informations connues, le champ des savoirs préalables et des attitudes d’un individu ou d’un groupe d’individu sur un objet. Elles permettent par exemple de comparer les acquisitions des savoirs avant et après un cours, d’analyser les acquis des élèves entre deux cours utilisant des pédagogies différentes ou pour comprendre comment elles influent sur les acquis.
Les représentations sociales ont d’abord été utilisées dans les années 1990 à des fins didactiques. Il s’agissait alors d’identifier les appuis et les obstacles des élèves et des enseignants. Cette émergence permettait de mettre en place des stratégies didactiques. Dans les années 2000, les études se sont élargies vers des problématiques éducatives plus diversifiées. Dans les années 2010, le développement des « éducations à » est à l’origine d’une ouverture vers les enjeux sociétaux de l’éducation. Les recherches sur les questions vives constituent alors une demande sociale. Il faut identifier les controverses, la légitimité des savoirs scolaires, les décalages et les convergences entre les savoirs et les représentations des apprenants ou des enseignants.
La 1ère partie pose le cadre épistémologique et méthodologique. Il est important de rappeler qu’il existe de très nombreuses formes de savoirs (savoir savant / savoir universitaire / savoir à enseigner / savoir enseigné / savoir appris) reliés les uns aux autres par une architecture complexe. L’école à pour mission de transmettre de façon systématique des savoirs validés et hiérarchisés qui complètent d’autres formes de savoirs transmis par la famille par exemple. Il existe donc une relation forte entre savoir scientifique et éducation. L’éducation a pour fonction principale de transmettre les savoirs de façon explicitée et formalisée. Les contenus des savoirs à transmettre sont définis par les programmes. Trois critères définissent alors un savoir scolaire : la transmissibilité, la progressivité et l’exigibilité. La légitimité des savoirs scolaires répond à une demande sociale d’éducation et a une finalité collective d’intérêt commun (la formation du citoyen). Sa justification se réfère habituellement au savoir savant. Cette légitimité scientifique est souvent complétée par une légitimité institutionnelle et une légitimité sociale. Il convient ainsi de s’interroger sur une approche particulière de la question des savoirs en éducation : la transposition didactique. Les savoirs à enseigner sont conçus comme assez neutres. L’accent est davantage mis sur l’aspect cumulatif et progressif de la connaissance. Plus on poursuit un cursus plus le contenu de la discipline scolaire est censée se rapprocher du savoir savant. La capacité à transmettre le savoir est donc la clé de la réussite. La transposition didactique doit réaménager le savoir savant autour d’objets d’enseignement et de tâches scolaires. Elle réoriente certains aspects du savoir en fonction de positions plus ou moins explicites en matière de théories de l’apprentissage.
Pour les auteurs, la prise en compte des représentations sociales semble particulièrement adaptée pour construire des stratégies didactiques autour de questions socialement vives ou de débats de société prégnants. La construction du savoir scolaire est en effet très complexe. Il se base sur plusieurs curriculums : formel (les programmes ou savoir à enseigner), réel (savoir enseigné) et caché (les valeurs et les postures idéologiques plus ou moins implicites). Les questions vives sont des questions qui interpellent les pratiques et/ou les représentations sociales des acteurs. Elles sont un enjeu pour la société car elles suscitent des débats et des conflits Il est toujours nécessaire de problématiser pour en faire des objets d’enseignement Les apprenants sont souvent amené à renoncer à des certitudes en les confrontant à d’autres postures et/ou à des éclairages scientifiques. Il existe alors un risque permanent de conflits de savoirs car les savoirs préalables sont parfois en opposition avec les savoir transmis. Là interviennent les représentations qui sont un mode de connaissance de la réalité. On les définit comme le processus d’intériorisation d’un objet pour un sujet pour devenir un objet de pensée dont le contenu se substitue à la réalité. L’individu sélectionne les informations nouvelles en fonction de déterminants culturels et normatifs. Il existe de multiples méthodes d’étude des représentations sociales. Les plus fréquentes utilisent des questionnaires ou des entretiens. Les résultats sont souvent présentés sous forme de graphes pour faire ressortir le noyau central et les périphéries (plus facilement modifiables au départ). Le but est une objectivation des observations des représentations. On peut par exemple utiliser des listes de mots pour étudier les représentations sociales d’une notion avant et après un enseignement pour évaluer ses effets.
La 2ème partie présente des études de cas (transposables) à partir de l’éducation au développement durable qui est considérée comme une question socialement vive. L’idée est d’étudier les représentations sociales d’étudiants en aménagement du territoire. Il faut d’abord analyser les savoirs préalables. Cette question leur est posée : « Quels mots ou quelles phrases vous viennent à l’esprit quand vous pensez au Développement Durable ? ». La structuration du cadre de pensée est nettement bipolarisée : d’un côté l’environnement apparaît comme une ressource à protéger et de l’autre s’affirme l’idée d’une éco-efficience nécessitant une présentation des moyens techniques à mettre en œuvre. La notion d’ « agir » est importante en proposant une alternative en terme de consommation par exemple. On remarque que la dimension environnementale du développement durable est davantage valorisée par les étudiants français et allemands, alors les notions de développement équilibré et d’égalité sont davantage affirmées par les étudiants d’autres pays comme la Pologne. Ces représentations sont ensuite confrontées à un référentiel. Il apparait complexe de fixer une définition du développement durable qui est une notion polysémique. Le principal texte de référence utilisé est le rapport Brundtland (1987). Il est croisé avec les stratégies européennes et nationales de développement durable. Une formalisation quantitative des fréquences d’occurrences lexicales est mise en place pour les comparer ce référentiel avec l’analyse des représentations sociales des étudiants. Certains éléments semblent oubliés (les défalcations) par les étudiants : production économique, croissance, ressources, l’ordre international, les aspects programmatiques. D’autres éléments sont sur-évalués par les étudiants (les focalisations) : le danger, les dégradations, la responsabilité et l’action individuelles. Des éléments proposés par les étudiants sont absents du rapport Brundtland (les supplémentations) : l’égalité, l’équité, la solidarité. Enfin des éléments sont sous-évalués par les étudiants (les distorsions) : les questions économiques et politiques par exemple. Comment interpréter ces écarts ? Dans le rapport Brundtland, une place fondamentale est donnée à l’idée d’une politique de construction d’une coopération entre pays. Il insiste sur des recommandations de réformes institutionnelles et juridiques. Le lien entre environnement et croissance économique est valorisé. Une question similaire est posée à un groupe d’éco-citoyens (participant à des projets d’éco-mobilité scolaire et/ou de covoiturage) pour comparer leurs représentations avec celles des étudiants : « Quels mots ou quelles phrases vous viennent à l’esprit quand vous pensez au développement durable ? ». Les résultats montrent qu’elles différent peu. Une mission d’intérêt public semble être confiée à l’individu. Les notions de consommation durable et de responsabilité personnelle sont également valorisées. De fait, les « bons gestes » sont vantés par les sphères associatives, institutionnelles et éducatives. L’éducation au développement durable répond-elle alors réellement à l’objectif d’une éducation citoyenne ? Cette façon de répondre aux problèmes soulevés par une modification de la sphère du comportement individuel inhibe les raisonnements systémiques sur le monde et ses enjeux multiples. Les représentations sociales peuvent alors apparaître comme une méthode utile pour faire ensuite des préconisations didactiques. Il faut garder à l’esprit que l’éducation au développement durable est d’abord une réponse à une demande sociale. Le développement durable est avant tout un projet politique. Le corpus du savoir savant est très diversifié et traversé par des controverses scientifiques. Se baser sur des exemples de pratiques d’actions présentés comme des exemples à suivre sans recul critique tout en insistant sur le volet technique constitue alors le principal risque. Il est nécessaire de problématiser sinon on risque de tomber dans le cours de morale « politiquement correct ». L’enseignement au développement durable n’est pas une éducation aux (seules) bonnes pratiques sociales ou bonnes pratiques de consommation durable.
Par l’étude des représentations sociales, on peut donc analyser les savoirs préalables des étudiants pour ensuite apporter des suggestions didactiques afin de limiter les freins à l’acquisition d’un savoir complexe : en somme, un enseignement au développement durable plutôt qu’une éducation au développement durable. Les notions réintroduites peuvent se heurter directement au noyau central et n’aboutiraient pas à la modification des savoirs de l’apprenant. Une véritable stratégie doit être mise en place.
La 3ème partie donne un exemple d’analyse diachronique (avant/après enseignement) des représentations sociales d’étudiants en Master Géographie afin d’éventuellement modifier l’action éducative. Le sujet choisi concerne les espaces ruraux. Ces étudiants en ont une représentation idéalisée (tranquillité, authenticité,…) ayant une fonction principalement agricole. Elle varie peu après une formation (de 24 heures) intégrant pourtant la fonctionnalité résidentielle des espaces ruraux et les problématiques périurbaines. L’enseignement a visiblement eu peu d’effets car il se heurte à un noyau central bien établi. Les focalisations empêchent les individus de posséder une vision globale de l’objet et gêne l’acquisition de nouveaux savoirs plus complexes. Le référentiel est constitué de 41 articles traitant des espaces ruraux jugés significatifs et de 2 références institutionnelles (DATAR). La comparaison de ce référentiel et des représentations sociales des étudiants a permis un repositionnement didactique de l’enseignement des espaces ruraux. L’évaluation en fin de formation montre une transformation vers une posture plus systémique. Le contexte est davantage pris en compte et les enjeux sont mieux identifiés. On remarque donc une augmentation des informations acquises.
Cet ouvrage interpelle sur nos façons d’enseigner. Si ce n’est déjà fait, il faut oublier l’image de la tête vide de l’élève qu’il faudrait remplir, coûte que coûte. Il semble donc nécessaire d’encourager une éducation plus critique, comme le demande l’école de Francfort à l’échelle universitaire. Dans le cas du développement durable, cela nécessite la prise en compte du caractère systémique et multi scalaire de ce concept flou. Il est important d’envisager les dimensions critiques, les modèles alternatifs, les éléments de complexité d’un ensemble d’idées contestées que constitue le développement durable. Il est également possible de le faire avec nos élèves de lycée et de collège en cours de Géographie, si nous arrivons à toucher le noyau central de leurs représentations sociales que ce soit pour le développement durable ou pour d’autres sujets (les représentations spatiales de la montagne étudiées par Yves ANDRE par exemple). En tout cas, ce livre nous donne quelques clés pour faire émerger ces représentations afin d’adapter nos transpositions didactiques et globalement nos stratégies d’apprentissage en les prenant davantage en compte (et les nôtres aussi).
Nicolas Prévost, pour Les Clionautes®