Toute la musique que j’aime, Elle vient de là, Elle vient du blues
Désolé, impossible, quand on a été ado dans les années 1970 en France, d’éviter Johnny, au moment de présenter un ouvrage sur l’histoire du blues. Livre majeur sur un genre musical mais livre qui devrait réjouir les amateurs d’histoire culturelle et sociale ainsi que les géographes pour peu qu’ils s’en saisissent quitte à déconstruire parfois l’ordre du texte. Remercions les éditions Allia de publier en français le livre, paru aux Etats-Unis en 1980, de Robert Palmer (1945-1997), qui fut journaliste au magazine Rolling Stone puis au New York Times. Et de nous offrir un ouvrage riche de nombreuses photos de bluesmen, de disques, d’affiches…
Un livre qui plaira aux amoureux du blues, bien sûr, même s’ils ne sont pas, comme l’auteur de ces lignes, musicien mais seulement des amateurs gourmands de Rock et de blues depuis des années. Quels liens a cette musique avec les traditions musicales africaines ? Comment un genre musical né dans les campagnes du centre des EU au début du 20ème siècle parmi les travailleurs noirs est-il devenu signe de ralliement de jeunes européens blancs des années 1960-1970 ? Quels changements a connu cette musique pour y parvenir ?
Le Delta, patrie du blues ?
Pas de carte hélas dans l’ouvrage mais un bon moteur de recherche comblera d’aise le géographe. Celui-ci apprendra que « le “Delta” n’est pas vraiment le delta du Mississippi, lequel se trouve à plusieurs centaines de kilomètres au sud, à l’embouchure du fleuve. Il s’agit en fait d’une plaine sans relief, particulièrement fertile, qui […] s’étend sur une distance d’environ trois cents kilomètres du sud de Memphis jusqu’à Vicksburg ». Une zone rurale, une plaine fertile, dans laquelle domine à la fin du 19ème les plantations de coton et où vit une population afro-américaine nombreuse. Celle-ci est le plus souvent constituée de métayers ou d’ouvriers agricoles vivant dans des conditions précaires et dominés par de grands propriétaires blancs.
Sans surprise l’auteur reprend une idée classique quant à l’origine de cette musique : « Le blues, […], vient des champs de coton ». Il ajoute que « c’étaient les esclaves bantous que l’on affectait presque systématiquement aux travaux des champs, et non aux tâches domestiques » (p.57) et précise que nombre de métissages ont eu lieu depuis lors. Les paroles souvent ironiques, portent souvent sur la vie quotidienne, les relations hommes-femmes, la sexualité et peuvent être crue avec souvent une structure de chants à répons[1]. Or le Delta vit naître de très nombreux musiciens majeurs de blues : Robert Johnson, Muddy Waters, B. B. King, Howlin’Wolf, John Lee Hooker (peut-être un peu rapidement évoqué), Ike Turner et bien d‘autres. Le parcours de Muddy Waters servant un peu, à juste titre, de fil conducteur dans ce livre qui n’est pas construit selon un plan strictement chronologique.
Du blues des campagnes au blues des villes
Le blues rural de cette région basé sur la guitare acoustique né au début du 20ème siècle se transforme avec l’électrification de la guitare, de l’harmonica et l’intégration d’autres instruments dans les groupes qui se constituent peu à peu. Ces changements sont liés aux transformations techniques, sociales et économiques du pays et de cette région. En premier lieu, la grande migration des Afro-américains vers le Nord et en particulier vers Chicago[2], dont les causes sont évoquées dans Cotton Crop Blues (1954) :
j’vais arrêter de faire pousser du coton, et je vais vous expliquer pourquoi (bis)
On gagne rien avec le coton, et la graine faut la planter tout en bas
Oh, faire une bonne récolte de coton, c’est comme de gagner aux dés (bis)
Tu attends ton coton tout l’été et quand vient l’automne le prix a baissé
J’ai labouré si dur, mon ami, mes mains sont toutes cornées (bis)
Mais vous savez, ça ne fait rien pour un pauvre fermier
Le Nord des EU, accessible facilement par train, offre des emplois. Ainsi M. Waters travaille, à son arrivée à Chicago, dans une usine de carton et John Lee Hooker est, un temps, gardien d’aciérie à Détroit. Memphis, Chicago et d’autres villes deviennent des lieux où se produire mais aussi des lieux où enregistrer des disques, qui garniront les juke-box, et où il est possible d’animer des émissions radio captées par le plus grand nombre dans un rayon de plusieurs dizaines de km. Dans un premier temps cependant, cette musique touche essentiellement un public noir issu des campagnes puis séduit ensuite des Noirs des villes. Cependant, le mode de vie de ces musiciens n’est pas recommandable aux yeux d’une partie des Afro-américains de classe moyenne.
Les bluesmen appartenaient souvent aux couches les plus pauvres et les moins éduquées de la communauté noire. R. Johnson affirme avoir passé un pacte avec le diable (Cross road blues), M. Waters enregistre au milieu des années 1950, une chanson sans équivoque : Just want make love to you. Et comme le signale l’auteur nombre de ces musiciens claquent leur argent dans le jeu, l’alcool et les femmes.
Longtemps, les groupes de musique dans lesquels se cotoyent des musiciens noirs et blancs ne peuvent tourner dans certains Etats des EU et comme le rappelle à l’auteur Muddy Waters à l’auteur « si les jeunes achetaient mes disques, leurs parents leur disaient : ‘Qu’est-ce que c’est que ça, je ne veux pas de ce nègre chez moi !’ » (p.385). Jusqu’à la fin des années 1950, voire au-delà, lors des concerts que donnaient M. Waters, les seuls blancs présents étaient des jeunes étudiants. « Maintenant je joue dans des endroits où les seuls Noirs, c’est nous !” (p.386)[3].
Comment est-il devenu une musique mondiale ?
Des passeurs, des musiciens, des changements sociétaux ont permis au blues de toucher un public plus large tant aux EU que dans le monde. Des Américains blancs passionnés comme Sam Phillips qui à Memphis enregistre des artistes noirs (B.B. King, Ike Turner et son groupe…) malgré les remarques acides de nombre de ses collègues de travail dans la radio à laquelle il collabore : « “Ça va, tu sens pas trop mauvais aujourd’hui. T’as pas dû enregistrer de nègres” » (p. 324).
A Chicago, les frères Chess (juifs originaires de Pologne, un hasard ?) permettent à M. Waters d’enregistrer, I Can’t Be Satisfied , I Feel Like Going Home (1948) puis bien d’autres titres dont Rollin’stone. Des jeunes Blancs américains, des villes, plutôt éduqués, prennent goût à la musique créée par des auteurs noirs à Memphis, dans la région de Chicago comme sur la côte Est du pays alors que la musique country conserve un public différent.
En 1954, Sam Phillips enregistre un jeune blanc, Elvis Presley, qui reprend un morceau ancien, That’s all right. C’était, selon l’auteur, « une sorte de country blues unique en son genre », […] « combinaison entre un chant aux accents blues, une guitare électrique au premier plan et une partie de basse bondissante » (p. 359). L’émergence du rock’n roll (expression aux connotations sexuelles utilisée dans le blues depuis des années) laisse pendant un temps, les bluesmen sur le côté. On peut ici regretter que l’auteur développe peu les liens entre ces genres musicaux. Ce sont des amateurs européens qui organisent des tournées de bluesmen des EU sur le vieux continent dans les années 1960.
Et des musiciens anglais qui font découvrir aux jeunes Occidentaus des sixties et des seventies ainsi qu’aux grands médias l’existence de Muddy Waters, Howlin’ Wolf et de bien d’autres. Grâce soit rendue aux Rolling Stones[4] qui enregistrèrent leur propre version de morceaux de Muddy Waters, prirent un nom inspiré d’une de ses chansons ou exigèrent que Howlin’ Wolf chante lors de leur passage dans une émission de télévision pop diffusée à l’échelle nationale, aux EU, appelée Shindig.
Cet ouvrage est un livre d’histoire d’un genre musical devenu célèbre mais au-delà il nous offre nombre d’informations sur une région peu connue des Etats-Unis. Il nous renseigne aussi sur l’état des relations entre Blancs et Afro-américains ainsi que sur ceux qui furent à un moment donné des passeurs culturels alors que nombre de jeunes Blancs éduqués voulaient rompre avec les façons de penser de leurs parents. Reste un mystère non éclairci et non étudié pourquoi si peu de chanteuses blues alors qu’elles sont nombreuses dans la soul ou le jazz ?
Il y a longtemps sur des guitares
Des mains noires lui donnaient le jour
Pour chanter les peines et les espoirs
Pour chanter Dieu et puis l’amour…
[1] Sur cette question, on peut voir, Du Mali au Mississippi (Feel Like Going Home), film documentaire de Martin Scorsese de 2003.
[2] Selon l’auteur : « 154 000 Noirs du Sud arrivèrent à Chicago entre 1940 et 1950 » dont la moitié du Delta, p. 26.
[3] B. B. King évoque avec émotion la première fois où il joue devant un public blanc dans le film La route de Memphis, de Richard Pearce (2003).
[4] Mais aussi aux Yardbirds d’Eric Clapton, aux Animals d’Eric Burdon, à Jimmy Page, John Mayall et bien d’autres…