Le dialogue entre Serge Gruzinski et Diego Muñoz Camargo est une plongée dans le monde colonial hispanique au XVIe siècle, ses réalités et les conceptions du monde d’un métis vivant l’interculturalité de son temps.
Le choix de questions/réponses pour ce dialogue peut surprendre d’autant qu’il est mêlé avec des apports informatifs, un choix rédactionnel original, audacieux et un peu déroutant pour le lecteur.
Diego Muñoz Camargo entre en scène dès la courte introduction qui situe l’œuvre qui sert de base à cet ouvrage : Descripción de la Ciudad y provincia de Tlaxcala.
Un Américain de la Renaissance
Le XVIe siècle est le siècle de l’expansion de la Chrétienté occidentale et de l’Europe, des bouleversements in contrôlables. Pour Serge Gruzinski interroger ce XVIe siècle ibérique c’est peut-être trouver des clés de compréhension pour le XXIe siècle : En quoi la mondialisation bouleverse-t-elle les repères comme elle les a bouleversés au XVIe siècle ?
Dans cet ouvrage il imagine un dialogue avec Diego Muñoz Camargo, fils d’un conquistador et d‘une Indienne et auteur de la Relation géographique de l’altiplano mexicain pour l’Alcalde Mayor, remis à Philippe II en 1585. Serge Gruzinski justifie son choix du dialogue pour aborder à l’échelle individuelle les débuts de la mondialisation ibérique et la société coloniale mexicaine en construction.
Un métis à Tlaxcala
Après un rapide tableau du Mexique et des préoccupations espagnoles dans les années 1580, la description de Tlaxcala montre une bourgade, au nord de Puebla, une ville indigène sur la route de Mexico. Elle a été fondée par les Franciscains. Une aristocratie tlacaltèque éduquée et occidentalisée qui la domine, entretient des relations avec l’administration coloniale et gouverne une masse indigène, les « vilains » dans les mots de Diego Muñoz Camargo : paysans, artisans. Le tableau économique et social fait mention des épisodes qui ont décimé la population alors que l’immigration d’Indiens venus d’autres provinces et des Espagnols, perturbe l’organisation économique traditionnelle.
Qui est Diego Muñoz Camargo ?
Le dialogue devient la règle dans ce chapitre. L’auteur questionne et trouve les réponses dans les textes de Diego Muñoz Camargo. C’est ici le portrait de Diego et de sa famille : enfance, mariage, carrière de ce métis qui s’il ne peut devenir alcalde peut entrer dans la bureaucratie coloniale, lui qui ne se présente pas comme métis.
Un essaim de relations
Cet homme instruit a des relations dans l’aristocratie indigène comme avec les Espagnols de part ses fonctions d’interprèteLes élites en Amérique coloniale, Bernard Grunberg (dir.), Cahiers d’histoire de l’Amérique coloniale, n°7, L’Harmattan, 2017, 287 p.. Il appartient à « une intelligentsia en herbe ». L’auteur reprend la forme dialoguée pour évoquer le séisme de 1577. L’échange montre un homme ayant une bonne culture scientifique de son temps. S’il fréquente les ecclésiastiques, les lettrés il s’intéresse à l’aristocratie locale et son passé. A Tlaxcala il est un intermédiaire incontournable comme le montre la perception de la société dans laquelle il vit. Il ne parle ni des Indiens, ni des Noirs, ni même des Métis. Vis-à-vis des Indiens il se place dans une catégorie supérieure.
L’histoire pour quoi faire ?
Serge Gruzinski situe l’œuvre de Diego Muñoz Camargo parmi les écrits sur Tlaxcala et le montre comme ayant choisi le camp de la noblesse indigène.
Ces gens venus d’ailleurs
C’est la question des origines de ces populations et l’idée d’une Mésoamérique qui sont abordées dans le dialogue. Diego explique les diverses légendes des migrations des Chichimèques puis leur histoire dans la région.
Diego croit-il ce qu’il raconte ?
Ce chapitre amène un dialogue sur la religion, celle des Indigènes et le rapport au catholicisme. Diego se fonde sur la tradition orale. Serge Gruzinski montre l’ambivalence des propos de Diego selon qu’il s’adresse aux Espagnols ou aux Tlaxcaltèques. Sans renoncer au merveilleux il cite volontiers l’antiquité.
Naissance d’un monde global
On aborde un point central de la colonisation hispanique : l’évangélisation mais aussi les éléments de cette première mondialisation. L’expansion espagnole se fait aussi bien vers le nord (Californie, Floride) que vers le sud (Pérou). Diego semble marqué par les expéditions maritimes et le dialogue montre que la route de la Chine est toujours le but de cette expansion qui pour Diego est un rêve de commerce et de fortune. Diego est sensible aux concurrences coloniales : piraterie, expansion britannique.
« Nous devions tous ne faire qu’un »
L’époque de Diego est celle de la remise en cause de la conquête par Bartolomé de las Casas. L’auteur engage le dialogue sur l’expédition de Cortès et l’interprétation qu’en fait Diego Muñoz Camargo : une synthèse de la tradition tlaxcaltèque et de l’épopée hispanique. La collaboration immédiate des Tlaxcaltèques, hostiles aux Aztèques, est au moment du rapport de Diego une carte à jouer : rappeler l’aide apportée pour en tirer des faveurs. Les relations entre les deux populations sont marques par la question de la conversion. Diego plaide pour une fusion des populations dans une même chevalerie.
L’heure du crime
Ce chapitre est consacré au massacre de Cholula en octobre 1519 perpétré par Cortès et ses alliés tlaxcaltèques. Diego justifie le massacre comme une réponse à une cruauté des Cholultèques envers un émissaire tlaxcaltèque et les accuse d’entêtement à propos de la puissance du die Quetzalcoat. L’auteur évoque les différentes versions de cet épisode de la conquête du Mexique et montre que Diego tout en étant un indigène épouse les récits espagnols.
Local et global
La ville de Tlaxcala est à la fin du XVIe siècle gouvernée au civil par l’élite indigène et au religieux par les Franciscains. Dans ce contexte Diego Muñoz Camargo est à la fois un homme du « local et du global » pour reprendre l’expression très actuelle de Serge Gruzinski. IL montre que les écrits de Diego l’inscrivent fortement dans la « patria » et son histoire mais aussi dans le vaste monde par ses rêves de Pérou ou de Floride et surtout par son voyage en Espagne pour remettre son rapport.
Qui, aujourd’hui, ou demain, pensera encore à vous ?
Sous ce titre un peu étrange l’auteur tente de cerner le personnage de Diego Muñoz Camargo, un Américain, fier du passé de son peuple mais aussi épris de culture européenne et aux prises avec un monde en profonde évolution.
La conclusion propose une réflexion sur le métissage au XVIe siècle