La RC4 : avec l’holocauste de Diên Biên Phu, ces quelques lettres évoquent immanquablement à l’amateur d’histoire militaire la tragédie de la guerre d’Indochine. Quatre ans avant la défaite qui devait irrémédiablement sonner le glas de la présence française sur place, la Route Coloniale 4, tout au nord du Tonkin, fut en effet le théâtre d’un premier désastre qui devait engloutir quelques unes des unités du Corps Expéditionnaire Français en Extrême Orient à la suite de l’évacuation de la place de Cao Bang. Hors le cercle de passionnés évoqué ci-dessus, l’épisode est pourtant bien moins connu ; après une introduction éclairante sur les raisons de cet état de fait, c’est donc à sa relation que s’attache ici le lieutenant-colonel Ivan Cadeau. Et il est bien placé pour le faire : engagé comme officier sous contrat en 2000, l’auteur œuvre depuis 2007 au Service Historique de la Défense basé au château de Vincennes, où il exerce actuellement la mission de chef du bureau Terre. Depuis son doctorat consacré à l’action du génie pendant le conflit, il s’est spécialisé sur celui-ci, la guerre de Corée, les campagnes de France, Italie et Provence, produisant depuis une dizaine d’années chez Perrin et Tallandier différents ouvrages sur ces thématiques.

Aux frontières de l’empire

De fait, l’auteur se livre d’abord dans une première partie à une intéressante contextualisation des événements. Le nord-est du Tonkin est conquis par les Français dans la seconde partie des années 1880, et d’abord organisé comme territoire militaire. La période qui suit voit, entre autres réalisations, l’aménagement de la route coloniale 4, axe stratégique reliant sur plus de 300 km Cao Bang à la mer tout le long de la frontière chinoise. La zone est le théâtre d’affrontements meurtriers contre les Japonais pendant la Seconde Guerre Mondiale : d’abord lors de la « démonstration » opérée par ceux-ci en septembre 1940 depuis la Chine occupée, puis à l’occasion du coup de force sanglant auquel ils se livrent contre l’administration et les forces françaises à partir du 9 mars 1945 dans toute l’Indochine. Les événements permettent à un mouvement nationaliste, le Viêt-Minh, de sortir de la clandestinité. Dirigé par Hô Chi Minh, il profite de la défaite du Japon et de l’occupation chinoise qui s’ensuit au Tonkin pour proclamer l’indépendance du Vietnam le 2 septembre, et s’impose comme interlocuteur incontournable en signant avec les Français les accords du 6 mars 1946 organisant leur retour dans la zone. Une épuration sanglante lui permet ensuite d’éliminer les nationalistes non-communistes. En décembre vient le terme de pourparlers infructueux, Viêt-Minh et Français se décidant à laisser la parole aux armes. Fin septembre 1947, les troupes françaises ont suffisamment rétabli leur emprise sur les grandes villes du Tonkin et de l’Annam pour entreprendre la reconquête de la Haute Région, sanctuaire du Viêt-Minh ; l’opération Léa leur redonne le contrôle de la RC4 et de Cao Bang – sans pour autant amener à la destruction espérée de l’appareil politico-militaire adverse. Dès lors, la RC4, qui après Lang Son est tracée dans un paysage tourmenté recouvert d’une végétation luxuriante, parsemée de passages périlleux (défilé de Lung Vaï, col de Lung Phaï…) et de postes fortifiés (That Khe, Dong Khe…) devient l’enjeu d’affrontements répétés qui lui valent le surnom de « route sanglante ». La faiblesse numérique du corps expéditionnaire français, la nécessaire bascule de l’effort vers la Cochinchine, les insuffisances de la direction politico-militaire de la guerre ne permettent pas d’espérer une issue immédiatement favorable dans la région ; à l’été 1949, le rapport Revers, suivi par le gouvernement, préconise donc une rétractation du dispositif français dans la zone frontière. Nombre de postes de la partie nord de la RC4 sont alors évacués dans la foulée ; mais, face à l’hypothèse de plus en plus probable de l’arrivée des communistes chinois à la frontière, Cao Bang et Dong Khe, bien que dorénavant isolées, restent occupées. La temporaire prise de la seconde, fin mai, par un adversaire de plus en plus pugnace, sonne comme un avertissement dont le haut-commandement français ne tire que tardivement la leçon ; ce n’est que le 15 septembre qu’il se décide à ordonner l’évacuation des deux places… le jour même où le Viêt-Minh lance un nouvel assaut contre Dong Khe.

De l’autre côté de la colline

Or, comme l’auteur le détaille au début de la seconde partie de l’ouvrage, la nature de cet adversaire a alors bien changé, sans que tous les aspects de cette montée en puissance soient réellement perçus par les Français. Bras armé d’un Etat (la République Démocratique du Vietnam) qui contrôle de vastes portions du pays et des millions d’habitants, l’armée populaire, mue par un nationalisme puissant, bien encadrée idéologiquement, dispose maintenant d’un corps de bataille de plus en plus structuré et de mieux en mieux armé, entraîné et équipé, grâce au soutien de la Chine communiste où Mao s’est définitivement imposé l’année précédente ; elle peut ainsi engager une trentaine de solides bataillons dans les combats qui débutent. Son haut-commandement mené par Vo Nguyen Giap a su tirer profit de ses échecs, améliorer logistique et transmissions, et est décidé à appliquer de façon souple un plan réfléchi de reconquête de la zone. Dong Khe, tenue par deux compagnies de légionnaires, tombe le 18 septembre après quarante-huit heures de furieux combats ; mais le général Carpentier, commandant en chef en Indochine, maintient intégralement son ordre d’évacuation de Cao Bang par voie de terre, considérant sa reprise comme un préalable évident. Une opération de diversion vers Thaï Nguyen n’ayant d’autre effet que de mobiliser ailleurs les autres troupes mobiles disponibles, c’est donc avec son seul groupement Bayard constitué de quatre bataillons (légionnaires parachutistes, tirailleurs et goumiers marocains), au total environ 2 600 hommes, que le lieutenant-colonel Le Page quitte That Khe au soir du 30 septembre. Cette colonne « montante » échoue devant Dong Khe, avant d’être entraînée dans de violents affrontements contre un ennemi numériquement très supérieur ; au soir du 6 octobre, quasiment encerclée dans la cuvette de Coc Xa, elle ne place son salut que dans la jonction avec la colonne évacuant Cao Bang. Menés par le lieutenant-colonel Charton, les trois bataillons de celle-ci (légionnaires, goumiers marocains et supplétifs, environ 2 000 hommes accompagnés de plusieurs centaines de civils) ont progressé bien trop lentement à partir du 3 au matin ; le 7, la jonction est effective, mais l’ennemi est partout et les deux formations sont graduellement disloquées et détruites dans la journée. De That Khe, elle-même harcelée, un troisième groupement de circonstance tente de leur porter secours – et parvient à y ramener près d’un millier de rescapés épuisés. Mais l’effet moral des combats et la situation exposée des survivants précipite l’évacuation désordonnée de cette deuxième place dans la nuit du 10 au 11, entraînant de nouveaux combats et l’anéantissement des unités d’arrière-garde. Avec les rescapés, l’onde de choc du désastre gagne Lang-Son, ce qui, avec des renseignements qui se révéleront ultérieurement erronés, amène alors le haut-commandement à pareillement décider l’abandon de la ville ; il est effectif dans la nuit du 17 au 18 octobre, des stocks immenses étant laissés aux mains de l’ennemi.

Ces quinze jours de combats dans la zone frontière se soldent pour le corps expéditionnaire français par la perte sèche de 3 700 hommes, tués, disparus et prisonniers ; les généraux Carpentier, Alessandri (commandant des forces terrestres), le colonel Constans (commandant la zone-frontière du nord-est)… doivent tous, très critiqués, quitter leur poste avec plus ou moins de ménagement dans les semaines qui suivent – à juste titre, selon l’auteur qui pointe dans une analyse nuancée leurs diverses insuffisances et responsabilités dans une opération mal planifiée et mal conduite, ainsi que celles des exécutants Charton et Le Page, qui connaîtront pendant quatre ans les camps du Viêt Minh. Elargissant son propos à une dimension volontairement étouffée à l’époque, il pointe pareillement du doigt la conduite erratique du conflit par les différents gouvernements français depuis 1947 ; avec l’insuffisance des effectifs du corps expéditionnaire, elle rend définitivement inéluctable l’échec face à une armée dorénavant forgée dans la victoire, quelles que soient les prouesses déployées l’année suivante par de Lattre dépêché sur place au lendemain du désastre.

On l’aura compris, l’ouvrage est donc bien loin de la littérature héroïco-guerrière, centrée sur les unités ou leurs chefs (on pense aux fortes plumes d’Erwan Bergot, Paul Bonnecarrère, Alain Gandy…) qui fit florès sur le conflit. L’auteur livre ici un récit sérieux et bien documenté, appuyé sur de nombreuses sources, études et témoignages. On appréciera ainsi l’effort fait pour aborder les événements d’un point de vue autre que franco-centré ; si l’accès aux archives officielles du Vietnam reste encore restreint, l’auteur parvient par le croisement des autres sources disponibles à rendre compte de l’approche vietnamienne des événements et de la décisive implication chinoise, même si l’ampleur de celle-ci reste l’objet d’une rivalité mémorielle entre deux alliés devenus par la suite adversaires (comme I.Cadeau le rappelle en conclusion, la RC4 sera de nouveau le théâtre de furieux combats lors de la courte guerre sino-vietnamienne de 1979). Derrière le sacrifice bien connu des légionnaires du fameux 1er BEP, il met pareillement en lumière le prix payé par les goumiers marocains et surtout les parachutistes du 3è BCCP, intégralement anéanti dans la retraite de That Khe.

Solide, divisé en nombreux chapitres étayé d’intertitres et de quelques cartes, l’ouvrage se parcourt agréablement (on regrettera juste le rejet en notes de riches ajouts dont l’incorporation dans le texte eut sans doute rendu la lecture plus fluide), et peut donc être dorénavant considéré comme un incontournable de l’historiographie française sur la période.