Un livre stimulant qui permet de saisir la mondialisation à partir du yoga, du discours qui l’accompagne, des pratiques diffusées par ceux qui l’enseignent et des effets escomptés par ceux qui s’y adonnent depuis la fin du 19ème siècle. Approche d’autant plus intéressante qu’il ne s’agit pas d’un « produit culturel » né aux Etats-Unis même si le passage par ce pays a largement contribué à légitimer et à favoriser la diffusion de cette activité, y compris dans les terres qui l’avaient vu naître, et où il était alors en recul affirme l’auteure.
Marie Kock est journaliste. Elle pratique le yoga, à un « niveau », si on peut utiliser cette expression, élevé, a fait de nombreux stages et peut l’enseigner. On pourrait, dès lors, craindre le pire : un livre de plus sur le « développement personnel » et le rôle du yoga contre le stress et pour le bien-être d’Occidentaux surmenés. En fait, il n’en est rien, même si le goût, voire la passion, pour cette discipline (ce sport ? ce loisir ?) de l’auteure est réel, celle-ci parvient à adopter une distance critique, parfois même très critique, qui fait l’intérêt de ce livre qui devrait retenir l’attention des historiens et des géographes. Le yoga, en effet, comme l’indique le titre, n’est pas issu d’un passé indien fort lointain et mythifié. Les différentes formes de yoga, telles que les pratiquent aujourd’hui plusieurs centaines de millions de personnes dans le monde, sont le fruit de circulations d’hommes, d’idées, de pratiques entre l’Inde et nombre d’autres pays, qui ont largement modifié l’objet yoga, y compris dans son « berceau ». Par ailleurs, ce livre est plutôt bien écrit avec la capacité qu’ont certains journalistes (ou des historiens, souvent anglo-saxons) de rendre leur récit moins aride en évoquant une expérience personnelle jugée révélatrice sans céder sur le fond. Le lecteur sourira pourtant à la description d’un stage de yoga, discipline indienne, animé par des professeurs américains, à destination d’un public d’Occidentaux, en Thaïlande !!!
Les chapitres deux, trois et quatre sont ceux qui intéresseront le plus historiens et géographes. Le premier chapitre porte sur les raisons qui, selon elle, poussent nombre de personnes à la pratique du yoga. Puis, elle présente l’histoire de la diffusion mondiale du yoga depuis la fin du 19ème siècle. Les Beatles ont joué un rôle significatif dans l’appropriation du yoga par de jeunes Occidentaux, à la fin des années 1960, ainsi que dans la diffusion et la transformation de celui-ci. Les musiciens se sont rendus en effet à Rishikesh (au Nord de Delhi), en 1968, ville devenue depuis lors un « Disneyland » pour yogis, selon l’auteure. Ils y rejoignent un maître local afin de s’initier à la méditation transcendantale. Paul et Ringo quittent assez rapidement l’ashram mais John et Georges y restent plus longtemps, jusqu’à ce qu’outrés par les avances sexuelles du yogi envers Mia Farrow, ils ne s’en retournent vers l’Occident. Si l’épisode est aujourd’hui controversé, il en reste la chanson Sexy sadie. Des chercheurs nord-américains ont montré, cependant, que bien avant les quatre garçons dans le vent, le yoga avait connu nombre de voyages et de mutations, remettant en cause « la vision d’une discipline immuable et homogène » (p. 47). Ce qui va à l’encontre des représentations courantes et n’est pas toujours bien acceptée par certains pratiquants, séduits par ce qu’ils croient être son « aura d’authenticité ancestrale » (p. 67). Or, le yoga est fort divers suivant que l’on, mette l’accent sur les postures, les exercices de respiration ou la méditation. Les textes du fondateur ont ainsi été interprétés de manière différente au fil des ans[1]. Dans les années 1920-1930, « l’influence de la culture physique » dans le monde entier est forte et touche aussi les adeptes indiens du yoga même si certains le nient. Et l’auteur de donner des exemples de gymnastes européens venus en Inde ou de yogis indiens qui ont fait à un moment donné de la gymnastique ou de la culture physique (p. 58-61). Exercices qui n’étaient pas anodins dans un pays alors colonisé et dans lequel les indépendantistes n’ont pas tous et toujours été non-violents. Ce qui favorise la large diffusion (et sa transformation) du yoga dans le monde, est ce Marie Kock appelle : « La conquête de l’Ouest » (chapitre 4, p. 69-88). A partir de 1893 et jusqu’à nos jours, plusieurs maîtres, yogis, se rendent aux Etats-Unis, en particulier en Californie, pour des séjours plus ou moins longs, au cours desquels ils diffusent, en l’adaptant, le yoga (leur pratique du yoga). Tout en affirmant parfois la supériorité spirituelle de l’Inde, ils y défendent leur vision et leur pratique du yoga. Ils développent ateliers, cours et stages et certains parviennent même par ce biais à y faire fortune. Le passage par l’Occident permet de « revitaliser le yoga en Inde, tout en renforçant dans le discours son caractère purement indien » (p.87).
Les chapitres cinq, six et sept sont plus centrés sur la pratique elle-même. Pourquoi un Occidental fait-il du yoga ? Sans nier la possibilité d’un effet placebo, l’auteure rappelle que beaucoup y vont du fait d’un trop grand stress, d’un mal de dos récurrent… et semblent ressentir des bienfaits de cette pratique (chapitre « Le yoga contre une médecine impuissante »). Quel type de yoga est pratiqué en Europe ou aux EU ? C’est souvent celui que pratique l’auteure, un « yoga dynamique […] où l’on enchaîne beaucoup de postures, entrecoupées de […] salutations rapides […] C’est aussi un yoga où l’on cherche, même si on ne le dit pas, […] à réaliser des positions a priori inaccessibles » (p. 114). Signe d’occidentalisation de la discipline, certains se font prendre en photo et diffusent ces clichés… Pour l’auteure, deux courants informels ont cours dans le monde du yoga. Un qui privilégie la pratique physique qui peut « éventuellement mener à une sorte de mystique ». L’autre pour qui celle-ci n’est qu’un aspect secondaire. Et d’ajouter qu’en « Inde, ce schisme se traduit presque géographiquement » entre yoga du Nord et yoga du Sud (p. 114).
Dans le chapitre huit, « Gourou superstar », l’auteure présente les supercheries, les scandales, les dérives sectaires, le droit de cuissage que s’était octroyé certains maîtres (p. 172) ou l’ « amour immodéré » des Rolls Royce de l’un d’entre eux (p. 176). Pour elle, le temps des gourous est terminé et celui des professeurs est venu. Le chapitre 9 (« De la diffusion de la matière ») est centré sur la formation des professeurs de yoga dont le coût est significatif alors que le nombre d’aspirants-enseignants croît. D’où une « prolétarisation du métier » et le fait que des Occidentaux peuvent participer à des formations que des apprentis-professeurs indiens ont du mal à financer, y compris dans leur pays. Le dernier chapitre qui porte le titre de la chanson de John Lennon (Give peace a chance, 1969) évoque le message de paix porté par certains yogis mais aussi l’utilisation d’exercices de yoga en vue d’actions violentes par des militants opposés à la colonisation britannique. Enfin, Marie Kock y présente l’instrumentalisation du yoga par des nationalistes indiens qui développent une rhétorique anti-musulmans qui débouche parfois sur des violences à l’encontre des minorités en Inde. Les dernières pages de ce chapitre soulignent néanmoins les efforts de certains pour enrayer cette tendance.
Un livre agréable à lire, qui peut intéresser tous les historiens et les géographes et particulièrement les enseignants qui ont envie d’évoquer la mondialisation sous un angle inattendu.
[1] Marie Kock parle de « la fabrication d’un classique » quand elle évoque les Yogas sutras de Patanjali.