Il n’est plus utile, notamment sur le site des Clionautes, de présenter Christian Grataloup. De nombreux comptes-rendus ont été publiés sur ses ouvrages. Ce géohistorien, professeur émérite à Paris VII-Diderot vient de publier Vision(s) du Monde. Histoire critique des représentations de l’Humanité chez Armand Colin dans la collection Le Temps des Idées. Ce dernier ouvrage doit être lu en miroir de celui paru l’année dernière Le monde dans nos tasses. Trois siècles de petit déjeuner, toujours chez le même éditeur.
Dès l’avant-propos, le mot-clé du livre est donné : Métagéographie. Dans son glossaire, Christian Grataloup définit ce terme comme « un découpage du niveau mondial en grands ensembles permettant de le lire » (page 224) et en donne des exemples : les continents, les océans, les régions supranationales, les aires de civilisations, les découpages binaires (Nord/Sud, Est/Ouest, Orient/Occident). Ce livre analyse les relations entre toutes ces représentations. Le terme « métagéographie » est apparu en 1997 sous les plumes de Martin W. Lewis et Kären E. Wigen (The Myth of Continents : A critique of Metageography, University Of California Press).
1-Les métagéographies ont une géohistoire.
Ces visions du monde ont une histoire et une géographie et l’intérêt du livre est justement de rappeler leur genèse spatio-temporelle. Les chapitres 2 à 4 interrogent l’histoire du principal découpage métagéographique à savoir le couple Nord / Sud. Cette opposition apparaît en 1980 à la suite du rapport de la Commission indépendante sur les problèmes de développement international mise en place en 1977 par Robert McNamara et présidée par Willy Brandt (d’où le nom de « Commission Brandt »). Le titre du rapport est Nord-Sud : un programme de survie. Progressivement, cette division du monde tend à remplacer une autre plus ancienne, née après la Seconde guerre mondiale, à savoir celle de Pays développé / Pays en développement. Comme le souligne l’auteur, on passe d’une vision diachronique, évolutionniste en terme de stade de développement à une vision statique, synchronique en terme de situation. On peut relever que l’apparition d’une nouvelle lecture en pays émergents/ pays émergés vient rebattre les cartes et réintroduit une dynamique temporelle évolutionniste en stade (pays non émergés – pays émergents – pays émergés) dans les représentations cartographiques du monde.
2-Les représentations cartographiques des métagéographies.
Les métagéographies structurent, organisent nos planisphères de manière non conscientisée pour la plupart d’entre nous. L’image la plus courante de ces métagéographies est celle des continents et des océans, image donnée à voir dès le plus jeune âge à nos écoliers. Les noms de ces espaces n’ont rien de naturel mais au contraire sont bien des constructions sociales dont l’auteur retrace la genèse.
Par exemple, le couple Nord/Sud a été représenté dès les années 1960 par un planisphère divisé en deux par une ligne délimitant de façon quantitative le monde, les pays riches au « Nord », les pays pauvres au « Sud ». Malgré les évolutions économiques récentes, cette pensée « par ligne » est encore bien présente dans notre façon de penser le monde et de l’enseigner.
3- Les métagéographies ou la fabrique de vulgates scolaires.
Les métagéographies deviennent des objet d’enseignement, à travers l’écriture des programmes puis celle des manuels scolaires, comme le prouve l’exemple du terme de « Triade » créé par Kenichi Ohmae en 1985. Les caricatures représentant le Monde dans une opposition « Nord/Sud » se retrouvent dans de nombreux ouvrages à destination de l’enseignement.
A la lecture de cet ouvrage, une question insidieuse et lancinante m’est apparue : Comment les programmes scolaires, par leur écriture, me contraignent à enseigner et à renforcer ces visions du monde chez les élèves ? Par exemple, le chapitre de géographie « Répartition de la richesse et de la pauvreté dans le monde » (Thème 1, niveau 5e, cycle IV) indique que même si la « la limite spatiale «Nord-Sud » utilisée depuis les années 1980 pour définir la fracture entre pays riches et pays pauvres est profondément remise en question. », il n’en reste pas moins qu’il faut analyser à « l’échelle du monde, […] de profondes inégalités, opposant des Nords à des Suds ».
Ce que souligne l’auteur, c’est que sans mise en perspective historique, en enseignant des « sociétés sans [leur] histoire » (Christian Grataloup), on risque de renforcer ces visions du monde, d’essentialiser les espaces de pauvreté. L’ouvrage met en garde contre une naturalisation des découpages géographiques et des inégalités spatiales. Pour lutter, contre cela il est nécessaire, notamment dans l’enseignement, de (re)mettre de la dynamique temporelle dans les faits géographiques.
Faut-il découper le Monde en tranches ?
En s’inspirant du titre de l’ouvrage de Jacques Le Goff (2014), Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches?, le livre de Christian Grataloup pourrait très bien avoir ce sous-titre tant la réflexion sur les découpages géographiques en constitue l’ADN scientifique.
A cette question, la réponse est évidemment oui, ne serait-ce que pour se repérer dans l’espace. Il faut « faire avec les héritages » (chapitre 6), sans en être naïf. Mais après plusieurs chapitres passés à critiquer, relativiser et déconstruire les représentations métagéographiques, Christian Grataloup a le courage de proposer une autre métagéographie à l’échelle mondiale pour dire le monde : une mappemonde contemporaine s’inspirant de celles du Moyen-Age divisée en un Occident, un Sud et une Asie, mais cette fois-ci « orientée » au Nord (à découvrir page 204).