Le catalogue de l’exposition « Versailles, architectures rêvées » rassemble 120 dessins du XVIIe au XIXe, qui constituent des témoignages de ce « chantier permanent », où s’enchaînent les projets, les changements de parti, nés d’une volonté royale de toujours bâtir, mais qui sont finalement non retenus, rejetés ou inaboutis.
Ce parcours dans une autre histoire de Versailles, qui ne s’est pas réalisée, dévoile les ambitions, les audaces, les caprices, et pourquoi pas les coups de génie, ou bien encore les errements des puissants et de leurs obligés.
Pour les architectes, les enjeux et les choix qui en découlent sont multiples : il faut démolir, refaire, redresser, agrandir, embellir, mettre à la mode. Indirectement ce thème soulève le rôle fondamental de l’architecture dans le système Versailles, qui doit accueillir la cour, loger la famille royale et sa domesticité, représenter le pouvoir.
Alexandre Gady distingue trois obstacles à la réalisation de ces projets : d’abord les difficultés budgétaires, puis les caprices d’un roi en tant que maître d’ouvrage qui complique la tâche du maître d’œuvre (autrement dit l’architecte avec ses rêves et ses désirs), et enfin une résidence royale perçue comme un palimpseste architectural, où l’ajustement et l’accommodement prévalent, dans un souci d’amélioration. On retravaille plus que l’on construit. Ainsi des travaux sans fin se succèdent pour une œuvre grandiose, où « furent cousus ensemble, le vaste et l’étranglé » comme le dit Saint-Simon.
Un château en construction
Cette première section commence par l’évocation de la construction de l’Enveloppe à partir de 1668, ponctuée de changements, de remaniements, et d’incertitude. Les dessins, plans, coupes, élévations et vues, servant d’esquisse préparatoire ou de dessin de présentation, traduisent les étapes de la réflexion. Louis XIV se plaisait à soumettre ses projets à l’appréciation de son entourage. Dès lors, les enjeux se superposent : esthétisme, harmonie, monumentalité, circulation, communication, extension…
Vers 1673, un projet de vestibule à l’italienne voit le jour dans le contexte des problèmes liés aux infiltrations de la terrasse.
Deux ans après l’installation de la cour à Versailles en 1682, les propositions d’Hardouin-Mansart de surélever les façades et les toitures du château ne sont pas jugées convaincantes.
Chapelle et théâtre
Cette deuxième partie aborde les projets successifs et les édifices provisoires qui aboutiront à la chapelle royale inaugurée en 1710 que nous connaissons aujourd’hui. En effet au fil des chantiers, le bâtiment destiné à exalter le caractère sacré du Roi Très Chrétien se déplace. C’est le cas de la troisième chapelle bénie en 1672 (actuelle salle du Sacre), avec son plan barlong, sa tribune royale au Nord et sa balustrade parcourant les trois autres côtés, qui recevra une voûte décorée par Le Brun, dont le traitement des masses de figures, de la lumière et des nuées pour creuser l’espace était proche des formules mises en œuvre au même moment pour la voûte de l’église du Gesù à Rome. Avec l’installation de la cour à Versailles et la construction de l’aile du Midi, un nouvel emplacement pour la chapelle provisoire, au Nord, contre la grotte de Téthys, est projeté. Le projet abandonné de 1684 rappelle le dôme des Invalides d’Hardouin-Mansart, avec un emploi intensif à l’intérieur du marbre. (pages 83 à 85)
Lorsque le roi fait de Versailles sa nouvelle résidence royale en 1682, la nécessité d’un lieu fixe pour les représentations théâtrales se fait sentir. Jusque-là les spectacles se déroulaient sur des théâtres provisoires aménagés selon les besoins et les circonstances, dans les allées du jardin, l’orangerie, ou les écuries par exemple. Au fil des décennies, on conçoit donc des projets de salles de théâtre, tenant compte des exigences scéniques, de l’usage et de l’importance du public : les spectacles de « l’extraordinaire » rassemblent trois à quatre cents personnes. Tel est le cas du projet de la « salle des ballets » dans l’aile Nord qui a pour ambition d’abriter un vaste amphithéâtre.
C’est aussi sans compter la dizaine de théâtres dits « portatifs » installés dans les salons, antichambres ou galeries. Il faudra attendre la mise en service de l’Opéra royal (1770) pour accueillir de manière satisfaisante un public toujours plus nombreux ; et pour offrir un espace polymorphe grâce à une conception modulable, transformant la salle de théâtre en salle de bal ou en salle de festin.
Les représentations ordinaires destinées à la distraction de la cour, pour un public restreint, se font dans le théâtre de la cour des Princes, dans des conditions pas toujours adaptées.
Architectures de jardins
Des fontaines, des bassins, des bosquets, des parterres, sont construits, agrandis, réaménagés. D’innombrables sculptures peuplent le parc. Les sept versions manuscrites du guide de promenade, Manière de montrer les jardins de Versailles, rédigé par Louis XIV entre 1689 et 1705, témoigne de sa passion pour ses jardins. Pour les besoins d’organisation de feux d’artifice, d’illuminations, de fêtes, de bal, de ballets, de concerts, de représentations théâtrales, les jardins reçoivent des aménagements, notamment des constructions éphémères. Les contemporains ont largement diffusé ce modèle de jardin à travers les guides, les journaux, les mémoires, les correspondances et autres textes littéraires, mais surtout les gravures. Celles-ci conservent la mémoire de projets qui n’ont jamais vu le jour, ou de ce qui a disparu, comme le célèbre Labyrinthe.
Le spectaculaire et le grandiose s’imposent. On cherche à imiter et dominer la nature dans les années 1660 et 1670. Durant cette période, l’eau et le végétal l’emporte encore sur l’architecture et la sculpture.
La très belle eau-forte de 1674 d’Israël Silvestre montrant les jardins et les dessins du « Fer à cheval » de Le Brun (et de son élève Louis de Châtillon) nous donnent à voir le projet de fontaines autour du bassin de Latone (réalisé entre 1666 et 1668), dans le contexte d’un programme apollinien. Mêlant architecture, sculpture et eau, dix-sept niches à fond végétal et occupées par des figures de marbre, devaient composer le mur cintré en forme de fer à cheval faisant transition entre le haut et le bas des jardins. La statue en marbre de Latone et de ses enfants, Diane et Apollon, sculptée par les frères Marsy était tournée vers le château. Cet ensemble devait évoquer l’errance de Latone, poursuivie par la fureur et la jalousie de Junon et du serpent Python au moment de la naissance de ses enfants. L’arrivée de Louvois, comme surintendant des Bâtiments du roi, à la place de Colbert en 1683, marque l’abandon du projet de fontaines monumentales en hémicycle. Après cela, l’apologie du souverain à travers la mythologie laisse désormais la place à un programme de glorification directe du roi.
Parfois des particuliers sont à l’initiative de projet pour Versailles, comme un certain courtisan M. Sallé (vers 1683) qui propose un vaste ensemble pour l’orangerie au bas de l’aile du Midi. (pages 115 à 117)
La gravure de Jean Le Blond (vers 1680) qui présente le « pavillon de Neptune » du jardinier Michel III Le Bouteux (fils du jardinier du Grand Trianon et petit-neveu de Le Nôtre), montre un édifice semblable à un petit temple carré à deux étages orné d’une colonnade surmontée de statues au centre du Grand Canal. Il pourrait probablement constituer un exemple de construction provisoire à l’occasion de spectacles pyrotechniques. (page 121)
L’architecte suédois Nicodème Tessin propose à partir de 1712 (pages 125 à 129) un pavillon d’Apollon, à édifier au bout de l’Orangerie ou du Grand Canal, inspiré de la Rotonda de Palladio à Vicence ou du Panthéon à Rome. Organisé autour d’un grand salon rond, ce bâtiment à plan centré, d’une hauteur de 53 mètres sur une largeur de 90 mètres devait être de dimensions suffisantes pour être vu depuis le château (à plus de 2 kilomètres distance). Les quatre cabinets d’angle serviraient à la fois de musée, de bibliothèque et de cabinet de curiosités.
Le « Grand Projet »
Le petit projet désigne à partir de 1716 les projets de reconstruction de l’aile dite « du Gouvernement » (située entre la cour Royale et celle de la chapelle) pour des raisons sanitaires, ainsi que l’établissement d’un grand escalier pour desservir le salon d’Hercule (et conduisant à terme à la destruction de l’escalier des Ambassadeurs).
La première version du Grand Projet (appelé fréquemment Grand Dessein) d’Ange Jacques Gabriel débute à la fin de la décennie 1740 selon Alexandre Gady (dans le contexte du traité d’Aix-la-Chapelle d’octobre 1748), et prévoit la reconstruction des deux ailes de la cour Royale et donc la destruction de tous les corps de logis sur cour, tout en conservant l’Enveloppe de Le Vau et les ailes du Nord et du Midi. Une seconde version en 1759 donne une nouvelle ampleur monumentale en proposant un ordre colossal sur soubassement et une toiture basse dissimulée derrière une balustrade. La cour de Marbre doit recevoir un dôme quadrangulaire à la française. Il faudra attendre fin 1771 pour que Louis XV autorise le chantier de reconstruction de l’aile du Gouvernement. Mais finalement seulement à peine un quart des propositions de Gabriel acceptées par le souverain (autrement dit le gros œuvre), sera réalisé entre 1772 et 1775. L’avènement de Louis XVI décide l’arrêt définitif du chantier.
Le concours de 1780
Au fil du temps, le château n’est plus adapté aux évolutions des modes de vie et des pratiques de la cour, imposant de repenser la distribution des espaces intérieurs. Les transformations architecturales successives donnent l’impression d’un palais hétéroclite au début du règne de Louis XVI, particulièrement côté ville. Les façades sont asymétriques et vétustes.
En vue des travaux à Versailles, et pour maintenir le cérémonial de cour, Louis XVI a acheté le château de Rambouillet en 1783 et celui de Saint-Cloud l’année suivante. C’est dans ce contexte que le comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments, lance en 1781 une consultation pour la reconstruction du château. L’objectif est d’harmoniser les façades, de donner du prestige, de la puissance et de l’élégance aux élévations du côté de la place d’Armes, supprimer les cours intérieures. Les grands architectes du moment sont invités à élaborer des projets, mais ils doivent prévoir la conservation des Grands appartements et de tous les bâtiments côté jardin ainsi que l’édification d’un grand escalier en remplacement de celui des Ambassadeurs. Le château doit garder ses fonctions d’habitation, de représentation et de siège du gouvernement. « L’architecture servait l’exercice et la mise en scène du pouvoir en traduisant, en trois dimensions, les hiérarchies, les protocoles, les rituels utiles à la sacralisation. » Quelques évolutions apparaissent dans le dessin d’architecture dans les années 1770-1780. On assiste à une mise en contexte avec la présence de bâtiments ou de jardins alentour, qui s’ajoute au projet architectural proprement dit. Des effets pittoresques se développent aussi dans la composition : des personnages s’animent et la végétation se déploie. Avec ses vues topographiques, on se rapproche du tableau de paysage. Toutefois Elisabeth Maisonnier considère que parmi les projets architecturaux conservés, certaines propositions, celles de Boullée, des frères Peyre ou de Leroy, sont irréalistes ou utopistes par rapport aux attentes du concours. (pages 210 à 223).
Versailles sous l’Empire
Malmené à la Révolution, le domaine de Versailles sous le règne de Napoléon connaît quelques projets de restauration. L’empereur charge l’architecte Jacques Gondoin en 1806 de mettre au point des propositions pour le château. Il s’agissait, par des aménagements intérieurs du palais, de revoir les distributions pour les adapter aux nouvelles règles de l’étiquette de la cour impériale. Pierre Fontaine, pour sa part, fait des propositions pour pallier les défauts des projets de Gondoin. Il suggère de fermer la cour de Marbre par une colonnade et de faire disparaître tous les bâtiments de l’époque de Louis XIII. Mais il ne respecte pas non plus l’étiquette du Palais impériale. Tout cela reste sur le papier, les guerres incessantes et la situation des finances n’étant pas propices aux grands travaux.
Ce corpus rassemble les réponses graphiques tracées en vain par des architectes qui n’ont su convaincre, assujettis aux commandes ou aux attentes royales. A travers ces dessins appartenant au monde du rêve et du désir, il faut y voir les hésitations, les revirements, les renoncements et les insatisfactions des hommes de pouvoir qui aiment construire.
Par l’étude minutieuse des dessins qui nous sont parvenus, cette promenade graphique met en lumière les cheminements de création du plus célèbre des châteaux au monde. Les auteurs de ce beau catalogue ont le mérite de nous livrer, avec clarté et précision, un Versailles de l’éphémère et du refusé, qui marque les limites de l’imaginaire et du possible, par opposition aux solutions admises, pérennes et réellement mises en œuvre. Ici ces archives, d’un Versailles qui ne s’est pas vu, n’ont pas précédé la réalité.