La guerre sur le sol européen a capté tous nos regards et cela bien légitimement. Pour autant, d’autres régions dans le monde demeurent lourdement marquées par la conflictualité sous toutes ses formes. Le Moyen-Orient est de celles-ci et vient de nous le rappeler tristement ce 7 octobre. Au-delà des débats sur les contours géographiques de cet espaceLes auteurs de l’atlas adoptent l’acception française classique du Levant, les causes historiques et géographiques demeurent majeurs dans l’explication des conflits actuels de la région. Dislocation de l’empire ottoman, découpages territoriaux exogènes et contestés, conflits religieux, espace d’interface entre l’Europe et l’Asie, le Moyen-Orient doit se lire au croisement des sciences politiques, de la géographie et de l’histoire. Cette troisième édition de l’atlas du Moyen-Orient entend ainsi reprendre et actualiser les constats et lectures posés sur ces espaces dans les précédentes éditions.
Héritiers et déshérités de l’Histoire
La désintégration de l’empire ottoman et les soubresauts tragiques de son déclin (génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens entre 1915 et 1916) sont abordés de manière claire et synthétique par les auteurs. Les vastes ambitions nationales et ethniques de la région vont se heurter aux intérêts des grandes puissances qui vont se pencher dans l’après-guerre sur la région : la Grande Bretagne et la France. Les ambitions contradictoires entre l’Angleterre et la France, la répression des velléités nationalistes de Fayçal, la succession des traités dans la région (Sykes-Picot, Sèvres, Lausanne) vont redessiner les frontières locales. Sur les restes de l’empire ottoman, la dialectique du « soldat et du diplomate » va imposer les nouveaux découpages et Etats qui en découlent.
Au cœur de ces grands redécoupages subsisteront pour autant de très vieilles nations, à l’instar de l’Iran qui est parvenue à se constituer comme nation et à dépasser le caractère composite de sa population et se construire autour de la notion de persité et du chiisme adopté au XVIe siècle dans le but de se distinguer de l’arabité régionale. Et ce au détriment de la mosaïque ethnique, culturelle et religieuse du pays (azéri, kurde, baha’i etc.).
Il en va de même pour l’Égypte, « plus vieille nation du monde » pour citer Yves Lacoste, tout entière structurée historiquement et géographiquement par le fleuve Nil et sa vallée où ont pu se développer une agriculture florissante et un Etat centralisé. Le pays, qui a longtemps rayonné culturellement (université Al-Azhar) sur le monde sunnite, souffre aujourd’hui de la concurrence d’autres pays dans la région et de problématiques territoriales (conflit sur le triangle d’halaïb, présence de groupes proches de Daesh dans le Sinaï).
Les soubresauts de l’histoire heurtent de plein fouet les trajectoires des peuples palestinien et kurde, dont les auteurs rappellent le parcours et les difficultés spécifiques : dépossession territoriale pour les premiers et dislocation territoriale entre plusieurs Etats niant leur spécificité pour les seconds. Le parcours du peuple palestinien est profondément lié à la politique israélienne, passée progressivement de la quête d’un territoire légitime à des occupations qualifiées de « nature coloniale »Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud, Atlas du Moyen Orient, page 26 au mépris du droit international.
Bien souvent perçue comme centrale dans la conflictualité au Moyen-Orient, la question religieuse constitue, il est vrai, un vecteur de forts clivages au sein et entre les populations et Etats de la région. Citons en premier lieu la « fituna » (discorde) entre chiites et sunnites, ravivée par les puissances régionales depuis les années 1960 dans un intérêt géopolitique. Il en va de même pour le christianisme qui, inégalement intégré sociologiquement et socialement selon les Etats et les régions du Moyen-Orient, subit une forte pression depuis les années 1970 avec les poussées islamistes et est marqué par un recul démographique certain.
Dérives idéologiques et politiques
Le Moyen-Orient, au-delà de l’impact historique des guerres et des fractures religieuses, subit l’impasse politique des grandes idéologies présentes sur son sol. Les régimes politiques du Moyen-Orient sont largement autoritaires, qu’il s’agisse de monarchies ou de républiques. Dans ce tableau sombre les auteurs notent deux exceptions notables, bien qu’accompagnées de réserves pour l’une et l’autre : Israël qui, bien que démocratie libérale, demeure puissance coloniale ; et la Turquie dont la libéralisation depuis les années 1990 est de plus en plus remise en cause par Erdogan.
L’autoritarisme des Etats de la région s’accompagne d’une très forte corruption et et d’une ploutocratie, nourrissant parallèlement l’enrichissement des proches du pouvoir et la colère populaire qui trouve écho dans les révolutions arabes en 2011 et de manière de plus en plus évidente dans la radicalité islamiste. Cet autoritarisme ne doit pas masquer les nombreux mouvements révolutionnaires à l’œuvre ou ayant œuvré dans ces pays. Le Moyen-Orient, les auteurs le rappellent très justement, a été marqué par de nombreuses séquences révolutionnaires.
Blanc et Chagnollaud citent à cette fin les révoltes nationales d’émancipation de la tutelle coloniale dans les années 1920, les coups d’État qui ont peu obtenu l’assentiment populaire et international, à l’exception notable des Officiers Libres de Nasser en Égypte, les révoltes populaires sur fond religieux comme en Iran en 1979, les révolutions politiques comme en Syrie en 2011, ou tribales comme en 2011 également au Yémen. Ces trois dimensions se conjuguent entre elles.
Les auteurs s’arrêtent longuement et de manière claire sur la trajectoire du sionisme et ses multiples évolutions. Depuis ses premières velléités nationalistes avec Herzl, peu partagées à ses débuts, le sionisme a connu une lente mais profonde radicalisation. La victoire en 1948 de Ben Gourion sur Ahad Ha’am, partisan d’un Israël binational, marque la première étape de cette radicalisation sioniste. Elle sera approfondie par la guerre des six jours, l’arrivée au pouvoir du Likoud pour la première fois en 1977 et les échecs de la réconciliation dans les années 1990. Largement installé et dominateur, le Likoud et ses alliés suprémacistes ont renvoyé aux marges le sionisme travailliste qui avait dominé longtemps le pays.
En miroir, le nationalisme arabe, développé sur les idéaux des lumières au XIXe siècle, a perdu progressivement son soutien populaire au cours de la période des mandats au Levant. Dépassé par des expressions plus populistes (Baass, Officiers Libres), le nationalisme arabe évolue vers des approches de plus en plus autocratiques et excluantes, aux antipodes de l’exaltation de l’arabité des figures fondatrices, peinant à faire face à la montée de l’islamisme dans la région. Les auteurs rappellent à cet effet combien l’islamisme, dans toutes ses composantes sunnites et chiites, a pu progresser en raison des difficultés économiques et sociétales des pays, appuyer sur les faiblesses croissantes des nationalismes arabes et la montée des rivalités entre grandes puissances comme l’Arabie Saoudite l’Iran et la Turquie de plus en plus.
Les succès électoraux des mouvements islamistes diffèrent selon les pays. Si les Frères musulmans, longtemps pourchassés par Nasser et ses successeurs, sont parvenus à se hisser au pouvoir en Égypte en 2011, ils sont déposés par la révolte populaire appuyée par l’armée dès 2013. L’islamisme est en revanche installé durablement au pouvoir en Turquie depuis le début des années 2000 avec l’AKP. Le kémalisme est de plus en plus en retrait dans la vie politique et sociale turque. Le coup d’État de 2016 a offert à Erdogan les moyens de poursuivre sa dérive autoritaire. Les auteurs rappellent également que la région comprend deux Etats politiquement et juridiquement fondés sur l’islam rigoriste : l’Arabie Saoudite et l’Iran.
Entre abondance et rareté
Le Moyen-Orient, dans sa géopolitique, subit aussi le poids de sa géographie, bien souvent déconsidérée dans l’analyse de la conflictualité régionale.
Influence géologique tout d’abord. On ne peut considérer le Moyen-Orient sans prendre en compte son poids indépassable dans le marché des hydrocarbures avec 50 % des ressources prouvées de pétrole et 40% de gaz. Cette puissance économique considérable offre un poids géopolitique aux États de la région qui l’exploitent. À l’image de l’Arabie Saoudite qui a usé de sa ressource pour bâtir un partenariat stratégique avec les États-Unis d’Amérique en 1945 (pacte de Quincy) qui fut renouvelé en 2005. Citons également les investissements massifs du Qatar sur la filière gaz et dans de multiples secteurs : les auteurs parlent d’une « Venise des temps modernes »Ibid, page 55. Ou encore l’Iran et l’Irak qui cherchent, depuis quelques années, à accéder au marché afin d’exploiter leurs potentiels.
Le poids des hydrocarbures se joue aussi dans la Méditerranée orientale avec le découverte de multiples puits de gaz et de pétrole depuis l’an 2000. La guerre en Ukraine a renforcé largement l’intérêt de l’Union Européenne pour ces ressources, ce qui n’a fait que raviver les tensions géopolitiques dans la région (tensions entre Israël et le Liban avant l’accord de 2022 sur la délimitation des exploitations, conflit entre Chypre et Turquie, conflit entre Israël et Palestine). La recrudescence du poids des hydrocarbures est un rappel du rôle clé tenu par les canaux et les détroits dans la région. Points stratégiques dans le commerce mondial mais aussi leviers d’influence et d’affirmation géopolitique hier (Suez en 1956 pour l’Égypte) et aujourd’hui (projet turc du canal entre la mer Noire et la mer de Marmara lancé en 2021).
Si le Moyen-Orient est riche en hydrocarbures, il est pauvre en eau en revanche. Au-delà des infrastructures de captation et de gestion de l’eau, c’est la ressource elle-même qui vient à manquer, en dehors de la Turquie. La gestion de la pénurie entraîne une conflictualité sur les bassins hydriques partagés (Israël avec ses voisins ou encore Turquie/Syrie). L’hydro-hégémonie de certains Etats peut ainsi être remise en cause par des grands projets d’infrastructures (c’est le cas de l’Égypte avec la gestion éthiopienne du Nil).
Le cas le plus « exemplaire » Ibid page 62 de violence hydrique reste le cas d’Israël et la Palestine avec l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza depuis 1967. Le pays bloque les forages dans les aquifères, gère l’approvisionnement en eau potable de la bande de Gaza et rechigne à réaliser les travaux d’adduction qu’il s’est engagé à faire. Malgré les accords d’Oslo II la majeure partie des ressources cisjordaniennes sont captés exploiter par et pour Israël.
La pénurie agraire accompagne les difficultés hydriques. Le Moyen-Orient est la région « la plus démunie en terre arable par habitant »Ibid, page 64. Le manque de terre se traduit par la concentration foncière, remise en cause par les révoltes nationalistes, et débouchant sur la radicalisation paysanne dans les pays où la redistribution agraire n’a pas, ou peu été entreprise (Liban avec la création du Hezbollah).
L’absence d’autosuffisance alimentaire pèse lourdement sur la stabilité sociale des pays de la région à la moindre envolée des prix, même s’il convient de ne pas surestimer le poids de la question alimentaire dans les révoltes sociales de la décennie dernière. Aux enjeux territoriaux et économiques s’ajoutent les questions identitaires et culturelles, autour de Jérusalem et la Mecque qui fait l’objet de vastes campagnes de légitimation par la famille Saoud depuis 1924, date de la prise de la ville sainte au shérif Hussein de la Mecque.
Les figures de la guerre
La conjugaison de l’Histoire, des découpages territoriaux et des enjeux géopolitiques et économiques culmine dans les multiples guerres qui ont frappé le Moyen-Orient, tel « un orage qui tournoie de façon incessante dans un ciel agité »Ibid, page 69.
Zone de conflits inter-étatiques pendant des décennies, le Moyen-Orient a vu ces derniers évoluer vers l’asymétrie, à l’exemple des conflits entre Israël et les pays arabes devenus affrontements entre Israël et la Palestine via l’OLP ou encore le Hezbollah. Asymétrie également dans les vecteurs à disposition des Etats. Puissance nucléaire depuis les années 1960, avec le concours de France, Israël fait face aux ambitions iraniennes dans la matière, relancées depuis le retrait des États-Unis d’Amérique de l’accord négocié de haute lutte en 2015.
Bien qu’elle fut l’objet de centaines de résolutions, la région du Moyen-Orient souffre de l’inaction de l’ONU, paralysée par sa nature d’entité non supranationale. Le manque de volonté et le recours au veto du Conseil de Sécurité, à l’avantage des puissances le composant, marque le politique onusienne dans la région. Les auteurs notent le retour sur l’histoire longue des trois empires de la région. Bien qu’ayant disparu, ces trois empires vivent dans les discours et les actes des pays qui leur ont succédé : Turquie pour les ottomans, Russie pour l’empire russe et Iran pour la Perse. Rivaux par le passé, les trois puissances entendent et même coordonnent leurs actions pour maintenir leurs sphères d’influence et ce malgré des oppositions entre elles.
Le renouveau de ces trois empires s’établit dans une bascule des rôles au sein des puissances régionales. Longtemps phare, l’Égypte a cédé sa place à l’Arabie Saoudite qui joue de son soft power pour diffuser le salafisme et influer sur l’islam de ses voisins. Les Émirats Arabes Unis et le Qatar en font de même.
Les dernières pages de l’atlas sont consacrées, à l’analyse des conflits actuels dans la région, des plus médiatisés (Palestine) aux plus ignorés (Yémen), iIllustrations de l’impossible pacification de la région bien que cette dernière de demeure pas pour les auteurs impossible.
Voir aussi la recension de Camille Glauda pour cette même édition