L’esclavage se définit comme la négation de l’être humain pour le réduire à l’état de force de travail brute. Il n’est ni attaché à une civilisation, ni à un espace géographique, ni à une période donnée : l’esclavage a été une des formes les plus constantes de la domination absolue d’hommes par d’autres hommes. En termes juridiques, il fait de l’individu la chose d’un maître qui dispose de son corps, de son travail et de ses biens.

L’ambition de cette 5e édition Atlas des esclavages – Traites, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Marcel Dorigny, Bernard Gainot, Autrement, 2006, CR par Catherine Didier-Fevre de l’Atlas des esclavages est de présenter, sous formes graphique et cartographique, grâce au travail de Fabrice Le Goff, les grandes lignes des connaissances actuelles sur la pratique universelle qu’est l’esclavage, ses formes, sa codification juridique, les sociétés esclavagistes qui en découlent et les révoltes que cela a suscité. Depuis l’Antiquité jusqu’au XXIe siècle, l’ambition de cet ouvrage est de présenter une synthèse de toutes les formes d’esclavage et de traite. Le principal atout de cet atlas est l’utilisation de cartographies originales et comparatives. Elles permettent de donner une vision spatiale de faits historiques souvent étudiés séparément les uns des autres. Les auteurs, Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, étudient les formes d’esclavage qui précèdent les Grandes Découvertes, puis les « traites légales » du XVIe au XIXe siècle, les sociétés esclavagistes, et enfin les abolitions. Les « traites légales » sont à comprendre, ici, par opposition aux traites illégales du XIXe siècle afin de faire mieux comprendre l’implication des États européens pendant la période qui a précédé.

Les auteurs ont choisi de placer la « traite coloniale » au premier plan de cet atlas. En effet, la traite transatlantique et vers l’Océan Indien, les sociétés esclavagistes des Amériques et des Mascareignes, les abolitions de l’esclavage de la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1880 ont été placées au centre de cet ouvrage. L’expansion de la traite transatlantique, organisée par les principales puissances européennes, porte le commerce des êtres humains à une échelle inédite dès le XVIIe siècle, pour connaître un pic aux XVIIIe et XIXe siècle. L’essor de l’économie de plantation et l’internationalisation des échanges ont pour conséquence de nombreuses révoltes et l’essor d’un mouvement abolitionniste structuré sur le plan international.

Les esclavages avant les Grandes Découvertes

Cette première partie, assez courte, traite de l’esclavage pendant l’Antiquité et le Moyen-Age. Si la codification juridique de l’esclavage date du droit romain, sa pratique est bien antérieure à la civilisation gréco-latine. Elle prend des formes très diverses. Les recherches modernes, bien réinvesties dans cette partie, distinguent des « sociétés à esclaves » (la plupart des formations historiques pré-modernes) et des « sociétés esclavagistes », dont le modèle reste l’Antiquité gréco-romaine. Des statuts divers ont pu coexister au sein d’une même formation historique, rendant ce phénomène très complexe.

Cette partie met en avant que, bien avant la traite européenne, le continent africain était victime d’un important commerce des esclaves. L’esclavage antique, la diversité des esclavages hors Occident, l’esclavage dans les empires arabes, l’esclavage médiéval en Occident, dans l’Afrique précoloniale et la traite ibérique du XVe siècle sont abordés, avec systématiquement des exemples précis s’appuyant sur des graphiques et des cartes à différentes échelles.

J’ai particulièrement apprécié cette première partie, la plus enrichissante de l’ouvrage selon moi. Elle esquisse, avec un goût d’inachevé cependant, l’histoire d’un phénomène très ancien. La Méditerranée antique, et notamment la Grèce et l’empire romain, repose sur une économie dépendante de l’esclavage, nourrie par les guerres. Le christianisme, s’il est au départ hostile à l’esclavage, ne l’interdit pourtant pas et va même jusqu’à le justifier. Un exemple est donné avec un extrait d’un texte de Saint Augustin. Enfin, l’esclavage, bien que numériquement moins important par rapport à l’Antiquité méditerranéenne, perdure au Moyen-âge en Europe et surtout dans le monde musulman, avec les débuts de la traite africaine. Les deux grands vecteurs étaient les caravanes transsahariennes et les ports de l’Océan Indien vers le Moyen-Orient et l’Inde. Ces routes seront réutilisées par les Européens. Néanmoins, la traite n’était jamais une pratique extérieure aux sociétés locales. La guerre et le châtiment d’un délit étaient les principaux facteurs de réduction de populations, de groupes ou d’individus en esclavage. Le processus s’accompagne d’une forte dévalorisation de l’individu ainsi réduit en esclave.

Les traites légales (XVIe-XIXe siècle)

Cette seconde partie, plus classique, présente les traites « légales » (initiées par des Etats) du XVe au XIXe siècle. Avec les Grandes Découverte et l’exploitation des Amériques, les Européens ont besoin d’une importante main-d’œuvre servile. Ce sont d’abord les Espagnols et surtout les Portugais qui initient la traite Atlantique, puis les Français et les Anglais enchaînent, parallèlement à leur ascension géopolitique conjointe et rivale. Cette mise en place de la traite atlantique répond au vide humain laissé par l’extermination des Indiens.

Cette partie permet de mettre en avant que la traite négrière européenne s’est développée dans un cadre légal, avec la mise en place d’une juridiction visant à l’encadrer, d’abord avec les Espagnols et les Portugais, puis avec les puissances du Nord-Ouest de l’Europe qui légalisent rapidement ce commerce d’êtres humains, en organisant son fonctionnement, sa fiscalité et en l’encourageant. Ainsi, la phase d’intensité maximale de la déportation des Africains a été faite au grand jour, sous le regard bienveillant des Etats. Une « Europe négrière » se met en place, des ports jusqu’aux provinces éloignées. Différents ports sont présentés dans cette partie, avec notamment une double-page consacrée à Bordeaux. Aucune restriction ne sera imposée à ce commerce par les nations européennes jusqu’au début du XIXe siècle.

Cette partie se termine sur les Etats négriers en Afrique et sur la traite dans l’Océan Indien. Pendant toute la durée de la traite négrière transatlantique, la demande européenne en esclaves est liée à l’offre africaine. Alors que les pays européens encadrent et financent ce commerce, les Etats africains capturent, transportent, gardent et nourrissent les esclaves jusqu’à leur embarquement pour « la grande traversée ». Les exemples de la fédération Ashanti ou du royaume d’Abomey mettent évidence un cercle vicieux : la guerre procure des captifs, dont la vente sert à acheter des armes, qui permettent de faire la guerre, etc. Parallèlement à cela, la traite négrière dans l’océan Indien s’est développée à la confluence de plusieurs systèmes esclavagistes antérieurs à l’arrivée des Européens. Quantitativement moins massive que la traite atlantique, elle s’est étendue sur une période plus longue et a joué un rôle majeur dans le peuplement actuel des pays riverains de l’océan Indien, et notamment les Mascareignes, vides d’habitants à l’arrivée des premiers Européens.

Les sociétés esclavagistes (XVIIe-XIXe siècle)

Une société esclavagiste est, selon Peter Garnsey, une société où les esclaves jouent un rôle vital dans la production, hors de tout seuil numérique. Néanmoins, cette définition réduit les sociétés esclavagistes au nombre de 5 : la Grèce antique et l’Italie romaine pour l’Antiquité, ainsi que les Etats-Unis, les Caraïbes et le Brésil pour l’époque moderne. Or, l’esclavage est le type de relations sociales qui a existé dans toutes les régions du monde, à toutes les époques. De plus, de nombreuses sociétés possédant des esclaves ne correspondent pas à la définition classique retenue pour « sociétés esclavagistes » : le service domestique et les mines y étaient tout aussi importants.

Cette partie est particulièrement intéressante. Dans le sillage des traites, des formations coloniales d’un genre particulier se développement, reposant essentiellement sur l’économie de plantation, le travail servile et le commerce international. Le modèle le plus accompli est celui de l’île à sucre. Cette partie présente les sociétés esclavagistes aux Antilles, au Brésil et en Amérique du Nord, le monde des plantations et celui des villes coloniales, la place des femmes, les résistances à l’esclavage et le phénomène du marronnage. Elle met également en évidence les contestations, très nombreuses et bien plus courantes que l’on ne l’imagine, de l’esclavage tant aux États-Unis, qu’en Angleterre et en France. De plus, une société conflictuelle et complexe se développe aux marges du système de la plantation, dans les grandes villes coloniales et dans les communautés rebelles.

Les abolitions (fin XVIIIe – fin XIXe siècle)

Cette dernière partie traite des abolitions. La contestation radicale de l’esclavage de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle, débouche sur un abolitionnisme programmatique qui va offrir aux révoltes chroniques une issue. Ce processus de sortie de l’esclavage a pris des formes diverses, qui peuvent être ramenées à quatre grand type d’abolition :

  • L’abolition révolutionnaire, imposée par les esclaves eux-mêmes, comme l’abolition haïtienne ;

  • L’abolition graduelle, qui instaure une « période d’apprentissage » de la liberté. C’est le modèle voulu par l’abolition anglaise de 1833 ;

  • Les abolitions immédiates, issues d’une loi votée, comme en France en 1848 ;

  • Les abolitions tardives imposées par une guerre civile, comme aux Etats-Unis, ou par la pression des grandes puissances (exemples : Cuba, Brésil…).

Plusieurs éléments sont présentés dans cette partie, à commencer par la mobilisation de l’opinion publique, notamment en Angleterre et dans la France des États généraux et de la première abolition de l’esclavage en 1794. Suivent une carte et une chronologie des révoltes et des révolutions aux Caraïbes ; des cartes présentent la liberté générale à Saint-Domingue, la réaction esclavagiste de 1802-1804 à Saint-Domingue, à la Guadeloupe et en Guyane, comme lors des précédentes éditions de cet atlas. Le point le plus enrichissant de cette dernière partie est l’apport des nombreux graphiques, qui permettent de visualiser l’ampleur de la traite illégale avant les trois grandes vagues abolitionnistes du XIXe siècle, par les Etats européens, les Etats américains, mais également sur le continent africain. Une double page est également consacrée aux engagés qui remplacent la main-d’œuvre affranchie aux Antilles.

Conclusion

L’atlas se termine sur une réflexion intéressante sur les formes de l’esclavage aujourd’hui, et notamment sur des situations de conjugalité non consenties, montrant que l’esclavage, loin d’avoir disparu, existe encore bel et bien dans les sociétés actuelles. Une deuxième conclusion sur les lieux de mémoire de l’esclavage en France vient compléter cet ouvrage.

Comme toujours, les Atlas Autrement se distinguent par leur qualité et leur accessibilité. Les planisphères sont très riches, de même que les cartes à plus grande échelle qui permettent de concrétiser les connaissances théoriques par des exemples précis. Cet atlas permet de faire une synthèse sur les connaissances actuelles sur les différentes formes de l’esclavage et de la traite, les sociétés qui en découlent, les révoltes et les abolitions. Les graphiques apportent une visibilité essentielle sur l’ampleur du phénomène et permettent des comparaisons instructives.

Néanmoins, même si c’était annoncé dès l’introduction, je regrette que l’esclavage dans les sociétés occidentales ait occupé une grande partie de l’ouvrage. En effet, trois parties sur quatre sont consacrées à la période qui suit les Grandes Découvertes, celle de l’implication massive de l’Occident dans un phénomène qui marque profondément les sociétés américaines et africaines, et aussi les sociétés colonisatrices. La première partie sur les esclavages avant les Grandes Découvertes est, pour moi, la plus intéressante car la plus méconnue. De plus, les traites internes à l’Afrique ou vers l’Arabie, de même que les traites de l’Océan Indien, auraient mérité une place plus importante.

L’Atlas des esclavages est, cependant, une ressource indispensable pour les professeurs du Secondaire qui enseignent en Quatrième et en Première. Les données actualisées, combinées à des documents clairs ainsi que des exemples variés et précis pourront être réinvestis sans aucun problème dans la préparation des cours.