Allemagne, « an zéro ». Au milieu des ruines de Berlin, de Fribourg-en-Brisgau ou de Hambourg, après douze années de nazisme, vient le temps de l’épuration, des vérités « à mi-dire »Jacques Lacan, des mensonges à co-construire et des secrets à enfouir. En cette année 1945, cette société de l’effondrement, sonnée par la défaite et paupérisée par la guerre, va devoir se confronter à la politique de dénazification. C’est cette histoire et ces expériences de dénazification dans une Allemagne divisée en quatre zones d’occupation puis, à partir de 1949, en deux Etats distincts, que l’ouvrage d’Emmanuel DroitProfesseur d’histoire contemporaine à Sciences Po Strasbourg, Emmanuel Droit est spécialiste de l’histoire de la RDA et de la guerre froide. Il a notamment publié Les Suicidés de Demmin. 1945, un cas de violence de guerre (Gallimard, 2021) et 24 heures de la vie en RDA (Puf, 2020) se propose d’analyser de manière très fine. L’objectif, au départ, est de s’assurer que la refondation de la future Allemagne ne soit pas sabordée par d’anciens nazis zélés, condition indispensable de la construction d’un nouvel Etat démocratique. Si les bourreaux sont traqués, ici ce sont les responsabilités politiques ordinaires sous le IIIe Reich qui intéressent.
L’auteur réussit à articuler le passé nazi avec le présent de l’après-guerre pour faire de la dénazification un véritable objet historique en s’intéressant aux expériences personnelles et collectives. Pour cela, cette enquête minutieuse s’appuie sur les archives fédérales, régionales et municipales ainsi que sur des témoignages personnels qui permettent de reconstruire un « monde complexe tramé de vérités plus ou moins authentiques ». Les détails « doivent non seulement donner de la chair à un processus bureaucratique massif qui tend à effacer (voire à noyer) l’individu dans les statistiques, mais ils constituent, par leur présence, le point de départ d’une analyse plurielle ». Ces expériences vécues par des Allemands ordinaires forment en fait non pas une dénazification qui serait uniforme mais bien une addition de dénazifications.
La résurgence du terme
Les deux premiers chapitres reviennent le terme de dénazification qui semble avoir fait son retour sur la scène médiatique au travers d’un certain discours politique, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine. En effet, par des artifices de propagande, la Russie poutinienne instrumentalise le terme afin de criminaliser l’Etat ukrainien. En réalité, la dénazification semble avoir toujours hanté les champ politico-médiatique et historiographique allemands par de successives vagues mémorielles mais avec une constance : sa dimension négative ancrée dans la mémoire collective.
1945, « l’année 0 »
Le chapitre 3 revient sur 1945, « l’année 0 », et nous replonge au milieu des ruines et au cœur de la société de l’effondrement. Pour l’auteur, le déblaiement des gravats de 1945 à 1947, n’est pas un décor ou une simple contextualisation du sujet mais bien une première forme de condamnation et de punition.
La réalité déconcentrée de la politique de dénazification
Les chapitres 4 et 5 abordent la « réalité déconcentrée » de la politique de dénazification à l’échelle de chacune des 4 zones d’occupation. La volonté est d’abord américaine : orientations générales, schémas directeurs, directives à vocation uniformisante. Si chaque puissance d’occupation a conduit sa politique épuratoire sur la base de ses intérêts propres et de son analyse du nazisme, la lecture de l’ouvrage permet d’opposer la rigueur punitive et transformatrice des Américains et des Soviétiques au pragmatisme des Britanniques et des Français. Emmanuel Droit démontre aussi que si la logique de guerre froide à eu tendance à insérer la dénazification dans une logique de confrontation Est-Ouest, la géographie mentale des Allemands est tout à fait différente : pour eux, la séparation n’est pas Est/Ouest mais vainqueurs/vaincus. Enfin, une dénazification différenciée a permis de laisser en place ou de réintégrer d’anciens nazis, « plutôt par anticommunisme du côté américain, et par pragmatisme du côté soviétique ».
La dynamique d’amnistie
Le chapitre 6 souligne l’existence d’une dynamique d’amnistie en parallèle de la politique épuratoire mais avec une chronologie différenciée dans le temps et selon les secteurs d’occupation. La politique d’amnistie visait à faire oublier le passé politique de nombreux Allemands afin de « faciliter leur intégration via une conversion silencieuse à la démocratie libérale ou socialiste permettant une adhésion a minima au nouvel ordre politique ».
Le questionnaire
Celui-ci incarne l’ambition bureaucratique d’épurer la société allemande en chassant les nazis des fonctions administratives, économiques ou éducatives, est détaillé dans le chapitre 7. Si c’est le modèle américain, dont les origines remontent à la campagne alliée en Italie, qui s’est imposé dans la mémoire collective, des versions légèrement différentes ont circulé dans les 4 zones d’occupation. Au départ, ce sont 6 pages, 10 chapitres et 131 questions qui doivent cerner au plus près le degré d’engagement des Allemands dans l’appareil nazi. Ce sont au final 16 millions de questionnaires qui sont produits et distribués dans les trois zones d’occupation de l’Allemagne de l’ouest, dont 13 millions par les Américains. En août 1945, un modèle standardisé est conçu , il se compose de 5 pages et de seulement 34 questions. Le questionnaire, quelque soit sa forme, doit permettre de répondre aux questions suivantes : qui a été un activiste nazi et quel a été son degré de compromission avec le régime national-socialiste ? Se confronter au questionnaire est donc un véritable face à face avec sa conscience qui, une fois complété, devient une « fiction narrative » devant permettre de se justifier. Cet outil a d’abord été ressenti comme l’affirmation bureaucratique et triomphante d’une justice des vainqueurs et a donc été largement critiqué et remis en question. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le taux de questionnaires falsifiés ne semble pas dépasser les 10%.
Le rôle des commissions et des enquêteurs
Il est analysé dans les chapitres 8 et 9. Les autorités d’occupation n’ayant pas les ressources humaines suffisantes afin d’encadrer la dénazification, elles délèguent rapidement cette tâche à des commissions composées de citoyens allemands bénévoles ordinaires, des « démocrates » ou des « antifascistes ». Ce bénévolat met en relief des valeurs morales profondes dans la mesure où cette activité n’apporte peu ou pas d’avantages matériels ou professionnels et que les conditions d’exercice sont difficiles. Si les directives sont la plupart du temps respectées et suivies, l’auteur souligne quelques rappels à l’ordre notamment pour les militants communistes historiques jugés trop sévères. Le rôle essentiel des femmes qui ont été secrétaires et sténographes n’est pas oublié. Ces deux chapitres soulignent bien que la dénazification ne se résume pas à une simple procédure bureaucratique mais qu’elle est aussi une interaction entre les bénévoles politiques et les personnes à évaluer. Elle met en jeu « des interactions sociales asymétriques » et se situe donc au croisement de deux logiques contradictoires.
Les personnes condamnées
Le chapitre 10 s’intéresse à la réalité vécue par les personnes condamnées, ceux qui se considèrent comme des parias. Après le temps de la sanction prononcée, une communauté de victimes se cristallise autour de la dénonciation d’une procédure jugée arbitraire ou injuste qui les a stigmatisé et mis à l’écart temporairement ou définitivement de tel ou tel métier. Ces personnes mettent en place différentes stratégies afin d’être réhabilitées : en apportant aux autorités des éléments/pièces (difficile du fait des destructions), par le bouche à oreille, via la presse ou grâce à des lettres de recommandation. Pour l’auteur, ils développèrent des « mécanismes de distanciation » par rapport au nazisme, en partie pour éluder la question de la responsabilité.
Délégitimer et de dénoncer la dénazification, l’attitude des Egilses et des juristes
Les chapitres 11 et 12 abordent la manière dont les Eglises et les juristes usèrent de leur autorité et compétences afin de délégitimer et de dénoncer la dénazification. Si les Eglises s’engagent dans une véritable « croisade », c’est à la fois par peur d’une révolution portée par les communistes mais aussi afin de ne pas se confronter elles-mêmes à la question de la responsabilité du fait de leurs accommodements et compromissions avec le nazisme. Un vague mea culpa laissera vite la place à une attitude visant à forger un mythe résistantialiste et à se présenter comme les défenseurs du peuple allemand. De nombreux juristes comme Otto Koellreutter ont eux tenté de « justifier l’injustifiable »Olivier Jouanjan afin de légitimer « la loi du sang »Johann Chapoutot. Ils ont voulu défendre un droit völkisch qui tournait le dos à la tradition de droit positiviste allemand du XIXe siècle. Ces positions portées par l’Eglise et certains juristes contribuèrent, dans la continuité de l’idéologie nazie, à véhiculer cette idée que l’unité du peuple allemand était menacée par des éléments extérieurs.
Le processus de dénazification
Enfin, les deux derniers chapitres permettent d’analyser le processus de dénazification en suivant le parcours de deux Allemands incarnant la compromission de deux mondes, celui de la culture et celui de la politique. Le procès de Veit Harlan, le célèbre réalisateur du film Le Juif Süss, devait trancher la question de sa responsabilité. Son film est-il une simple œuvre historique ou alors un véritable plaidoyer politique ? Veit Harlan est-il un carriériste immoral ou alors un simple exécutant de Goebbels et donc une victime de la dénazification ? Relaxé, il restera entaché de la marque de « favori » du régime nazi. Le procès de Oskar von Hindenburg, le fils du dernier président de la République de Weimar, visait davantage à savoir comment l’Allemagne était devenue nazie et qu’elle avait été la part de responsabilité politique des élites conservatrices.
La dénazification – Posthistoire du IIIe Reich est un travail d’historien sérieux et rigoureux qui repose sur l’utilisation et le croisement de nombreuses sources tout en s’inscrivant dans la lignée de travaux scientifiques qui ont déjà commencé à explorer le sujet. Emmanuel Droit démontre et analyse la multiplicité et la diversité de la dénazification, loin de l’image d’Epinal d’une simple entreprise bureaucratique inefficace. Certes incomplète, imparfaite voire parfois injuste et violente par sa symbolique, elle consiste bien en une véritable expérience, individuelle et collective, vécue par de multiples acteurs selon une géographie et une temporalité plus complexe qu’il n’y parait.