Stéphane Broca nous propose une réédition (révisée et augmentée) d’un ouvrage qu’il avait fait paraître au Passager clandestin en 2013, mais cette fois-ci dans une version de poche (si tant est qu’on ait une poche volumineuse pour contenir les 380 pages du volume).

L’Utopie du logiciel libre n’est pas le livre d’un geek. Sébastien Broca est sociologue à Paris VIII, en sciences de l’information et de la communication, il est vrai. Sa connaissance du logiciel libre est importante : le présent ouvrage est un condensé (si l’on peut dire) de sa thèse. C’est surtout la vision qu’il propose qui va intéresser les enseignants d’histoire-géographie que nous sommes, mais aussi d’éducation morale et civique. Sébastien Broca aborde en effet le sujet en s’adressant au citoyen, et l’invite à réfléchir aux choix qu’il fait implicitement en utilisant tel ou tel logiciel. Derrière le logiciel commercial et fermé (aucun accès aux sources algorithmiques), il y a des monopoles, constitués ou en cours de constitution. Derrière le logiciel libre, il y a au contraire une multitude d’acteurs et d’utilisateurs qui agissent selon le triple principe : liberté d’utiliser le logiciel, de le copier (et donc de le transmettre, de le modifier selon ses besoins (ou ceux des utilisateurs).

Mais ce qui intéresse surtout Sébastien Broca, c’est de voir en quoi le logiciel libre est un élément important des projets de transformation sociale. Cela explique la présence du mot « utopie » dans le titre de l’ouvrage, ce qui peut paraître surprenant. On est maintenant loin des débuts du logiciel libre (dont Sébastien Broca explique l’évolution), et il est largement présent dans la vie quotidienne : tout le monde utilise (ou presque) Firefox ou LibreOffice ; de nombreux serveurs fonctionnent sous Linux, etc. S’il lui reste beaucoup de chemin à parcourir pour que le grand public l’adopte résolument, il déborde déjà très largement le cadre des seuls experts qui passent leur temps à le modifier et à le réinventer (les geeks évoqués plus haut). Ainsi, l’utopie devenue concrète n’en est plus une, par définition. Mais ce n’est pas le cas des projets de transformation sociale auxquels il s’associe souvent, qui appartiennent au domaine de l’imaginaire politique, notamment au regard des « biens communs » (comme l’air, l’eau…). Car derrière la défense du logiciel libre, on trouve aussi la liberté de circulation de l’information, à quoi on reconnaît (entre autres) un système démocratique. Poser le problème, c’est aussi poser celui de la propriété intellectuelle, défendue ardemment par les grandes firmes, puisqu’il s’agit de leurs revenus, mais aussi de sa place dans l’éducation. C’est aussi interroger les formes du travail, de son contrôle : comment parvenir à fabriquer un logiciel réellement efficace avec un réseau auto-organisé, sans véritable hiérarchie, et dont les participants varient même au fil du temps ? De là, on en vient à se demander quel est le rôle du marché, censé voir s’équilibrer la demande et l’offre, et s’il en a seulement un dans un pareil système de production. On voit que le logiciel libre est à l’étroit dans le cadre informatique auquel on pourrait a priori l’assigner, et qu’il est parfaitement à sa place dans la réflexion qui anime le mouvement culturel et social, et donc politique.

Ces quelques lignes visent à convaincre (on l’espère au moins) le lecteur potentiel de toute la richesse de l’étude de Stéphane Broca. Signalons enfin que la première version de cette Utopie est toujours disponible en téléchargement libre, sur le site du Passager clandestin. Qu’on n’y voit pas une incitation à ne pas débourser les neuf malheureux euros de l’édition de poche, d’autant qu’on n’aura pas, dans ce cas, les ajouts et rectifications, ce qui serait vraiment dommage.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes

Présentation de l’éditeur. « Né dans les années 1980 de la révolte de hackers contre la privatisation du code informatique, le mouvement du logiciel libre a peu à peu diffusé ses valeurs et ses pratiques à d’autres domaines, dessinant une véritable « utopie concrète ». Celle-ci a fait sienne plusieurs exigences : bricoler nos technologies au lieu d’en être les consommateurs sidérés, défendre la circulation de l’information contre l’extension des droits de propriété intellectuelle, lier travail et accomplissement personnel en minimisant les hiérarchies. De GNU/Linux à Wikipédia, de la licence GPL aux Creative Commons, des ordinateurs aux imprimantes 3D, ces aspirations se sont concrétisées dans des objets techniques, des outils juridiques et des formes de collaboration qui nourrissent aujourd’hui une nouvelle sphère des communs.

Dans cette histoire du Libre, les hackers inspirent la pensée critique (d’André Gorz à la revue Multitudes) et les entrepreneurs open source côtoient les défenseurs des biens communs. De ce bouillonnement de pratiques, de luttes et de théories, l’esprit du Libre émerge comme un déjà là propre à encourager l’inventivité collective. Mais il est aussi un prisme pour comprendre comment, en quelques décennies, on est passé du capitalisme de Microsoft — la commercialisation de petites boîtes des biens informationnels protégés par des droits de propriété intellectuelle — au capitalisme numérique des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), fondé sur l’exploitation de nos données et la toute puissance des algorithmes ».