Réaliser une biographie d’Henry Charles Bukowski Jr, aka Hank, en bande dessinée n’est pas une entreprise aisée. En effet, les écrits : poèmes, nouvelles, romans de l’écrivain nord américain, devenu célèbre, plus en Europe d’ailleurs qu’aux Etats-Unis, sont largement inspirés de sa vie quotidienne. La vie de Charles Bukowski est assez banale et rythmée par quatre préoccupations majeures, qui en fonction de son âge et de ses ressources, ne seront pas toujours dans cet ordre de priorités : l’alcool, les femmes, l’écriture et les courses de chevaux.
Justement, certaines scènes de cette bande dessinée sont très explicites, elle n’est donc pas adaptée aux plus jeunes lecteurs.
Signalons tout d’abord que le travail du scénariste italien Michele Bonton est remarquable, car il reprend à travers les œuvres de Bukowski une « voix off », à la typographie singulière, et alterne très bien les passages dialogués (à priori librement inspirés des ouvrages de Bukowski) donnant un véritable souffle à cette biographie. Car si Bukowski écrit dans « Journal d’un vieux dégueulasse », 1969, : « J’aime mieux qu’on me raconte la vie d’un clochard américain que celle d’un dieu grec mort », cela constitue tout de même un véritable défi que de rendre palpitant une existence somme toute morne et banale, à l’exception peut-être des dernières années de sa vie lorsqu’il devient célèbre, et « scandaleux ». (les plus anciens des lecteurs se souviennent peut-être de son passage dans l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot (cf. Bukowski, p.152)). Cette BD suit un découpage chronologique de la vie de Bukowski, de son enfance difficile avec un père violent (il est né en 1920) jusqu’à sa notoriété et sa mort en 1994. Ce scénario permet de faire donc ressurgir les « obsessions » de Bukowski. Il met également en avant son rapport à l’aliénation par le travail, à la hantise de « rater sa vie » et à l’importance vitale de l’écriture pour lui. Cette biographie insiste sur l’abnégation nécessaire pour créer et produire une œuvre littéraire, elle relate les échecs, les refus des revues, des maisons d’édition et suggère que finalement l’acharnement peut être « récompensé » même tardivement dans une vie. Bukowski rencontre son éditeur Jack Martin, et les éditions Black Sparrow Press en 1966, il a alors 46 ans, il écrit depuis plus de vingt ans.
Il manque peut-être à ce scénario des éléments sur la critique de la société de consommation des Trente Glorieuses, présents dans les nouvelles et les romans de Bukowski, et ses descriptions souvent acerbes des milieux littéraires et artistiques qui lui ont été contemporains.
Un aspect assez novateur de cette collection « DocuBD » est l’insertion tous les deux chapitres d’une double page « documentaire » avec des photos, souvent très pertinentes, et des textes rédigés par Martin Boujol. On peut regretter tout de même, un aspect redondant entre ces doubles pages, en effet, on peut lire (p.69) : « Pour écrire sur un sujet correctement, il faut l’avoir vécu au plus profond. Il doit laisser la misère couler en lui, la faire sienne pour un jour espérer l’apprivoiser .» et (p.96) : « Lui seul serait à même d’écrire leur quotidien de la manière la plus vraie. Bukowski est convaincu que pour écrire quelque chose de valeur, il faut avant tout avoir souffert la vie. (sic)». Ces doubles pages sont au nombre de 5 (soit 10 pages), si elles apportent quelques éléments en supplément au lecteur, leurs textes résument des éléments parfois déjà dessinés précédemment ou dans les chapitres suivants. Elles auraient pu, à notre avis, apporter peut-être des éléments de contexte politique, historique ou culturel. Martin Boujol souligne avec justesse les périodes charnières dans la biographie de Bukowski ; il rappelle qu’il s’est inspiré d’un autre auteur américain John Fante ( la rencontre avec son « modèle en littérature » est très émouvante et admirablement retranscrite). Bukowski s’est imprégné du quotidien des travailleurs, lui-même étant issu de la classe ouvrière et dont les ouvrages seront achetés par la classe ouvrière, que ce soient ses recueils de nouvelles, ses romans ou ses poèmes.
Les dessins de Letizia Cadonici sont tout à fait réussis et il convient également de souligner leurs mises en couleur par Francesco Segala qui accentue un travail de création d’ambiances remarquable.
Cette bande dessinée, nous apparaît, dans sa structure même de « DocuBD », très réussie, et elle suscite notre curiosité et nous invite à lire ou relire cet « écrivain, poète, ivrogne et vagabond » qu’a été Charles Bukowski.