Acteur majeur de l’armée française lors des deux guerres mondiales, le général Maxime Weygand est une grande figure dépréciée au yeux de la postérité. La réputation équivoque et assez manichéenne qui s’attache à la mémoire de l’ancien généralissime, dont le rôle historique demeure un objet de controverse, fonde l’intérêt d’un retour biographique sur sa personnalité et son parcours. Tel est le défi que relève Max Schiavon, dans cette nouvelle étape notable de son enquête au long cours sur les généraux français de 1940 qui lui a déjà permis d’évoquer, avant la figure de leur supérieur, celle de plusieurs de ses grands subordonnés (les généraux Georges, Vauthier, et dernièrement Corap).
D’un simple point de vue épidermique, le physique pète-sec et le caractère rugueux du général Weygand ne jouent pas en sa faveur. L’homme vaut pourtant bien plus que son apparence. Sa filiation énigmatique lui confère une touche de romanesque. Son profil de carrière n’est pas conventionnel. Cavalier accompli, instructeur émérite, il bénéficie avant 1914 d’une rapidité d’avancement d’autant plus remarquable qu’il s’est refusé à solliciter l’onction de l’École de Guerre. Il ne connaît pourtant pratiquement pas l’épreuve du feu. Ses mérites lui valent d’être intronisé en août 1914 au poste de chef d’état-major du général Foch bien qu’il n’ait aucune expérience préalable de ce travail. Il s’y impose néanmoins avec brio en démontrant un talent supérieur de stratège et d’organisateur. Devenu la doublure fusionnelle de son chef, il est en pleine communion de pensée et de doctrine avec ce dernier. En 1918, il est à ses côtés l’un des protagonistes de l’armistice de Rethondes. Puis Weygand joue un rôle décisif dans le sursaut polonais contre l’Armée Rouge en 1920. Il est un haut commissaire au Levant apprécié, puis un directeur des hautes études militaires respecté et innovant. Parvenu à la tête de l’armée durant la première moitié des années Trente, le fils spirituel du maréchal Foch est un modernisateur plutôt lucide et pertinent, mais isolé dans sa conception de la guerre du futur. Son bilan à cet égard est mésestimé voire injustement décrié. Il milite en faveur du développement de la motorisation, de la mécanisation et de l’aviation, mais est freiné par les pesanteurs politiques, budgétaires et corporatistes. Atteint par la limite d’âge, il a alors pour successeur le malencontreux Gamelin.
Les fautes irréparables de ce dernier face à l’attaque allemande de mai 1940 font rappeler Weygand dans l’espoir qu’il puisse redresser la situation. Commandant en chef énergique dans la tourmente, il assume une mission de sacrifice dans un contexte dramatiquement irréversible. Face à la déroute, il fait pression en faveur de l’armistice sur des décideurs politiques peu désireux d’assumer leurs responsabilités. Il est alors confronté au jeu peu glorieux de Paul Reynaud, qui ne sort pas grandi de ces atermoiements. On connaît la virulente réprobation de De Gaulle envers cette cessation des hostilités : l’exposé des motivations de Weygand apporte un contrepoint convaincant à ce débat. Sous Vichy, son loyalisme envers le maréchal Pétain ne l’empêche pas de prôner une version minimale de la soumission à l’Allemagne victorieuse. Ouvrier de la Revanche et adversaire de la Collaboration, il profite de son proconsulat en AFN pour faire de l’Armée d’Afrique un outil militaire affuté. Il y entretient de bonnes relations avec les Britanniques et les Américains mais demeure hostile aux Gaullistes. Rappelé en métropole en 1942, il est arrêté par les Allemands après l’invasion de la Zone Sud. Otage en Allemagne jusqu’en 1945, il est soumis à son retour à une procédure d’épuration qui se conclut par un non-lieu. Auteur de livres d’histoire et membre de l’Académie française, il intervient une dernière fois dans le débat public en faveur de l’Algérie française et meurt presque centenaire en 1965.
Du tableau ainsi détaillé avec beaucoup de minutie par Max Schiavon, se dégage un bilan somme toute honorable. La réputation contrastée qui l’entache est en partie affaire de circonstances (1940), de fidélités (à Foch puis à Pétain) et surtout d’inimitiés. Car il est peu de dire que Weygand n’est pas un homme de compromis. Son sens de la formule a la dent dure, voire féroce. Intègre et fier, il s’illustre par sa personnalité tranchée et cassante, et collectionne les inimitiés voire les détestations, en particulier au sein de la classe politique. Il est d’autant plus admirable qu’un tel individu ait pu s’imposer au plus haut niveau par ses qualités malgré un pareil handicap. Dans les jeux de pouvoir que se disputent les partis sur le choix des hauts décideurs militaires de l’entre-deux-guerres, Weygand est l’homme de la droite face à un Gamelin créature des radicaux. Durant son mandat au commandement suprême, il est en mésentente avec nombre de ses ministres de tutelle, à la notable exception de Maginot. Allergique aux calculs budgétaires et aux petitesses politiciennes des responsables gouvernementaux, Weygand n’est pourtant pas un factieux. Homme de droite assurément mais homme d’ordre, il reproche au pouvoir politique son incapacité à prendre ses responsabilités. À aucun moment, ce légaliste scrupuleux n’envisage de le faire à sa place. Rebuté par la petitesse morale et le manque de vues de la classe politique, il est pourtant loyal à la République avant de l’être identiquement au maréchal Pétain. Il croise le fer avec Clemenceau, qui le qualifie de « petit homme jaune », méprise Paul Reynaud et exècre Pierre Laval. Enfin, il entretient depuis 1940 une haine mutuelle avec le général de Gaulle. Ce dernier le dénigre avec une malveillance dont la constance se prolonge par-delà la mort : le chef de l’État interdit en effet l’organisation des funérailles de Weygand aux Invalides.
On retrouve dans cet ouvrage les qualités de biographe qui sont celles de Max Schiavon. La clarté d’exposition et la qualité documentaire du propos sont particulièrement appréciables. On doit saluer la quasi-absence de défauts de forme hormis une minuscule incertitude : on ne sait qui est l’Académicien André Mauriac mentionné p.467, François Mauriac ou bien André Maurois ? Une masse considérable de documents d’archives et de références bibliographiques a été mobilisée. On ne peut que souligner la richesse des apports provenant des fonds d’archives privés auxquels l’auteur a pu accéder, à commencer par ceux provenant du principal intéressé. Le texte courant est appuyé par un copieux appareil de notes très riche en compléments, et sa consultation est facilitée par un index. Il est illustré par un cahier de photographies et un petit lot de seulement cinq cartes, mais toutes utiles et bien conçues. En définitive, ce travail biographique rigoureux et approfondi a le réel mérite de dévoiler, derrière la figure rigide et peu sympathique qu’en a figé l’Histoire, un inconnu estimable nommé Weygand.
© Guillaume Lévêque