Historien et bibliste protestant, Daniel Marguerat est professeur honoraire de l’Université de Lausanne. Considéré comme un des meilleurs spécialistes actuels de la recherche sur le fils de Marie, l’auteur a publié de nombreux ouvrages de réputation mondiale sur Matthieu, Luc, les actes des apôtres…
Pourquoi publier un nouveau livre sur Jésus ? Dans l’introduction, Daniel Marquerat assure que tout n’a pas été dit sur cet homme né dans le judaïsme et qui n’a jamais eu l’intention de le quitter mais seulement de le réformer. A la lumière des nouvelles recherches archéologiques de ces trente dernières années et de l’étude plus complètes des textes chrétiens extra-canoniques, la recherche avance à l’aide de questionnement que ne se posaient pas les générations précédentes. Il s’agit de toucher au plus près l’époque du Nazaréen et de donner de l’épaisseur à celui qui n’a jamais revendiqué les titres de messie ou de fils de Dieu.
L’ouvrage se divise en trois parties :
« Les commencements » décrit les sources documentaires à disposition et explique comment les exploiter. De nombreux écrits pendant les quatre premiers siècles de notre ère, prouvent l’existence de Jésus. Les documents sont plus abondants, plus précoces et plus fiables que pour aucun autre personnage célèbre de l’Antiquité. Seul Alexandre le Grand rivalise avec lui car des généraux fidèles ont rédigé des biographies dans les vingt ans qui ont suivi sa mort. Tacite parle des chrétiens à propos de l’incendie de Rome en 64 dans ses Annales (115-118 AC). Il critique l’accusation inique de Néron mais rapporte que le christianisme est une superstition pernicieuse. Suétone narre les soulèvements de juifs sous l’impulsion de Chrestus et leur exclusion de Rome par Claude. Accuser les chrétiens de superstitio signifie qu’il diffuse une nouvelle religion. Pline le jeune parle des réunions de ces adeptes. Deux historiens syriens parlent d’un roi sage, un sophiste empalé (la crucifixion). Pourtant, Jésus intéresse peu les gréco-romains, la vie d’un obscur rabbi d’orient étant sans importance. Juif de lignée sacerdotale, Flavius-Josèphe, pharisien et meneur de la révolte de 66, passe à l’ennemi romain (d’où le nom de Flavius, la famille de Vespasien). Dans les Antiquités Juives, publiées en 93-94, il fait mention de Jésus. Longtemps les chercheurs ont pensé qu’elle a été introduite par les copistes médiévaux mais cette thèse semble aujourd’hui à l’abandon du fait des termes employés. L’essentiel des sources repose sur des textes religieux et donc des témoignages subjectifs. S’appuyant sur Paul Veyne, l’auteur affirme que tous les témoignages anciens sont ainsi. Avant les évangiles de Marc, Luc, Mathieu et Jean écrits de 65 à 95, œuvres de synthèse de la deuxième génération, les chercheurs ont trouvé une source commune de 200 vers dite la Source cachée qui remonte aux années 40, 10 ans donc après la mort de Jésus. S’y ajoute la correspondance de Paul rédigée entre 50 et 58, qui insiste dans sa prédication missionnaire sur la mort sur la croix et la résurrection. Les évangiles extra-canoniques (celui de Thomas, de Pierre…) plus tardifs montrent que la tradition orale continue après le choix des évangiles normatifs. Enfin l’archéologie livre des traces de pierre sur Jérusalem et la Galilée et des inscriptions, essentiellement en grec. Elle montre que la culture hellénistique et le monde juif n’étaient pas étanches. Jésus a eu contact avec des étrangers et a même pu parler un peu de grec. Les sources ainsi analysées permettent selon l’auteur d’approcher au plus près la vie d’un homme de Galilée sans prétendre à une biographie.
A l’époque, on s’intéresse peu à la naissance et à l’enfance des hommes célèbres. Luc et Mathieu placent la naissance de Jésus sous le règne d’Hérode le Grand qui est mort en – 4. Luc évoque le recensement de l’empereur Auguste à l’époque du gouverneur Quirinius à partir de – 6. On peut donc envisager que Jésus est né entre – 7 et – 5 et sa crucifixion pourrait être fixée en l’an 30, à l’âge de 36 ou 37 ans. Si le théologien pense que Jésus est né de l’action du Saint-Esprit, l’historien constate que Jésus est né hors mariage. On ne lui connait pas de père biologique, ce qui est une condition sociale très difficile chez un juif de l’époque (mamzer signifie bâtard), ce qui explique son attitude envers les marginaux. Joseph est suffisamment libre pour épouser Marie devenant père légal mais absent de la vie publique. Jésus ne s’est pas marié ce qui est contraire à tous les rabbis qui devaient fonder une famille illustrant la fécondité de la promesse divine. Yeshu est un nom hébraïque courant, celui de Josué, le grand héros biblique de la conquête de Canaan. On le nomme donc « Jésus de Nazareth » ou on parle du Christ. D’après les historiens, Jésus ayant vécu dans une famille juive sacerdotale rurale, il a eu des frères et sœurs. On suppose qu’il était trilingue (araméen, grec et hébreu). Sa capacité à débattre sur l’interprétation de la Torah avec les scribes, induit une éducation soignée. D’abord charpentier comme son père, c’est à dire artisan du bois et du métal, le jeune homme de 35 ans voit sa vie transformée par Jean le Baptiseur, un prophète du désert, un prédicateur de la fin du monde. Pour les chrétiens, Jean-Baptiste est un faire-valoir du christ, qualifié de cousin signifiant une analogie de pensée. Issu d’une famille sacerdotale, il choisit le désert considéré comme un lieu de retrait, source de communion avec Dieu. Il propose un geste révolutionnaire, un rite baptismal unique alors que la foi juive pratiquait les ablutions rituelles comme le traduit l’excavation de nombreux mikvaot (bassins d’eau). Il promet aussi la rémission des péchés alors que l’octroi du pardon nécessitait l’offrande de sacrifices, à la fête du Yom Kippour. Le baptême de Jean invalide ces pratiques attirant des foules venant de Judée, de Jérusalem. Jean préconise de se préparer à la venue imminente d’un Dieu vengeur, à une période où la résistance religieuse s’intensifie, en réaction au nouvel ordre romain qu’impose Hérode Antipas. Lors de son baptême, les écrits précisent que Jésus aurait eu « une vision prophétique grâce à l’Esprit qui descend comme une colombe ». Dieu l’a choisi pour être son fils, son porte-parole. Sous l’influence du Baptiseur, Jésus quitte sa famille et adopte un mode de vie sans domicile fixe. Le salut qu’il annonce est à la portée de tous moyennant une conversion du cœur. Il rompt ainsi avec son mentor. L’image du règne s’est inversée. Le salut à venir sera joyeux.
« La vie du Nazaréen » montre que Jésus est un juif de son temps, immergé dans la Palestine romaine, un guérisseur singulier et inimitable. A quoi ressemble cet homme ? Quelques propositions de portraits montrent Jésus avec des traits sémites de peau foncée tannée par le soleil en contraste avec l’imagerie traditionnelle.
Daniel Marguerat prouve par un faisceau d’indications historiques que le Nazaréen est un guérisseur. Les chercheurs considèrent actuellement que la pratique thérapeutique de Jésus est l’un des éléments historiques les plus sûrs de son activité. Ils ne prouvent pas les miracles mais constatent l’importance des œuvres du rabbi qui rencontre un grand succès et déplace les foules. Vingt-sept miracles variés sont attestés dont les pratiques différent : utilisation des touchers thérapeutiques, signes ou gestes qui renvoient vers une intervention divine, exorcisme (lutte contre le pouvoir du mal) couramment utilisé dans l’Antiquité, les revivifications des morts comme Lazare et les prodiges naturels (multiplications des pains). Tous ces récits doivent être évalués en fonction de l’époque et se rattachent à des usages du temps. Mais aucun rabbi n’a affirmé que la guérison accomplie est le signe de la présence du Royaume de Dieu sur Terre. Les miracles ont continué à être racontés car ils proclament que la souffrance n’est pas une fatalité et encore moins une sanction divine. L’historien note donc l’originalité de l’activité de ce prédicateur qui est reconnue par Flavius Josèphe et ses contemporains. « Le Royaume des cieux » est au centre de son enseignement, repris 65 fois dans les évangiles. Il correspond à ce qu’attend tout le monde en Israël avec un degré variable de fébrilité : la fin du monde et la venue du Dieu-roi ou de son représentant. Jésus utilise l’outil pédagogique de la parabole (au moins 43 paraboles dans les évangiles), ce qui est novateur car nous ne possédons de paraboles rabbiniques qu’après 70. Une parabole est un petit récit de fiction qui emprunte une réalité connue des auditeurs et comporte un signal de transfert de sens sur un autre plan que la réalité. Elle utilise un langage détourné et les codes métaphoriques de la culture juive et surtout elle fait choc. Elle construit un nouveau regard sur la réalité. L’auteur qualifie Jésus de poète du Royaume car ses paraboles touchent les auditeurs, qu’elles soient une parabole-évidence comme celle de la graine de moutarde ou une parabole-événementielle qui tire son récit de la vie sociale, celle du fils prodigue accueilli alors qu’il est pêcheur.
Le XXe siècle voit dans la recherche sur Jésus un changement de paradigme : la nécessité de revisiter la judaïté du maître et donc la séparation entre le judaïsme et le christianisme qui a été plus tardive qu’on ne le pensait. Imputer à Jésus la création d’une nouvelle religion est tout simplement anachronique. Il faut donc tenir compte de sa totale appartenance au judaïsme palestinien et ses conflits. Pour ce croyant juif, la Torah va de soi. Il ne la remet pas en cause mais il en discute l’interprétation comme le fait de guérir un jour de shabbat. Dans les débats avec les rabbis, le kelal (signifie au nom d’un principe supérieur) du Nazaréen est la souffrance d’autrui. D’ailleurs l’originalité de la sagesse de Jésus est dans sa définition du prochain et par la force de frappe qu’il donne au commandement de l’amour qu’il assimile à l’amour requis par Dieu. Il refuse la loi du talion supposée canaliser la vengeance et veut rompre avec la spirale de la violence. Tout comme les paraboles, la réinterprétation de la Loi configure un monde où l’amour illimité de Dieu pour ses créatures rend l’humain capable d’aimer jusqu’à ses adversaires. Jésus affirme aussi l’inutilité des codes alimentaires et des craintes de souillures par contacts personnels. Il déplace le lieu de pureté en reliant l’individu à ses gestes et ses paroles qui décide de sa pureté et de sa souillure. Son arrivée déclenche la pratique de la communion où il côtoie des malades « impurs ». Les repas de Jésus sont des lieux de sainteté partagée qui préfigurent le Règne accueillant et divin. Au nom du Dieu biblique de l’élection et de la Loi, qu’il nomme père, lui l’enfant mamzer devient un modèle de sagesse.
Flavius Josèphe affirme que Jésus a captivé les foules par ses miracles et par sa parole. Ce dernier est entouré du cercle des « Douze », puis de disciples et de sympathisants, hommes et femmes. Certains deviennent nomades et d’autres restent sédentaires. Certains sont appelés à quitter leur milieu social et à orienter leur vie par la suivance du maître qui seul décide. Jésus agit ici comme un prophète. Il dote ses disciples de son message eschatologique et de son pouvoir thérapeutique en leur imposant un extrême dénuement, car ils doivent incarner le Royaume sur Terre, une contre-société où les rapports de domination sont remplacés par les rapports de fraternité. On comprend la réprobation et l’indignation que peut soulever une telle démarche chez les juifs. Jésus constitue un cercle de douze homme à l’image des douze tributs d’Israël (Simon-Pierre, André son frère, Jacques et Jean fils de Zébédée, Philippe, Barthélémy, Matthieu, Thomas, Jacques fils d’Alphée, Simon le Cananéen et Jacques Iscariote). On devrait les appeler les « envoyés » mais selon l’usage il est préférable de garder le nom de « disciples ». A l’époque, il n’a échappé à personne que les douze reconstituaient le nouvel Israël, le noyau de la nouvelle réalité du Règne.
L’enseignement du Nazaréen entre en compétition avec les sectes juives car il défend une autre lecture de la Loi et une autre vision d’Israël axées sur la sainteté inclusive. Personne avant lui ne s’est autorisé une telle liberté autant qu’il justifie son interprétation, non sur les écritures, mais par le « je ». Il dit que les péchés sont pardonnés et il prend la place de Dieu pour le déclarer. Il emploie la formule « en vérité (amen) je vous dis » qui est une de ses inventions linguistiques que l’on pourrait traduire comme « parce que c’est moi qui vous le dis ». Il met en place l’autorité non dérivée de sa propre parole. Il demeure inclassable dans son milieu. Ainsi il use du titre de « Fils de l’homme » et il se déclare plus qu’un prophète. Les noms de Seigneur et de Fils de Dieu lui seront attribués après Pâques. Quant au titre de Messie, Jésus s’en tient à distance à cause de sa dimension guerrière et nationaliste. Ses amis parlent de lui en étant le Messie souffrant. Jésus lui-même n’a pas dit qui il était mais il a fait qui il était.
La mort de Jésus a vu naître deux courants de pensées dans la civilisation occidentale : le christianisme et l’antisémitisme. L’élite sacerdotale et laïque de la région est représentée par les Sadducéens qui portent directement la responsabilité de la mort violente du Nazaréen à Jérusalem. Il n’a sans doute pas été condamné pour blasphème même si ce délit a été évoqué pour le faire comparaître devant Ponce Pilate, toujours prêt à rétablir l’ordre public. La véritable faute de Jésus est d’avoir outragé le Temple par un geste violent. Il s’agit d’un acte symbolique à la manière des prophètes sur le parvis des païens, première cour du temple, où s’opèrent les achats d’animaux pour les sacrifices. Il est un sas protecteur qui assure la pureté du Temple. Jésus tente de bloquer cette procédure et il démontre ainsi que Dieu est présent pour tous sans discrimination. Il est dénoncé comme agitateur public et le préfet romain ordonne son exécution par crucifixion. La sentence est appliquée le vendredi 7 avril 30, un jour de sabbat, la veille de la fête de la Pâque juive. Mais pourquoi Jésus est-il parti à Jérusalem ? Comme tout juif pratiquant, il est normal qu’il aille en pèlerinage dans la ville sainte montrant ainsi une stratégie d’expansion de son annonce du Règne de Dieu. Il a voulu proclamer sa conviction au lieu le plus saint d’Israël. Pourtant connaissant la fin de son maître Jean le Baptiseur, Jésus n’ignore pas le sort fait aux prophètes. Historiquement, on pense qu’il a orchestré son entrée et qu’il n’a pas refusé une ovation messianique de la foule. Arrêté au jardin de Gethsémani (qui signifie « pressoir à huile ») par la trahison de Judas pour 30 deniers (ce qui correspond au prix d’un esclave étranger), il comparaît au sanhédrin. Ridiculisé comme prophète, il est condamné car il a franchi une ligne rouge en s’attaquant au Temple, ce qui explique aussi qu’il est lâché par la foule. C’est cette pression populaire qui a décidé Ponce Pilate à le livrer au supplice extrême de la croix, normalement réservé aux crimes capitaux et appliqué aux étrangers et aux esclaves. La mort de Jésus n’a d’extraordinaire que sa rapidité qui a surpris. Le corps a été enseveli rapidement, proche du lieu du supplice, car la Pâque approchait. Au lendemain de sa mort, les disciples terrorisés retrouvent assez de courage pour fonder une petite communauté. Pour l’auteur, il s’agit de visions ou d’expériences visionnaires dans un autre monde, qui ont retourné des témoins capables de braver les autorités pour affirmer que Jésus est le Messie envoyé par Dieu et attendu par Israël. Si chacun est libre de ratifier ce sens théologique, des visions seraient historiquement indéniables.
« Jésus après Jésus » présente la croyance en sa résurrection qui reconditionne la lecture d’événements de sa vie et le destin de Jésus dans les trois grands monothéismes. La première interprétation de la vie et de la mort a été la foi dans sa résurrection. Pour les chrétiens, Pâques scelle l’approbation divine sur ce qu’il fut de son vivant. Les nombreux écrits dont les évangiles extra-canoniques ont pour objet de sacraliser la mère, raconter l’enfant de Jésus, développer une sagesse pour les initiés. Ils témoignent de l’extrême diversité des auditeurs. La réception juive du prophète montre l’histoire pathétique de la haine entre le christianisme et le judaïsme au fil des siècles. Jusqu’au VIIIe siècle, les rabbis parlent peu de Jésus ou le traite de rabbi dévoyé. Une chape de plomb s’exerce. Le Talmud est censuré par les chrétiens. Le dégel intervient vers 1970, où les juifs s’investissent dans la lecture des évangiles. Dans l’islam, imaginer un être divin à côté du Dieu unique Allah est inconcevable. Jésus devient un grand prophète et non le fils de Dieu. Sa mort sur la croix serait un simulacre. Il est reformaté en prophète de l’islam, précurseur de Mahomet. Daniel Maguerat conclut que le Nazaréen devient un bien commun des trois monothéismes. Il le présente comme une figure offerte au dialogue interreligieux. Atteindre au plus près le Jésus historique demeure une tâche permanente pour les chercheurs comme les croyants.
Cet ouvrage d’une lecture passionnante permet de répondre historiquement aux questions que se posent ceux qui s’intéressent aux religions. Les professeurs du secondaire qui doivent expliquer dans leur classe « le fait religieux », devraient y puiser bien des réponses…