Compte rendu réalisé par Sarah Pereira, étudiante en hypokhâgne (2022-2023) au lycée Claude Monet de Paris dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.

  

Présentation

Villa-Lobos à Paris, est une œuvre d’Anaïs Fléchet, historienne, maître de conférences à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, directrice adjointe du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines et membre de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur les circulations musicales dans l’espace atlantique, le rôle de la musique dans les relations internationales et l’histoire des festivals. Elle a notamment publié Si tu vas à Rio… La musique populaire brésilienne en France en 2013 ou encore dirigé des numéros de revues tels que « Musique et politique en Amérique latine au XXe siècle » du périodique Nuevo Mundo. Mundos Nuevos en 2015

Villa-Lobos à Paris rend compte de l’arrivée, en 1923 à Paris, de Villa-Lobos, compositeur brésilien issu d’une famille de la petite bourgeoisie, né à Rio de Janeiro en 1887, ainsi que de son œuvre et ses conséquences sur l’histoire des relations culturelles entre le Brésil et la France. Anaïs Fléchet montre à quel point la musique de cet artiste fut perçue et reçue comme une véritable révélation d’un nouveau monde sonore. L’objet de son livre étant de rechercher et d’exposer de façon complète les empreintes musicales laissées par Villa-Lobos dans le paysage de la musique française. Elle propose, dans son ouvrage constitué d’une introduction, de six chapitres et d’une conclusion une approche historique des échanges musicaux afin de comprendre et expliquer le succès quelque peu révolutionnaire et croissant des musiques brésiliennes en France depuis le XIXe siècle.

Anaïs Fléchet commence son œuvre  par une introduction où elle rappelle les moments essentiels de la vie de Villa-Lobos et où elle expose les grandes lignes de son propos, ainsi que l’objet principal de son livre. Dans ses deux premiers chapitres, l’autrice s’intéresse aux moyens mis en œuvre par le compositeur pour conquérir Paris. Dans le troisième chapitre, elle nous parle du succès rencontré par Villa-Lobos à Paris. Le chapitre suivant analyse la nature de son succès en interrogeant la presse française des années 1920. Enfin, les deux derniers chapitres sont consacrés aux structures de sociabilité, réseaux et transferts culturels en s’intéressant à l’intégration de Villa-Lobos au milieu musical pour interroger son génie stratégique et en examiner les conséquences sur les échanges musicaux entre le Brésil et la France. Tout au long de l’ouvrage, Anaïs Fléchet enrichit son propos à l’aide de divers documents (images d’archive, articles, statistiques, témoignages) qu’elle insère dans ses différents chapitres afin d’appuyer et illustrer sa thèse. À la fin du livre se trouve une conclusion où l’autrice rappelle l’importance du rôle qu’a joué Villa-Lobos dans les échanges culturels entre la France et le Brésil, ainsi que les traces qu’il a laissés dans l’histoire de la musique. Enfin, des annexes regroupent les différentes œuvres de Villa-Lobos exécutées à Paris entre 1921 et 1930, un article de La Revue de France datant de janvier 1928 intitulé « Heitor Villa-lobos présenté par Florent Schmitt », ainsi qu’un entretien de Villa-Lobos avec Jules Casadesus dans Le Guide du concert et du théâtre lyrique datant de juin 1930. Les sources utilisées par l’autrice sont principalement des livres généraux dédiés à l’histoire du Brésil, comme Histoire du Brésil de R. Marin et B. Bennassar. Puis, elle utilise plusieurs œuvres réservées à des études sur Heitor Villa-Lobos ainsi que sur la vie musicale au Brésil, comme O violão azul : modernismo e música popular de S.C. Naves, et sur la vie culturelle et musicale à Paris. Enfin, elle s’appuie sur des ouvrages portant sur les échanges culturels entre la France et le Brésil, ainsi que divers témoignages comme celui de P. Le Flem “Na lembrança de Villa-Lobos”.

 

Résumé

Le premier chapitre nous présente le commencement de la carrière musicale de Villa-Lobos et ce qui l’a encouragé à conquérir Paris. Tout commence dans les années 1910, sans diplôme, mais issu d’une famille de la petite bourgeoisie, le compositeur est repéré pour ses talents d’instrumentiste et se voit engagé comme violoncelliste dans la Société des concerts symphoniques. Initié à la musique classique par son père ainsi qu’aux musiques populaires par la fréquentation des chorões (groupes de musiciens des rues), Villa-Lobos se démarque vite de la musique de son temps en s’inspirant de musiciens venus de différentes régions du monde, il se présente tel un musicien d’avant-garde. Par conséquent, il se retrouve au cœur de débats entre modernistes et conservateurs et doit faire face à des difficultés financières. Ce contexte d’une difficile affirmation au Brésil laisse à penser que c’est la raison pour laquelle le jeune brésilien s’est envolé pour Paris en 1923, centre musical de l’Europe, dans l’espoir d’y révéler son œuvre. Paris, à l’inverse de Rio de Janeiro durant les années 1920, constitue dans l’imaginaire brésilien le lieu de formation et de création musicale où les œuvres sont jouées et où le public ne rejette pas la nouveauté. De ce fait, peu après son arrivée à Paris, la ville offre à Villa-Lobos la possibilité de présenter ses œuvres et de s’insérer sur la scène musicale internationale. Au printemps 1930, Villa-Lobos organise deux nouveaux festivals de ses œuvres. Salle Gaveau, il dirige une rétrospective de ses pièces les plus marquantes dont les Danses des Indiens métis du Brésil et Le Chóros n° 8.

Dans le deuxième chapitre, Anaïs Fléchet s’intéresse à l’arrivée à Paris de Villa-Lobos et à la façon dont le public le reçoit. Elle s’appuie sur deux documents statistiques, le premier réunissant les données relatives aux concerts parisiens des années 1920 dans lesquels est jouée l’œuvre du compositeur. Le second présente les données relatives aux articles de presse consacrés à Villa-Lobos à la même époque. On constate alors que le nom du compositeur figure dans cinquante-six concerts au programme, ce qui souligne le dynamisme musical du Paris des années 1920 et manifeste l’intérêt des musiciens et du public pour sa création. L’arrivée du compositeur dans la capitale éveille la curiosité du monde musical en ses diverses composantes. Villa-Lobos bénéficie d’une large présentation de son œuvre. Près de cent quarante articles sont réservés au compositeur entre 1920 et 1930. Ainsi, le musicien se voit mentionné entre 1928 et 1930 dans des anthologies; des chroniques élogieuses, dans des ouvrages généraux sur la musique, ce qui montre alors que l’œuvre de Villa-Lobos est bien reçue en France. La critique y reconnaît le talent, la puissance et l’originalité du compositeur. Parti à Paris pour être « compris » et « reconnu », Villa-Lobos atteint son but. La capitale française devient le point de départ d’une carrière internationale. Son œuvre originale, qui mêle aux systèmes harmoniques européens des éléments du folklore brésilien, explique l’intégration réussie de l’homme au milieu musical parisien, l’adéquation entre ses propositions esthétiques et les attentes du public français.

Le troisième chapitre est consacré au succès rencontré par Villa-Lobos à Paris, qui plaît surtout en raison de son œuvre teintée d’exotisme et de primitivisme, inspirée d’éléments folkloriques. Il apparaît comme une révélation. Sa musique est valorisée pour son originalité attribuée à son origine géographique. En effet, ce dernier est vu comme le représentant du Brésil, sa création est « émanation du Brésil », de sa nature et de son peuple métis. Anaïs Fléchet reprend de nombreux termes utilisés dans les articles de presse des années 1920, faisant l’éloge des compositions de Villa-Lobos, elle constate que les critiques utilisent souvent une métaphore végétale pour décrire l’œuvre du compositeur qui est perçu comme traducteur de la nature de son pays mais aussi l’âme d’un peuple métis indien, latin et africain. Les années 1920 constituent un tournant dans les relations littéraires et culturelles entre le Brésil et le France, par conséquent  la place accordée à Villa-Lobos dans la presse musicale française des années 1920 est tout aussi emblématique du processus de construction française d’une altérité brésilienne. Villa-Lobos plaît avant tout parce qu’il est autre, il révèle un autre continent, un autre pays, il s’oppose aux musiques européennes. Ainsi, pour décrire son œuvre, les critiques utilisent « la rhétorique de l’altérité ».

Anaïs Fléchet dans le quatrième chapitre, analyse la nature du succès rencontré par le compositeur et interroge la presse des années 1920. La musique de Villa-Lobos est souvent qualifiée « d’art sauvage » ou encore de « poésie barbare », son œuvre permet une réactualisation du mythe du bon sauvage. En effet, l’artiste, n’est jamais considéré comme un barbare méprisable ou un être inférieur, l’adjectif « sauvage » qu’on lui attribue plus ou moins directement possède une valeur positive, on parle souvent de son œuvre comme une « noblesse primitive ». La presse le voit aussi comme un aventurier et autorise une relecture du mythe de l’explorateur qui, à la lumière des années 1920, lui attribue en même temps le rôle d’ethnologue. Villa-Lobos s’est beaucoup intéressé au folklore brésilien et plus particulièrement aux musiques traditionnelles indiennes. Sous la plume des critiques français, le musicien revêt deux figures mythiques paradoxales : le sauvage et l’aventurier. Il est à la fois celui qui découvre, celui qui est découvert, celui qui révèle et celui qui est révélé. La réception de l’œuvre de Villa-Lobos en France dans les années 1920 se fait ainsi sous le signe de l’altérité, de l’exotisme et du primitivisme. L’œuvre répond aux attentes du public français, à celles de la critique musicale parisienne de l’époque. Le compositeur sait jouer de ces attentes. L’ampleur de son succès se comprend principalement au travers des termes utilisés dans la presse français des années 1920 : nature, lutte, exotique, primitif, grandiose.

Le  chapitre cinq décrit surtout les processus d’intervention sociale mis en œuvre par Villa-Lobos, artiste étranger arrivé à Paris. On apprend que le compositeur, très sociable, multiplie les rencontres dès 1924. Paris est pour lui un lieu de rencontres, d’amitiés et d’échanges musicaux. À partir de 1927, Villa-Lobos organise tous les dimanches des réunions chez lui place Saint-Michel. Il y invite amis et connaissances à déjeuner dans une ambiance chaleureuse et musicale. L’atelier de la peintre brésilienne Tarsila do Amaral, situé rue à Montmartre, constitue un second lieu de rencontre pour Villa-Lobos. Des artistes brésiliens liés au modernisme, ainsi que l’avant-garde artistique parisienne, se réunissent pour des déjeuners typiques : les feijoadas. Les témoignages évoquent aussi la présence de Villa-Lobos dans les salons parisiens des années 1920. Figurent ainsi, parmi les connaissances et amis de Villa Lobos, tous les grands noms du Paris artiste des années 1920: en peinture, dont Pablo Picasso, en littérature comme Jean Cocteau. En 1929, Villa-Lobos organise une série de concerts à Rio de Janeiro et São Paulo, en compagnie de João de Souza Lima et Maurice Raskin. C’est l’occasion pour le compositeur de se présenter comme ambassadeur de la musique française dont l’influence transparaît dans ses œuvres. L’artiste a su participer à la construction d’un important réseau musical franco-brésilien, lui ayant permis d’obtenir une meilleure reconnaissance de ses œuvres au Brésil et de renforcer des amitiés musicales parisiennes.

Le dernier chapitre aborde les stratégies établies par Villa-Lobos, lui ayant permis de s’affirmer, lui et son œuvre. La stratégie du médiateur est pour le compositeur la plus efficace : il faut constituer des réseaux entre la France et le Brésil. En consolidant à la fois amitiés françaises et échanges, voyages musicaux entre les deux pays, Villa-Lobos a parfaitement su s’intégrer et se faire aimer de tous. Anaïs Fléchet nous parle alors d’un autre compositeur important, Darius Milhaud, qu’elle compare au musicien brésilien. Ainsi, en France comme au Brésil, l’œuvre de Villa-Lobos est associée à celle de Darius Milhaud, les deux compositeurs symbolisant les échanges musicaux entre les deux pays. Darius Milhaud fait la connaissance de Villa-Lobos en 1917 à Rio de Janeiro. Tous deux participent à l’avant-garde musicale dont ils deviennent des figures d’exemplaires : Villa-Lobos en tant qu’émanation d’un Brésil sauvage, Darius Milhaud en tant que membre du groupe des Six, grand ami de Jean Cocteau et compositeur de La Création du monde. Si l’œuvre de Villa-Lobos a conquis la ville lumière, c’est parce qu’il a su faire valoir son projet par une rapide intelligence des sociabilités musicales, ce qui a fait de lui une figure du métissage, un passeur culturel entre le Brésil et le France.

 

Appréciation

Cette œuvre raconte l’histoire d’un compositeur brésilien ayant réussi à affirmer un pays métis dont la diversité ethnique et culturelle signe paradoxalement l’identité nationale, ainsi qu’un nouveau monde sonore inspiré de traditions indiennes et africaines. Anaïs Fléchet montre bien que la musique de Villa-Lobos est vue comme une grande révélation ayant participé à la construction française d’une altérité brésilienne. Le livre met en valeur l’importance de la connaissance d’une diversité stylistique et culturelle en musique dans l’œuvre d’un créateur, ce que Villa-Lobos a parfaitement su faire, comme nous le raconte Anaïs Fléchet, grâce à de nombreux témoignages, articles de presse, documents statistiques et images d’archives qui permettent d’illustrer ses propos, ainsi que l’immense succès rencontré par le compositeur. Cet ouvrage offre de manière synthétique une analyse intéressante de l’impact de la musique sur la culture et de la façon dont les artistes peuvent fusionner des influences pour créer quelque chose de nouveau et de puissant. Il offre également un aperçu fascinant de la vie culturelle de Paris dans les années 1920 et 1930. Le livre permet aussi de se questionner sur les mythes du « bon sauvage » et de l’aventurier dans cette première moitié du XXe siècle. En effet, si la musique de Villa-Lobos était vue comme exotique et que l’adjectif « sauvage » la qualifiait de manière positive, c’est parce qu’il était blanc. Nous pouvons nous demander si un homme noir venu du Brésil, essayant de faire valoir la richesse, la diversité culturelle ainsi que le métissage de son pays, aurait pu rencontrer un succès identique et si son « exotisme » n’aurait pas été un moyen de le stigmatiser. En effet, le livre souligne le fait que le terme « exotique » ou encore l’appellation « compositeur brésilien » sans cesse donné à Villa-Lobos, pouvaient sembler réducteur à l’égard de ses compositions et du Brésil. Mais il démontre surtout que le compositeur cherchait justement à alimenter cette image et qu’elle était un moyen de réactualiser les mythes du bon sauvage et de l’aventurier. Ce qui était évidemment bien plus simple pour Villa-Lobos, qui ne possédait aucun trait physique d’amérindien, d’en tirer profit. Il est dommage que l’œuvre n’insiste que très peu sur cette question.