Le géant américain de la distribution, Wal-Mart, est un marqueur de territoire important, et sa présence est forte dans tous les paysages de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « Amérique profonde ». Malgré l’omniprésence des débats sur la mondialisation ou sur le modèle américain, la firme, son enseigne et ses modes de fonctionnement sont relativement peu connus en France. Le nom même de Wal-Mart est sur une bonne partie de la planète un symbole majeur de la globalisation, au niveau de notoriété de Coca Cola ou Mac Do. Le palmarès des performances de la firme donne le tournis : 2,5% du PNB américain, 230 000 containers traversant le Pacifique chaque année, quatre des héritiers de la famille fondatrice figurent parmi les dix hommes les plus riches du monde. Moins réputée que Microsoft, moins symbolique que Mac Do, moins historique que General Motors, Wal-Mart est pour certains la plus grande entreprise du monde aujourd’hui. Si un tel classement reste aléatoire, tant il dépend des critères pris en compte, la firme apparaît surtout comme un modèle de fonctionnement, révélateur de l’économie globale du tournant XX – XXI siècle.

Son gigantisme, sa démesure, son organisation, sa capacité de reproduction et d’adaptation, son management sans pitié ont transformé une entreprise sudiste plutôt banale de l’Arkansas en géant planétaire. Cela valait bien une étude poussée. Ça tombe bien : celle que vient de publier les Prairies Ordinaires, Wal-Mart, l’Entreprise Monde, est particulièrement réussie. L’histoire de Wal-Mart est singulière et intéressante : en quatre décennies, une société familiale de l’Arkansas profond, appuyée sur les valeurs et méthodes en vogue dans la Bible belt, a contribué à faire exploser les modèles fordistes d’organisation du travail, les acquis sociaux du New Deal, de gestion des entreprises, de relations avec le personnel, de réseau de distribution commerciale. Elle a dans le même temps détruit ou contourné l’influence des syndicats, et pesé directement et fortement sur la fixation du niveau des bas salaires. La dimension géographique de la stratégie de Wal-Mart est aussi essentielle : la firme, par ses stratégies territoriales, contribue chaque jour à redessiner les plans de nombreuses villes, accompagnant (et amplifiant ?) en particulier l’étalement urbain. Wal-Mart est aussi un acteur majeur dans la mondialisation. Elle génère et contrôle de considérables flux commerciaux internationaux, au point que les acheteurs/prescripteurs de Wal-Mart ont quasiment rang de diplomates dans nombre de pays, asiatiques en particulier, tant leur influence est déterminante (on parle de « l’empire asiatique de Wal-Mart »).
L’ouvrage, quoique réduit à 120 pages, conformément à l’esprit de la collection, est issu d’un travail collectif publié en 2006 par l’historien américain Nelson Lichtenstein, et intitulé « Wal-Mart : The Face of Twenty-First Century Capitalism ».
Deux des contributions sont traduites et publiées, précédées d’une préface d’une dizaine de pages, véritable introduction. Elle est signée de Dork Zabunyan, qui est plutôt spécialiste de l’image (ou de Deleuze), qui établit au préalable la ligne générale, ce qui permet de mettre en perspective les deux textes qui suivent.
Le premier texte, « Wal-Mart : un modèle pour le capitalisme du XXIe siècle » est signé de Nelson Lichtenstein, historien du travail, de l’Université de Santa Barbara, Californie. Il décrit le développement du géant de la distribution américain et identifie les facteurs de sa réussite, qui lui donne son statut mondial.
Le second texte est de l’historienne américaine Susan Strasser, spécialiste de la consommation, de l’Université du delaware. Elle met en perspective le cas Wal-Mart avec l’évolution générale du secteur de la distribution de masse depuis la fin du XIXe siècle (« De Woolworth à Wal-Mart : la marchandisation de masse et l’aventure de la culture consumériste »).
A l’arrivée, cet ouvrage court et dense permet à chacun d’approfondir et de renouveler les analyses les plus classiques qui sont proposées sur le modèle américain et la mondialisation économique. Il propose un regard critique élaboré sur les dynamiques du secteur de la grande distribution, et, au-delà, de la fabrication en masse dans l’ère de la globalisation, avec une prise en compte intéressante de leurs effets sur les territoires aux Etats-Unis. Il a donc sa place dans nos bibliothèques et CDI, sans conteste.

Un mot sur les Prairies ordinaires, une maison d’édition originale et nécessaire

« Les prairies ordinaires », maison d’édition créée en 2005 est caractéristique du développement de l’édition indépendante engagée, perceptible en France depuis les années 1990 (voir notamment la création des éditions de La Dispute, ou La Fabrique).
Les prairies ordinaires publient en particulier des essais aux frontières de la théorie et de la politique, et depuis l’automne 2007, elles ont lancé, « Penser/Croiser », une collection de textes courts en traduction de théoriciens critiques étrangers, notamment anglophones, peu ou pas traduits en français. Une maquette sobre et soignée, pour des textes courts (120 pages), denses et de qualité, le tout à un prix très accessible (12 Euros pour celui-ci).
L’ambition initiale est parfaitement respectée avec cet ouvrage : à l’intersection du travail théorique des sciences humaines et du combat politique ou « culturel », dans la zone tampon entre le champ de l’université et les mondes artistiques, militants, « contre-culturels », pour un renouveau de la théorie critique.

Le constat de départ de Remy Toulouse, créateur des Prairies ordinaires, est qu’« une certaine manière de questionner le monde était absente, ou quasi-absente, des tables des librairies : ce pouvait être un certain type de pensée critique, certains auteurs, certaines problématiques, mais aussi certaines formes visant à rendre plus accessible cette pensée critique… À un niveau très basique, j’étais aussi mû par la conviction que le savoir permet d’agir ». Il y a donc quelque chose de militant, d’amical aussi, mais de très professionnel, sans confusion avec un éventuel bénévolat. Ceux qui travaillent sont rémunérés, des compétences avérées sont mises à contribution (pour les maquettes, par exemple), et le catalogue c’est très rapidement constitué : 21 livres publiés dans les trois premières années, et 2008 (12), puis 2009 (8), ont prolongé et confirmé et confirmé ce départ.
Si Les Prairies Ordinaires est une maison d’édition politique, elle ne se range pas aisément dans un tiroir précis : ni dogme, tendance ou idéologie particulière. « Nous estimons toujours indispensable de développer une pensée critique de la domination ; la pensée marxienne est donc très présente ; mais elle n’est pas la seule. Nous cherchons par exemple à l’articuler avec des outils théoriques nés de la pensée de Foucault et des luttes minoritaires».
La collection « Penser/Croiser » ne propose que des traductions. « Il s’agit de publier des textes qui se situent à la frontière de la théorie et de la pratique et qui ont tous, directement ou indirectement, des implications politiques radicales. Ils peuvent être écrits par des philosophes, des historiens, des théoriciens artistiques ou littéraires, des architectes… ». L’objectif proclamé est de combler retard pris par l’édition française pour la traduction des grands courants internationaux en sciences humaines (importation de romans plus que d’essais), et de porter à la connaissance des lecteurs français des textes théoriques rigoureux et audacieux, qui transgressent les frontières disciplinaires, les cloisons culturelles, le vieil antagonisme entre pratique et théorie. L’hypothèse est celle d’un renouveau actuel et à venir de la pensée critique, échappant aux dogmatismes anciens, entre le travail théorique de toutes les sciences humaines et le combat politique ou culturel, dans l’université ou du côté des mondes artistique, contre-culturel.